Il n'est peut-être pas inintéressant de connaître un récit de cette bataille, vu du côté suisse.
Cette description se trouve dans le volume II "Histoire de la Suisse" de Maxime Raymond, édité en 1931. page 90 à 100
Pour rappel ces expéditions suisses en Italie avaient pour but de défendre le Pape, le corps des gardes suisses au Vatican rappel cette époque.
5. LA BATAILLE DE MARIGNAN
Le nouveau roi de France n'était pas plus enclin que son prédécesseur à reconnaître le désavantageux traité de Dijon et à renoncer définitivement au Milanais. Le lendemain même de son avènement, il envoya un gentilhomme à Zurich pour présenter ses compliments aux Confédérés, mais ce personnage, d'importance très secondaire, n'avait aucune instruction et fut mal reçu. Sans autre, il commença ses préparatifs en vue d'une nouvelle expédition au delà des Alpes. Pendant qu’il l'organisait, il renouvelait l'alliance franco-vénitienne, ramenait la ville de Gênes à sa cause et amusait par des tractations diverses la coalition toujours dressée devant lui. Inquiets, les Suisses avaient envoyé 4000 hommes en Lombardie, à la fin d'avril, en vue d'une attaque contre Gênes; mais Léon X, qui espérait encore le maintien de la paix, les en dissuada. Bientôt, cependant, personne ne put douter des intentions de François 1er. La diète fédérale se décida à agir. Elle garnit la frontière du Jura, de Neuchâtel à Grandson et à Yverdon, de crainte d'une attaque par la Bourgogne. Le corps expéditionnaire qui était en Italie reçut l'ordre de garder les passages des Alpes du côté de Suse et de Saluces. Une nouvelle armée de 14’000 hommes passa le Gothard. Mais en arrivant dans la plaine lombarde, elle apprit les nouvelles les plus fâcheuses. La ville de Milan, surchargée d'impôts par Maximilien Sforza, s'était révoltée contre lui et, sans le chasser, l'avait réduit à sa merci. Cet événement mit la discorde parmi les Confédérés. Les Petits Cantons et Zurich voulaient courir au secours du duc. Berne, Fribourg et Soleure - c'est-à-dire les cantons occidentaux .- voulaient au contraire faire front contre la France et empêcher les troupes royales de franchir les Alpes. Cette division eut les plus mauvaises conséquences pour le moral des Confédérés. Certain jour, le 24 juillet, à Moncalieri près de Turin, le capitaine bernois Albert de Slein faillit être écharpé par des Glaronnais et des Schwyzois, et ne parvint à s'en dégager qu'à la suite de l'intervention personnelle du cardinal Schiner qui se trouvait au camp. Finalement on se décida pour le plan bernois, et les troupes suisses se concentrèrent autour de Suse-Saluces, dans l'attente d'une descente des Français par le mont Cenis, le mont Genèvre ou le mont Viso. En outre, fut décidée la levée d'une troisième armée de 7000 hommes qui, passant par la Savoie, devait prendre les troupes françaises à revers. C'était très bien combiné, mais le service de renseignements des Suisses faisait défaut, ce qui s'explique en partie par le fait qu'ils n'avaient aucune accointance dans le Dauphiné. En fait, l'armée française délaissait tous les cols plus ou moins faciles que surveillaient les Confédérés. Elle faisait un grand contour au sud, se dirigeait sur Embrun et Barcelonette, traversait le mauvais col de la Madeleine ou de l'Argentière, et redescendait du côté italien par la vallée de la Stura et Coni, prenant par là à revers les troupes massées sur la ligne Suse-Pignerol-Villafranca¬Saluces. Cette armée française était superbe. L'évaluation de ses effectifs varie, suivant les sources auxquelles on s'adresse, de 35 à 55’000 hommes, soit 15’000 cavaliers et 20’000 fantassins au moins, plus une artillerie très forte pour l'époque : 60 canons et 100 coulevrines. Elle était commandée par les meilleurs généraux: le vieux Trivulce, La Trémouille, Robert de la Marche, et par des chevaliers tels que Bayard et Laufrec. En cinq jours seulement, elle eut franchi le col: on était, il est vrai, en plein été, ce qui rendait le travail