Effectivement, comme le notait déjà Jean-Claude en janvier dernier, la question de départ sur les motifs de l’intervention française en Italie n’a pas été résolue. Impossible évidemment de passer ici en revue l’évolution des motifs et des buts que se sont fixés les monarques successifs durant les 60 ans qu’ont duré ces guerres, chacun d’entre eux modulant ou révisant ceux de son prédécesseur en une sorte d’effet cumulatif, ou en ajoutant un nouveau (par exemple Louis XII et ses prétentions sur Milan, François Ier et la lutte contre les Habsbourg...). Je me contenterai donc d’en évoquer les circonstances originelles, à travers les évènements des années 1480-1490, qui conduisirent à la première intrusion française en Italie.
J’ai utilisé plusieurs ouvrages, qui vous permettront éventuellement de creuser cette question :
- P. de Commynes, Mémoires, Ed. Pocket, 2004
- C. Bec, I. Cloulas, B. Jestaz, A. Tenenti, L’Italie de la Renaissance, Fayard, 1990
- Y. Labande-Mailfert, Charles VIII, Fayard, 1986
- B. Chevalier, Guillaume Briçonnet, un cardinal-ministre au début de la Renaissance, P.U.Rennes, 2005
- M. Vergé-Franceschi, Henri le Navigateur, Ed. du Félin, 1994
- N.Y. Tonnerre et E. Verry, les princes angevins du XIIIe-XVe siècle, un destin européen, P.U. Rennes, 2003
- D. Crouzet, Christophe Colomb, héraut de l’apocalypse, Payot, 2006
Considérons d’abord que l’intervention française (disons simplement « l’Intervention », puisqu’elle était ainsi appelée à l’époque) ne doit rien au hasard, et qu’elle est la résultante d’un enchevêtrement de circonstances, mêlant des intérêts diplomatiques très compliqués, des prétentions dynastiques ancestrales, le mythe de croisade générant le désir de gloire dans un contexte de compétition entre princes chrétiens, , le poids de divers groupes de pression français et italiens, tout cela rendu possible par une pacification générale et simultanée sur les multiples fronts qui menaçaient le royaume, et un événement direct déclencheur.
Examinons point par point ces diverses causes.
PRETENTIONS DYNASTIQUES ET ESPRIT DE CROISADE
Dès les années 1480, plusieurs événements laissaient présager une intervention française en Italie:
- En 1486, lorsque le marquisat de Saluces, enclavé dans le duché de Savoie, avait été envahi par celle-ci, et qu’il fit appel au roi de France, lui offrant son hommage (février 1487). L’affaire se résolut par un arbitrage d’Imbert de Batarnay, dauphinois et homme du roi.
- En même temps, début 1487, lorsque de Gênes tenta de profiter de la crise de succession à Milan pour se redonner à la France (Charles VI en fut seigneur direct de 1396 à 1410, puis Louis XI la conféra aux Sforza en contrepartie de l’hommage féodal).
- Puis en 1489, lorsque Innocent VIII aux prises avec Ferrant, le roi de Naples, prononça sa déchéance et demanda l’intervention de la France pour faire appliquer sa décision. Mais Ferrant ayant pris peur et fait sa soumission, l’affaire s’arrêta au stade du projet.
Quant aux vieilles prétentions dynastiques, elles étaient plutôt fumeuses comme vous l’avez dit, mais le danger turc bien réel permet de les réactiver (entre l’Albanie et les Pouilles, après tout, il n’y a que quelques heures de mer). Cette imbrication entre héritage jugé légitime et croisade apparaît évidente dans les lettres de commission envoyées aux élus chargés de répartir la taille en 1494, puisqu’il est nécessaire d’opérer une « crue » pour financer l’opération : le roi, y est-il dit, doit répondre à l’appel du pape en ripostant aux agressions des infidèles, et le meilleur moyen d’y parvenir, c’est de récupérer son royaume de Naples « assis sur la frontière des diz infidelles » et injustement enlevé à ses prédécesseurs angevins.
