Il y a aussi le problème, non négligeable, du contexte ... Wenceslas, le fils de Charles IV, a vécu toute sa jeunesse dans l'optique de devenir empereur. Il a été formé pour cela par Charles lui-même, qui l'a très tôt associé au pouvoir et lui a fait parcourir l'Europe avec lui pour lui apprendre la diplomatie, ainsi que par les proches de celui-ci, qui a toujours su s'entourer d'une cour brillante et cultivée. Le frère cadet est casé comme futur roi de Hongrie, tous les mariages sont brillants et Charles réussit à faire élire son fils Roi des Romains de son vivant, en graissant des pattes, en obtenant le soutien des puissances qui comptent (France, Papauté ...), en ravivant de vieilles alliances ... Pourtant, alors que Wenceslas n'est pas un incapable, la situation est si terrible (retour en force de certains féodaux, velléités de rivaux comme les Habsbourg, ambition de son frère, chaos au sein de l'Empire qui menace, grogne religieuse en Bohême et pic du Grand Schisme, entre autres ...) qu'il en arrive à être déposé et devient une véritable loque, sans doute de bonne volonté mais totalement incapable ...
Les rouages du Saint Empire sont complexes, c'est le moins qu'on puisse dire. La tradition germanique de l'élection par le "peuple" est effectivement importante. Je connais mieux la situation à partir de fin XIIIe jusque début XVe, mais on peut remarquer que les princes sont tout de même jaloux de certaines prérogatives et tendent à éviter l'élection de seigneurs trop puissants, lorsqu'aucune famille n'a réussi à se tisser un réseau suffisant. L'un des gros enjeux du SER est justement la capacité du vote : si le système a toujours existé, il manque de règles formelles jusqu'à Charles IV. Certaines familles voient leur vote divisé entre deux branches rivales, comme en Saxe ; certaines ont un vote à géométrie variable ... La place du pape aussi pose problème : il y a de grandes rivalités entre Papauté et grands électeurs pour définir le rôle de l'Eglise, qui s'essaye à la théocratie à partir du début XIIIe, surtout. Les luttes entre Frédéric II et le Pape sont restées célèbres : il n'y a pas de place pour deux leaders du monde chrétien qui ont toutes deux des tendances universalistes ... Ca va quand même jusqu'à l'éradication pure et simple des Staufen ... Par la suite, Louis IV de Bavière, qui s'aliène totalement la Papauté, va très loin en nommant un antipape à sa botte (ce qui est déjà osé, même si ça c'est vu), mais surtout gardant le titre impérial après son excommunication et en arrivant à renforcer son autorité avec le soutien de la Diète qui prend alors, justement, un position pro-germanique et anti-pontifical très net, refusant toute ingérence de l'Eglise dans les affaires intérieures. Par la suite, Charles IV est surnommé Pfaffenkaiser (l'empereur des curés) justement parce qu'il a bénéficié du soutien de l'Eglise pour virer Louis IV, en se faisant élire de manière un peu contestable par trois grands électeurs avec l'appui d'Avignon. Ce qui ne l'empêche pas ensuite de mettre un peu d'ordre dans la maison avec la Bulle d'Or. Qui effectivement préparait le terrain au maintien d'une dynastie, la sienne ... Ironie du sort, elle favorise finalement les intérêts des Habsbourg, fossoyeurs de sa Bohême natale.
Le moins qu'on puisse dire est que la légitimité impériale est toujours sujette à caution : si les grands électeurs trouvent que leur Rex Germanorum fait n'importe quoi, ils élisent un antiroi et éliminent l'importun sans complexe. C'est arrivé par exemple à Adolphe de Nassau. Un empereur qui se fait trop d'ennemis risque l'assassinat. C'est arrivé à Albert de Habsbourg ... A chaque fois, le Reich se trouve dans une situation délicate, parfois en guerre civile si l'élection est floue : deux camps peuvent parfaitement s'affronter longuement s'ils sont de force à peu près égale (c'est arrivé sous Louis IV après la mort d'Henri VII) ... Et les électeurs tendent à favoriser des candidats relativement faibles, du moins s'ils sont en position de force et que la guerre ne menace pas trop, afin de sauvegarder leurs propres intérêts. Adolphe de Nassau ou Henri VII doivent leur élection à leur profil relativement "faible". Dès lors, ces hommes "nouveaux" n'ont de cesse que de renforcer leur puissance au maximum, s'aliénant parfois leurs féodaux : Adolphe de Nassau meurt au combat contre son antiroi élu parce qu'il avait été trop gourmand ; Henri meurt en Italie, relativement isolé, en cherchant à consolider son prestige d'empereur tout juste couronné et à ramener la botte dans le giron impérial ... Les électeurs, eux, se concentrent sur leurs affaires (ce qui se comprend) et tendent à éviter les interventions extérieures. La distinction entre l'Empire et le Regnum Germanorum est en effet de taille.
Dès lors, les seuls empereurs qui réussissent à rester en place et surtout à transmettre le pouvoir à leurs descendants (ce qui n'a rien d'acquis, on le voit !) sont ceux qui sont parvenus à se tisser : un réseau d'alliances, surtout par le mariage, au sein du Reich (avec les familles des grand électeurs, bien sûr), mais aussi si possible avec ses voisins (gage de paix et de soutien, ce qui est bien vu : France ou Hongrie sont de bons choix) ; une assise territoriale héréditaire assez puissante, assurance d'une puissance militaire dissuasive (entreprise difficile : les électeurs veillent et les seigneurs locaux sont jaloux eux aussi de leurs prérogatives) ; et si possible, une certaine légitimité liée au prestige familial (histoire de la famille, reconnaissance internationale, éclat artistique et intellectuel, et, le must, faveur divine) qui souvent il est vrai n'est pas sans rapports avec les deux conditions précédentes. Le tout permet de dégager une aura et une puissance militaire, économique (on graisse des pattes à n'en plus finir, lors des élections), diplomatique et même, un peu, symbolique, ce qui n'est jamais de trop pour asseoir sa domination sur une entité aussi complexe ...
Rappelons aussi, tant qu'à faire, que les électeurs peuvent chercher leur bonheur à l'étranger : le duc de Cornouailles est élu lors du Grand Interrègne (de mémoire), au détriment d'Alphonse le Sage de Castille, et plus tard Philippe IV le Bel se fera souffler le poste qu'il convoitait pour son frère Valois par les Luxembourg Henri (rex germanorum) et Baudouin (archevêque et électeur, fin diplomate) qu'il avait contribué à mettre en place et qu'il considérait (non sans raisons) comme des hommes à lui (ils étaient ses vassaux) ! Bref, l'empire, c'est un sacré bordel où tout n'est que rapports de force et opportunités, en définitive.
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