moins malaisé, quoique dans une lettre à sa mère, François Ier fasse le plus grand cas du péril encouru. A la nouvelle que l'armée française était parvenue en Italie, l'un des chefs de la cavalerie milanaise, Prosper Colonna, se rendit à Pignerol, auprès du cardinal Schiner, pour aviser à la situation. On décida de faire immédiatement front contre l'ennemi. Mais les gens de Pignerol éventèrent les dispositions prises. Avertis, les Français, avec La Palice et Bayard, prirent l'offensive d'un coup de main sur Villafranca près d'Asti, où Colonna campait, et le capturèrent (12 août). Cet incident jeta le désarroi dans le camp des Confédérés. I1 y eut de très vives disputes entre le cardinal de Sion, qui voulait persister dans le projet primitif, et les capitaines bernois Albert de Stein et Jean de Diesbach, qui déclaraient que, puisque l'on n'avait pu empêcher la descente des Français, il valait mieux battre immédiatement en retraite pour se défendre dans le Milanais. On agit de la sorte. Les Suisses évacuèrent rapidement le Piémont - retraite en débandade qui augmenta les difficultés -- et se divisèrent, les uns se rendant à Varese et à Monza, les Bernois, Fribourgeois et Soleurois se repliant avec Albert de Stein sur Arona, tandis que Schiner allait attendre à Plaisance des renforts promis par le pape et par l'Espagne. Quant aux 7000 nouveaux soldats que, sur l'ordre de la diète, le bourgmestre zurichois Marc Roeist amenait en Lombardie, à peine arrivés à Domo, ils se divisèrent à leur tour, les Bernois allant rejoindre leurs compatriotes à Arona, tandis que les autres continuaient leur route sur Monza. C'était évidemment le commencement de la déroute. François Ier sut habilement en profiter. Il fit de nouvelles propositions aux Suisses, propositions que le Bernois Albert de Stein accueillit avec une facilité qui provoqua de vives suspicions. On donnait même le nom du séducteur, un certain Turreo di Laveno, agent français. Plus tard, un Arnold de Winkelried l'accusa de corruption et un Zurichois fut exécuté pour avoir formulé la même critique. Finalement, un compromis fut signé à Gallarate, le 9 septembre, suivant lequel les Suisses abandonnaient le Milanais et Sforza, le roi de France donnant à ce dernier en compensation le duché de Nemours. Les Suisses renonçaient en outre à leurs dernières conquêtes, Lugano, Locarno ne conservant que Bellinzone ; cependant ils pourraient y rester tant qu’une somme d'un million de couronnes qui leur avait été promise à des titres divers, ne leur serait pas payée. Enfin, ils s'engageaient à aider le roi à demeurer maître de Milan, Gênes et Asti. Ce marché avait été accepté par les cantons occidentaux et les Valaisans hostiles au cardinal Schiner, et ils se hâtèrent de repasser le Simplon. Le 16 septembre, la ville de Lausanne se préparait à fêter par une grande procession la paix intervenue. Mais le gros de l'armée confédérée, groupé à Monza sous le commandement du bourgmestre Roeist, la déclara honteuse pour la Suisse, comme impliquant l'abandon de toute sa politique et de la foi jurée, -et refusa de la ratifier. De même le cardinal de Sion, resté à Plaisance, d'où il attendait une armée hispano-papale ayant à sa tête le vice-roi de Naples, Raymond de Cardona. Mais Léon X hésitait très visiblement et ne prit en temps voulu aucune détermination. L'armée suisse de Roeist s'était repliée de Monza sur Milan. Le cardinal Schiner l'y rejoignit, tout juste à temps, car le moindre retard l'eût perdu. François Ier arrivait en effet, coupant la route de Plaisance à Milan et établissant son camp près de Marignan - en italien Melegnano -- autour des villages de Sainte-Brera et de Zivido, à quatre heures au sud-est de Milan. Pendant deux jours on s'observa ; les Suisses tinrent conseil. Les avis étaient partagés. Le cardinal de Sion insistait pour la bataille immédiate, appuyé par les Waldstaetten et les Glaronnais, tandis que Roeist et d'autres se montraient plus prudents : on ne connaissait