COMPETITIONS ENTRE PRINCES
Les documents appuyant ces prétentions avaient été recherchés dès 1484 sur ordre des Beaujeu dans les archives d’Aix et avaient déjà servi en 1486 pour soutenir René II parti guerroyer à Naples à l’appel du pape, mais il n’était pas question alors de croisade. Pour comprendre pourquoi celle-ci devient le prétexte majeur, il faut examiner la situation internationale au début des années 1490.
Les Portugais avaient déjà pris pied en Afrique (prise d’Alcacer en 1458, puis de Tanger en 1471), Maximilien élu empereur en 1493 fait de la lutte contre les Turcs sur ses frontières orientales un objectif majeur, et surtout, en 1492, Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille s’emparent de Grenade, mettant fin à la présence musulmane en Espagne, puis dans la foulée expulsent les Juifs, et lancent Colomb (de retour en 1493) à la recherche des Indes, mission autant messianique que scientifique et économique (D. Crouzet). En 1494, le pape décerne en outre aux deux souverains espagnols le titre de « rois catholiques ».
« L’esprit de compétition » (B. Chevalier) s’exacerbe donc au début des années 1490, le « roi très chrétien » ne peut pas rester à la traîne, comme l’indique la devise qu’il choisit à cette époque : « Plus qu’aultre ». Qui mènera la lutte de la Chrétienté, d’autant plus que la fin du XVème siècle voit une recrudescence du mythe de la croisade, alimenté par des prophéties affirmant l’arrivée d’un nouvel âge, la rénovation de l’Eglise, la conversion des Juifs et des Infidèles, et la venue d’un roi qui mènerait une croisade jusqu’à Jérusalem. Il ne faut pas négliger à ce sujet le rôle des religieux entourant les rois, comme François de Paule, appelé par Louis XI lors de sa maladie, et resté au Plessis ; originaire de Calabre , il dut être très sensibilisé au danger turc ; c’est lui qui suggère en 1492 le nom du dauphin, Charles-Orland, inédit en France : faut-il y voir le souvenir combiné de Charlemagne et de Roland (Orlando en Italien), les héros de la lutte contre les Sarrasins (B. Chevalier) ?
Charles VIII a donc été maître de sa décision (Y. Labande-Mailfert), ce que confirme Pierre d’Urfé le 22 juin 1494 dans une lettre au roi :
« Vous seul, Sire, avez pris cette décision, fait l’entreprise et mené l’affaire aussi avant qu’elle se trouve ».
Cependant, le rôle des groupes de pression qui l’entouraient n’est pas à négliger ; ils sont de plusieurs natures : les Français du Conseil, les Provençaux anciens serviteurs des princes angevins, les Napolitains ennemis du roi Ferrant, les princes italiens eux-mêmes.
COMPETITIONS ENTRE GROUPES DE PRESSION
Citons d’abord Commynes (Mémoires, p. 499-500) :
« L’entreprise semblait à tous les gens sages et expérimentés très déraisonnable ; il n’y eut que [le roi] qui la trouvât bonne, et un nommé Etienne de Vesc [...], un homme de petite lignée qui n’avait jamais rien vu ni rien compris. Un autre s’en était mêlé jusque là, à qui le courage fit défaut, un homme de finances, le receveur général Briçonnet, qui depuis, grâce à ce voyage, a eu de grands biens dans l’Eglise, entre autres le cardinalat et nombre de bénéfices. [...] et à eux deux ils furent cause de ladite entreprise. »
Mais prenons-le avec précaution, Commynes étant l’ennemi mortel d’Etienne de Vesc depuis que le témoignage de ce dernier avait contribué à le dépouiller des biens enlevés aux La Trémoille, et aussi de Briçonnet, qui avait communiqué aux Beaujeu une lettre impliquant Commynes dans le complot du duc d’Orléans en 1487.