pas assez la situation, les secours promis n'arrivaient pas, il valait mieux temporiser. Schiner brusqua la situation. D'entente avec le capitaine Arnold de Winkelried d’Unterwald, le jeudi 13 septembre vers midi, alors qu'ayant dîné, les soldats allaient faire leur sieste, il fit sonner l'alerte, l'ennemi étant en vue à la porte Romaine. « Le cardinal, dit Paul love, paré de son chapeau et de sa robe rouge, faisant porter sa croix devant, passant sur un cheval de service, le long des rangs qui marchaient, exhortait et enflammait à se hâter les capitaines et porte-enseignes, et quelques soldats connus par des actes renommés. Il leur certifiait que la victoire de ce jour lui était promise du très grand Dieu et de la cour céleste. Par cette victoire, ils déferaient, en combattant vaillamment, non seulement l'universelle noblesse de toute la France amenée entre deux armées ennemies (suisse et espagnole), sous la conduite d'un roi adolescent, mais encore imposerait la loi à l' Italie entière, après avoir rompu la puissance des Vénitiens et des Gênois. Quelques officiers, tels que Mutio Colonna, de 1a cavalerie milanaise, firent vainement observer que c'était folie, de la part de ceux qui étaient les principaux du monde au métier de la guerre, et les maîtres en telles disciplines, de partir ainsi sans s'être concertés et d'éveiller inutilement l'attention de l'ennemi par les coups mal réglés de leur artillerie. On leur répliqua qu'il n'y avait ni quantité d'artillerie, ni fortification qui pussent arrêter l'impétuosité des Suisses. Parmi les plus ardents étaient Pelegrin Landenherg, Sent Amerer et Rodolphe Long, « vaillants, mais de vaillance barbare et forcenée », qui avaient trois enseignes (compagnies) de volontaires. Cependant, arrivés devant l'ennemi, tous les chefs suisses ayant rejoint les premiers partis, il y eut de nouveau de l'hésitation. Schiner lui-même parla de laisser reposer et rafraîchir les hommes avant de donner l'assaut. Mais l'excitation était telle qu'il ne fut point écouté et que l'on décida de s'élancer. Un prêtre zougois dit la dernière prière et donna l'absolution, puis ce fut l'attaque en trois colonnes. A droite les Zurichois et leurs voisins, au centre les Waldstaetten, à gauche les Bâlois et Lucernois. En tout de 20 à 25’000 hommes; on sait que les Bernois, les Fribourgeois, les Soleurois et les Valaisans étaient rentrés dans leurs foyers la semaine précédente, et ne jouèrent ainsi aucun rôle dans la gigantesque bataille qui commençait. L'armée française était divisée en trois corps. Le connétable de Bourbon et Trivulce à l'avant-garde, près de l'église de Saint-julien, le roi François Ier lui-même au centre de bataille, le duc d'Alençon, premier prince du sang, à l'arrière-garde. Tout autour, un cours d'eau, des fossés, des fortifications. Au moment de l'attaque, Colonna et des capitaines suisses, observant d'un monticule les dispositions de l'ennemi, voulurent une dernière fois tenir conseil sur les dispositions à prendre. Mais leurs hommes étaient démontés. La fureur et la fatale forcenerie - ce qui n'était jamais advenu au camp des Suisses - avaient ôté l'obéissance aux soldats et l'autorité aux capitaines. Les plus hardis coururent en avant et commencèrent un très cruel combat avec les Gascons et les lansquenets. Avertis, Trivulce et Bourbon avaient mis leurs gens en ordonnance, fixé leur artillerie, brûlé toutes les maisons voisines, pour empêcher les Suisses de s'en servir; sa troupe était protégée en outre par une grande tranchée qui ne pouvait se franchir qu'en extrême péril. « Mais un groupe de jeunes gens, la plus grande élite de tous les cantons, en fleur d'âge et de grande hardiesse, ceux que l'on appelait les perdus parce qu'ils se chargeaient volontairement des plus âpres et difficiles missions et que l'on distinguait à des plumes blanches descendant sur le dos, à la manière des grands capitaines, s'élancèrent en un seul bataillon, sous les boulets d'artillerie. Après avoir combattu très longtemps, en un lieu très désavantageux et avec grand dommage, à la fin, par un labeur obstiné, ils firent perdre place aux lansquenets en rejetant les Navarrais aussi. Ils passèrent par-dessus les monceaux de mourants jusqu'aux pièces d'artillerie dont ils s'emparèrent. S'étant derechef serrés en leurs rangs, tous pleins d'espérance, ils pressèrent tellement les reculants, qu'ils mirent toute la pointe de l'avant-garde en désordre. » Bourbon et Trivulce, à la tête de cavaliers, s'efforcèrent d'arrêter les fuyards, et de les exhorter à tenir bon. Ils parvinrent à leurs fins et ramenèrent, renforcées, leurs troupes sur le front. Sent et Pelegrin - des chefs suisses - sont tués et bien d'autres avec eux. Mais les autres Suisses, qui étaient parvenus aux ennemis par un plus grand circuit, ne faillirent point d'aider à ceux qui en avaient besoin. Ayant assemblé en un monceau jusqu'à trente bandes à pied, ils marchèrent avant, en double bataillon, avec courage et force fraîche et, mêlés avec les hommes à pied, du côté gauche, tuèrent plusieurs capitaines. Sur l'autre partie, ouvrant un peu leurs rangs, ils enveloppèrent la chevalerie. I1 fut longtemps combattu par diverse et douteuse fortune. Car les soldats, foulant aux pieds ceux qu'ils venaient d'abattre, et que leurs propres chevaux broyaient, pénétraient jusqu'aux escadrons peu armés et en faisaient grand abattis, en enferrant d'autres de leurs longues piques, tandis que certains chevaliers tombant avec leurs chevaux tués sous eux, mouraient aussi, parce que trop chargés de leurs armures. » C'est ainsi que moururent le comte de Sancerre, Bussy, de la maison d'Amboise, le frère du général de Bourbon. Ce dernier, entouré d'adversaires, n'osa se porter au secours des son frère et se retira en arrière. Trivulce lui-même eut son cheval blessé et son panache arraché. « Les Suisses avaient franchi le fossé tant malaisé, pris de l'artillerie par grande prouesse, avaient marché jusqu'au lieu où l'ennemi se tenait en ayant chassé les hommes à pied et mis la cavalerie en désordre. Alors, François, faisant marcher sa seconde bataille (le centre), ayant chargé Alençon de le suivre de pareil pas, avec l'arrière-garde, disposé son artillerie de manière à prendre les Suisses de flanc, s'élança, avec sa bande noire et une très grande chevalerie. Lui donc, se déclarant très généreusement roi, tant envers les ennemis que envers ses gens, par une cote d'armes royale de couleur azur, sursemée de fleurs de lys d'or, s'avança sur le premier front, et se prit à ruer fermement contre les ennemis, et à se mêler périlleusement parmi les plus âpres d'entre eux, maniant très bien son cheval, enflammant ses gens, non seulement par harangues et exhortations, mais encore par exemple de vraie vaillance. Aussi, tel était l'effort des ennemis en se poussant en avant, leur ténacité, et la vigueur même des navrés et des mourants, qu'il fallut que le roi, en ce désavantageux état, oubliât sa majesté, abandonnât sa vie, et restaurât l'affaire, presque désespéré, plutôt par sa main et par sa force que par art ou par conseil. » On vit tomber le prince de Tallemont, fils de La Trémouille, et bien d'autres officiers français. De même du côté suisse, Rodolphe Long auquel on reprochait d'avoir livré Ludovic le More à La Trémouille, Walter Hoff, l'un des plus vaillants, qui s'était distingué l'année. précédente à Novare. « I1 fut combattu l'espace de sept heures continuelles, car, quand le soleil fut couché au milieu de l'ardeur du combat, la lune entretint l'une et l'autre partie en armes, par la claire splendeur qu'elle leur apporta. Et ce fut la bataille très sanglante, tant qu'un peu de lumière leur resta. Quant elle était cachée par les nuages, tout en cherchant du repos, affaiblis de lassitude et de blessures, les combattants, se trompant les uns les autres, tuaient très cruellement leurs ennemis et leurs compagnons ensemble, frappant furieusement dans les ténèbres. » Le cardinal de