Cette thèse est pourtant reprise par Michelet :
« ...les vrais rois, ses conseillers intimes, étaient son valet de chambre, de Vesc, et un ancien marchand, Briçonnet ; l’un déguisé en sénéchal, l’autre en prélat. »
Malgré tout, il est certain que pour Briçonnet, d’origine bourgeoise, les affaires italiennes étaient une occasion rêvée de dépasser son statut modeste pour accéder aux plus hautes charges. Technicien des finances comme général du Languedoc, il était irrémédiablement confiné à ce rôle certes important mais au-dessous de ses ambitions. Seule l’Eglise pouvait lui conférer la dignité qui lui manquait ; certes, il était laïc et avait eu des enfants, mais il était veuf, ce qui rendait possible cette élévation. Son savoir-faire pour trouver des fonds l’avait de plus rendu indispensable, et cette position centrale n’avait pas échappé à Ludovic Sforza, le régent de Milan, qui s’efforçait de constituer au Conseil un « lobby milanais » capable de contrer les ambitions de Louis d’Orléans sur Milan en détournant les visées françaises sur Naples. Promettre son appui à Briçonnet pour un chapeau de cardinal et un duché à Vesc entrait dans cette stratégie.
Citons encore Commynes (Mémoires, p. 512):
« Ainsi, l’an 1493, il [Ludovic Sforza] commença à faire sentir à ce jeune roi de vingt-deux ans les vapeurs grisantes des gloires d’Italie, en lui rappelant [...] le droit qu’il avait sur ce beau royaume de Naples [...] Il s’adressait en toutes choses à cet Etienne de Vesc, devenu sénéchal de Beaucaire et enrichi (mais pas assez à son gré), et au receveur général Briçonnet, un homme riche et habile financier, grand ami du sénéchal, auquel le seigneur Ludovic faisait conseiller de se faire prêtre, car il le ferait cardinal ; à l’autre, il parlait d’un duché. »
Il est certain en effet qu’Etienne de Vesc avait aussi une influence essentielle sur le roi, dont il avait accompagné l’enfance à Amboise comme premier valet de chambre. Sa seigneurie de Grimaud en Provence, puis sa sénéchaussée de Beaucaire le rapprochaient naturellement des Angevins de Provence, avides de revanche après les illusions perdues du début troublé du règne de Ferrant. Comme eux, il visait un établissement dans le royaume de Naples, pourquoi pas un duché ?
Ce désir de revanche était encore plus exacerbé chez les émigrés napolitains fidèles des princes angevins, comme Perron de Baschi, Giovanni Filangeri ou Angelo Cato, astrologue de Louis XI puis archevêque de Vienne, et surtout les nombreux barons napolitains rescapés de la révolte de 1486, menés par Antonello San Severino, et qui avaient tout perdu, charges et biens ( I. Cloulas).
1492-1494 : UNE PERIODE DECISIVE
La convergence de tous ces intérêts n’attendait plus que l’occasion favorable pour déclencher l’Intervention. Or, une série de faits capitaux se produit entre 1492 et 1494 :
- La mort le 8 avril 1492 de Laurent de Médicis et la fin de l’hégémonie de Florence, garante de la fragile union des Italiens.
- Celle d’Innocent VIII (11 août 1492) et l’élection contre Julien della Rovere (futur Jules II, candidat de Naples) d’un Borgia, Alexandre VI, qui s’allie immédiatement avec Venise et Milan contre Naples, en proposant à la France de les rejoindre.
- La conclusion de trois paix qui lèvent les menaces militaires directes sur le royaume et rendent lui rendent sa liberté de manoeuvre sur le plan militaire : avec l’Angleterre (paix d’Etaples en novembre 1492), avec l’Aragon (traité de Barcelone en janvier 1493), enfin avec Maximilien et son fils l’archiduc Philippe en mai 1493.
Mais la duplicité de Sforza et la lutte d’influence au Conseil entre partisans et adversaires de l’intervention retarde la décision jusqu’en février 1494, quand est connue à Amboise la mort de Ferrant, le roi de Naples. Charles VIII part alors pour Lyon, où son entrée est célébrée le 6 mars par une médaille dont la devise résume bien le poids des circonstances :
« FELIX FORTVNA DIV EXPLORATVM ACTVLIT » (Une heureuse fortune a offert ce qui avait été longtemps recherché).
Restait à régler quelques problèmes diplomatiques et financiers, et le 30 août, Charles VIII entrait en Italie, engageant sans le savoir son royaume pour 60 années de lutte.
_________________ Tous les désespoirs sont permis
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