Sion, qui avait pris aussi une part active à la bataille, tomba lui-même au milieu d'un groupe de lansquenets et ne s'en tira qu'en parlant leur « âpre langage », ce qui lui permit de franchir le fossé sans être reconnu et de regagner les maisons brûlées où le bourgmestre Roeist faisait sonner le grand cor d' Uri pour rallier les siens. Les deux armées, par crainte mutuelle, passèrent la nuit sans dormir. « Les hardis et les couards pareillement, quoique las d'un si long combat, les uns excités par le désir de bien faire leur devoir, les autres par crainte de la mort. » La journée avait été si peu décisive que la nouvelle de la victoire des Suisses se répandit un peu partout, jusqu'au bord du lac de Constance et jusqu'à Rome. Léon X en fut informé trois jours après, le 16 septembre. Il voulut tenir l'information secrète, mais elle se répandit bien vite. Français et Vénitiens furent consternés, tandis que leurs ennemis manifestaient par des feux de joie, manifestations auxquelles la cour pontificale reçut l'ordre de ne point se mêler. Sage prudence, car au matin du 18 septembre, Rome fut réveillée par l'annonce de la victoire définitive des Français. Dans la nuit du 13 au 14 septembre, les capitaines avaient tenu conseil. Les avis furent partagés. Le cardinal Schiner soutint qu'il valait mieux ne pas persister, conserver ses forces, puisque l'avantage était finalement resté aux Suisses qui avaient pris l'artillerie, mis en déroute une bonne partie de l'infanterie et de la cavalerie et restaient sur leurs positions. L'honneur était ainsi sauf. On se replierait sur Milan pour y attendre des renforts. Cependant, l'avis qui l'emporta fut qu'on recommencerait la lutte au petit jour, le capitaine Gonzague étant envoyé à Milan chercher des renforts, des munitions et des vivres. Derrière Gonzague, des bandes avec des officiers pessimistes, regagnèrent aussi Milan, par groupes éperdus, aux fins de sauver leur vie, « augmentant ainsi, observe Paul Jove, l'un des chroniqueurs de cette terrible bataille, pour le cardinal en si grande difficulté d'affaire, le danger de perdre sa dignité et la vie . Au camp français, le roi attendit la fin de « la nuit turbulente » appuyé à une prolonge d'artillerie et, après avoir pris conseil, donna ses ordres. I1 se porta au centre avec le gros des troupes, flanqué à gauche de Bourbon et de Trivulce, à droite d'Alençon, ralliant les lansquenets restés à l'écart et fort décimés par l'âpre lutte de la veille. Puis il attendit les Suisses. Ceux-ci s'avancèrent en deux bataillons. Le premier, le plus important, avec la bannière de Zurich, « taillée d'argent et d'azur », attaqua en face l'armée royale. Le second fit un détour, perça les lignes d'Alençon, atteignit l'arrière du centre et s'arrêta à trois cents pas de Bourbon. L'armée française était ainsi enveloppée. Mais soudain, son artillerie déchaîna ses formidables coups, ravageant les bataillons suisses, rompant l'unité du second dont une partie des hommes se débandèrent. Cependant, le bataillon de Zurich fonçait contre la noblesse française et lui portait de terribles coups. La mêlée devint générale et horrible. On vit tomber successivement le Grison Rodolphe de Salis, un géant dont le frère vengea la mort en abattant dix-sept ennemis; Hans von Escher, chevalier zurichois, et Zumbrunnen qui, tout entourés de lansquenets, en firent un carnage avant de mourir; Nicolas Ammann, qui avait combattu à Nancy trente-sept ans auparavant; Hans Baer, le porte enseigne des Bâlois, qui déchira sa bannière en petits morceaux et s'affaissa sur ses débris; puis von Meiss et Schwend, deux vaillants Zurichois, et même Hugues de Hallwyl et Pierre Frisching, deux capitaines bernois qui étaient à la tête de volontaires demeurés fidèles aux Confédérés. Vers midi, les coups violents des Suisses avaient porté, malgré le massacre opéré par l'artillerie française, la cavalerie d'Alençon lâchait pied et fuyait du côté de Lodi. La nouvelle de la victoire des Suisses se répandait déjà au loin. Mais au lieu des renforts attendus de Milan, ce fut une colonne vénitienne qui apparut à l'aide des Français, sous le commandement d'Alviano (Lévian). Ce n'était qu'un parti de cavaliers, mais qui menaient grand bruit en criant : « San Marco ». Deux bandes de soldats suisses le repoussèrent fort loin, en lui infligeant des pertes sérieuses. « Toutefois, cette assemblée de Suisses fut épouvantée, plus par sa venue que par sa puissance, parce qu'elle crut que toute l'armée vénitienne était présente. Les uns, brisés de fatigue, de plaies, de soif et de sueur, allèrent se réfugier dans des vergers où des Français survenant les mirent en pièces. Dans une maison voisine, le capitaine Turler, de Schaffhouse, se défendit longtemps avec trois cents hommes par les portes et les murs, jusqu'au moment où Alviano fit donner l'artillerie contre la bicoque qui prit feu et s'écroula avec ses défenseurs, écrasés et brûlés vifs. Un bataillon de réserve, qui faisait face à Bourbon, voulut entrer en lice contre un des corps de chevaux-légers, mais ceux-ci masquaient de l'artillerie qui cracha bientôt ses boulets, brisant leurs rangs. Puis apparurent de nouvelles légions de lansquenets qui n'avaient point encore combattu. Le bourgmestre Roeist dut se rendre à l'évidence que la victoire était devenue impossible et ordonna la retraite. Elle se fit en grand ordre. « Car ayant soin des blessés, les soldats, deux à deux, en souveraine pitié, les portaient sur leurs bras et sur leurs épaules ; d'autres ramassaient l'artillerie sans en perdre une, plaçant à l'arrière-garde les hommes les plus frais. Ils s'en allèrent par le grand chemin, d'un pas tant rassis, et s'entretenant si bien, qu'il ne semblait point que leur retraite eût rien de semblable à fuite, étant d'ailleurs protégés, de chaque côté du chemin, par de longs fossés. » On a rapporté que le roi François, dans un élan d'admiration, interdit de les poursuivre. La vérité est que ses propres troupes n'en pouvaient plus, « étant leurs membres dégouttés de sueur, et leurs chevaux trébuchant de fatigue; ayant perdu le sentiment de la vue et de l'ouïe par un épais nuage de poussière et le fracas des canons. » Cependant, l'artillerie française continua à causer quelques dommages dans les rangs suisses et quelques groupes de soldats épars furent mis à mort. Ce fut l'une des batailles les plus meurtrières de ces temps. Suivant le camp où ils se trouvent, les chroniqueurs parlent de 5’000 à 12’000 Suisses tués, et le nombre des Français varie à son tour de 3’000 à 10’000. Le chevalier Bayard, qui s y connaissait, écrivait à sa mère : « Je vous assure, madame, qu'il n'est pas possible de venir avec plus grande furie, ni plus hardiment que les Suisses. Depuis deux mille ans, on n'a vu si fière et si cruelle bataille. » Le maréchal Trivulce, qui avait assisté à dix-huit batailles, disait que c'étaient combats d'enfants en comparaison de celle, « non d'hommes, mais de géants ». Il ajoutait que « n'eût été l'aide de l'artillerie, c'était la victoire des Suisses ». La même opinion se remarque chez tous les écrivains contemporains. L'artillerie française avait broyé les ruées les plus furieuses des Confédérés, « si bien, écrit Symphorien Champier, qu'on vit les Suisses en l'air comme poudre ». Bayard, sans peur et sans reproche, créa chevalier François Ier sur le champ de bataille, pour les prouesses spéciales qu'il avait faites au premier jour, et pour avoir dans la nuit si vaillamment réconforté les siens. Louise de Savoie, l'orgueilleuse mère du roi, salua dans son fils le « nouveau César, sub¬jugateur des Helvétiens », et le roi lui-même, rempli des Commentaires de César sur la guerre des Gaules et la bataille de Bibracte, fit frapper une médaille commémorative avec cette exergue : « Marignan. - l'ai vaincu ceux que César avait seul pu vaincre, « Vici ab uno Caesare victos ». Cependant, le lendemain de 1a bataille, à Milan, les Suisses, qui dans la nuit avaient hospitalisé les blessés, puis s'étaient reposés, remplirent la très large place de la Rocca, « de telle fréquence qu'il semblait, par l'estime de chacun, qu'ils n'avaient presque nulle perte ou déconfiture. » Ils réclamèrent à Maximilien Sforza le paiement immédiat de leur solde pendant trois mois, et sur l'impossibilité pour lui de les satisfaire, décidèrent de rentrer sans plus attendre dans leurs maisons, ne laissant qu'une garnison au château ducal. Ils sortirent par la porte de Côme, à enseignes déployées. Le cardinal de Sion prit la route de Lecco avec la cavalerie papale et une « puissante troupe de Valaisans » ; puis ayant passé l'Adda, poussa jusqu'à la Valteline, par la Sassine, sur sentiers entrecoupés et dévoyés entre les montagnes, et de là, tôt après, au travers des Alpes, à Trente, et enfin sur l'Allemagne, vers l'empereur Maximilien. Les autres Suisses, après avoir été généreusement hébergés par les Cômois, rentrèrent au pays par les Grisons et la ville de Coire. Aussitôt après le départ des Suisses, une délégation de la ville de Milan vint faire au roi sa soumission. François Ier n'entra néanmoins à Milan que le 11 octobre, après avoir négocié avec Sforza l'abandon du duché et l'avoir contraint d'exiger de la garnison suisse qui résista pendant trois semaines encore au château de la Rocca d'évacuer la place. En quelques jours, tout le duché se rendit sans autre, au cours d'une courte campagne qui ne fut marquée que par un seul incident, la mort, de maladie, devant Vérone, du commandant vénitien Barthélemy d'Alviano, dont l'arrivée sur le champ de Marignan, au soir du second jour, avait décidé de l'issue de la bataille.
6. LA PAIX AVEC LA FRANCE
La bataille de Marignan mettait fin, sans retour possible, à 1a tentative de Jules II et du cardinal Schiner d'expulser les Français du nord de l'Italie. D'ail¬leurs, Léon X n'était pas Jules II, et François Ier ne tenait aucunement à se brouiller avec le pape. Dès le 15 septembre, c'est-à-dire avant même que l'on connût à Rome le récit de la première journée de Marignan, Laurent de Médicis, l'un des frères du pape, faisait connaître le désir de ce dernier de faire la paix, et le 18 septembre, le roi écrivait à Laurent qu'il envoyait à Rome l'ambassadeur Louis de Canossa avec des propositions. C'était un traité en quatorze articles que la cour de Rome put examiner dès le 25 du même mois. Les tractations traînèrent cependant. D'une part, Léon X tenait à connaître les intentions des Suisses, d'autre part, il lui répugnait de rendre aux Français Parme et Plaisance que son prédécesseur avait détachées du Milanais. Puis il entendait discuter avec le roi d'un nouveau concordat. La paix ne fut signée que le i ~ décembre, aux conditions imposées par François 1er, dans une entrevue entre le pape et le roi à Bologne. La paix avec les Suisses fut plus difficile à obtenir. A la nouvelle de la bataille de Marignan, les Confédérés ne songèrent qu'à une seule chose : prendre leur revanche, renforcer leurs positions au delà des Alpes. Le 20 septembre, dix jours seulement après la bataille, la diète fédérale décida d'envoyer en Lombardie une nouvelle armée de 22’000 hommes et de demander l'appui des troupes impériales. Des renforts des Petits Cantons descendirent le Gothard, allèrent renforcer les garnisons de Bellinzone, de Locarno et de Lugano. Mais on s'en tint là. Les autres cantons demeurèrent sur la réserve. C'est que les cantons occidentaux, Berne, Fribourg et Soleure, qui avaient accepté la convention de Gallarate et retiré leurs troupes de Lombardie à la veille de la bataille de Marignan, travaillaient ouvertement à un rapprochement avec la France. Ils entraînèrent la diète, le 6 octobre, à solliciter la médiation du duc Charles de Savoie, l'oncle du roi François. On recommença donc à négocier. Le 7 novembre, à Genève, sous les auspices du duc, un nouvel accord fut convenu, confirmant en substance celui de Gallarate,
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