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Quel est l'intérêt d'avoir continué à faire porter le masque à un autre prisonnier après la mort réelle - si tant est qu'il ne soit pas mort en 1680 - de Fouquet?
Je focalise sur Petitfils parce qu’aucun historien n’ose le contredire et que les médias lui font une confiance aveugle. Oublions-le. Pour répondre à votre question, je pars de l’hypothèse que Fouquet n’est pas mort à Pignerol, la seule qui selon moi tiend la route, et j’en infère le scénario suivant :
1) Cette mort a laissé un sentiment de malaise. Curieusement, la famille Fouquet adopte un profil bas. De même que Saint-Mars, elle ne laisse jusqu’à preuve du contraire, aucun témoignage qui confirme ou infirme la réalité de cette mort.
2) Lorsque le prisonnier inconnu arrive sept ans plus tard sur l’île Ste-Marguerite, Saint-Mars laisse entendre que le prisonnier inconnu est quelqu’un de très important dont le nom ne se dit pas, et « qu’il y a des gens que le public croit mort et qui ne le sont pas. »
3) Le seul prisonnier de Pignerol connu du public et dont celui-ci a appris la mort, c’est Fouquet.
4) Les propos de Saint-Mars, recueillis dans un premier temps par l’abbé Mauvans et M. de Mazaugues, sont répercutés et complétés dans un second temps par l’évêque Louis Fouquet dans ses « Nouvelles ecclésiastiques »
5) Les agents de Louvois, infiltrés un peu partout, et notamment dans le milieu janséniste jugé hostile au pouvoir, font parvenir au ministre un exemplaire des « Nouvelles ecclésiastiques » et celui-ci prend conscience du scandale que la mort nébuleuse de Fouquet et les allusions du geôlier « aux gens que le public croit mort et qui ne le sont pas » peuvent faire éclater.
6) A partir de 1689, on transfère sur l’île plusieurs pasteurs protestants avec de telles précautions que bientôt l’île regorge de prisonniers mystérieux.
7) En 1691, lorsque Barbezieux succède à son père Louvois, le masque de fer est encore vivant.
8) En 1694, il ne l’est plus et Matthioli, transféré de Pignerol à Sainte-Marguerite, devient, comparé aux pasteurs protestants, le prisonnier le plus important de l’île (dixit Barbezieux). Il occupe la cellule de feu Fouquet.
9) Cela inspire au pouvoir un ingénieux stratagème : montrer de visu à ceux qui se laisseraient aller à soupçonner que Fouquet n’est pas mort à Pignerol que le prisonnier masqué de Provence est quelqu’un de très différent de Fouquet. La Bastille et l’endroit idéal pour cela.
10) En 1698, Saint-Mars nommé gouverneur de la Bastille est prié d’y conduire « son ancien prisonnier », terme on ne peut plus exact puisque Matthioli est alors le plus ancien prisonnier de Saint-Mars.
11) Barbezieux écrit à Saint-Mars que la volonté du roi est qu’il fasse étape dans les lieux publics et payants.
12) Arrêt au château du Palteau, propriété de Saint-Mars. M. de Formanoir du Paltau, qui est le petit fils de Guillaume de Formanoir, neveu de Saint-Mars, vit sur ses terres avec ses paysans et il se souvient que ceux-ci lui ont confié quand il était jeune : « Lorsque le prisonnier traversait la cour, il avait toujours son masque noir sur le visage : les paysans remarquèrent qu’on lui voyait les dents et les lèvres, qu’il était grand et avait les cheveux blancs. »
13) Peu après, Du Junca, lieutenant du roi à la bastille, consigne pour que personne en ignore dans des registres que le nouveau venu est le fameux prisonnier de Provence, tenu toujours masqué, dont le nom ne se dit pas, et que Saint-Mars avait déjà à Pignerol !
14) Pendant cinq ans, Matthioli est exhibé lorsqu’il se rend sous escorte chaque dimanche à la chapelle de la Bastille. Le port du masque serait inutile, personne ne connaissant Matthioli, si cet accessoire n’était l’élément essentiel de la panoplie du prisonnier de Provence.
15) Lorsque Matthioli meurt en 2003, il laisse le souvenir d’un homme d’une soixantaine d’années. Fouquet serait alors âgé de 88 ans.
16) Pour faire bonne mesure, on retranche une quinzaine d’années sur l’acte de décès: « Marchioly, âgé d’environ 45 ans ».
17) Ce qui a fait dire au colloque de Cannes 1987 : « Le masque de fer ne peut être Fouquet. On ne confond pas une homme de 45 ans avec un vieillard presque nonagénaire. »
18) A noter que celui qui écrit cela se rendra compte qu’il a été berné et écrira en 1999 un ouvrage intitulé La maschera di ferro se ralliant à la thèse Fouquet.
Voilà mon scénario. Je puis en argumenter chacun de ses 16 points, mais je me contenterai aujourd’hui de revenir sur Matthioli et le rôle de leurre qu’il a joué de son arrestation jusqu’à sa mort à son corps défendant.
Matthioli est né à Bologne le 13 décembre 1640. Devenu après de solides études de droit civil et canonique, le secrétaire du duc de Mantoue, Charles III de Gonzague, puis l’ami et conseiller du jeune Charles IV, il joua un rôle important lors de la tentative d’acquisition par la France de la ville de Casal, place d’intérêt stratégique figurant parmi les domaines des Gonzague.
Casal était convoitée non seulement par Louis XIV, mais aussi par les puissances hostiles à l’hégémonie française. Matthioli servit d’agent de liaison en Louis XIV et les Gonzague. Le visage dissimulé sous un masque de velours (prémonitoire), l’Italien participe le 17 mars 1678, à Venise, lors d’un bal masqué, à la première négociation secrète. Un projet d’acquisition est élaboré. Puis Matthioli rencontre Louis XIV à Versailles. Le roi le couvre de présents et lui rappelle que l’affaire doit rester secrète.
Catinat, qui deviendra maréchal de France en 1693, doit entrer le jour J dans Casal avec nos troupes. Casal est proche de Pignerol. Louvois, qui a décidément le génie des subterfuges, envoie Catinat à Pignerol sous l’apparence d’un prisonnier dénommé Richemont !
Hélas, toutes ces précautions n’ont servi à rien car Matthioli trahit la confiance du roi en prévenant la régente de Savoie de ce qui se trame. L’affaire échoue et Matthioli est arrêté près de Pignerol, puis conduit au terrible donjon. Son valet le rejoint deux jours plus tard avec ses bagages, dans lesquels on espère encore trouver le contrat d’achat de Casal. En pure perte. Le sort de Matthioli, et celui de son valet, sont scellés.
On a longtemps cru que Matthioli était le masque de fer. Il est maintenant avéré qu’il est demeuré au donjon de Pignerol de 1679 à 1694. Il est moins connu qu’il finit sa vie à la Bastille, mais j’espère que cela va finir par être reconnu. Ce qui est certain, c’est que l’idée de l’utiliser comme leurre est née dès 1681 et n’a plus cessé d’être mise en œuvre jusqu’à sa mort. En voici quelques maillons :
1681 : Louvois recommande à Saint-Mars de faire suivre les bagages de Matthioli à Exilles, ce qui tendra à faire croire le jour du départ que les deux hommes qui quittent Pignerol dissimulés dans une litière sont Matthioli et son valet.
1687 : M. de Thomassin-Mazaugues, conseiller au Parlement d’Aix, a assisté à l’effervescence qui régnait sur l’île Ste Marguerite à la suite des propos tenus par Saint-Mars lors de son premier séjour. Intrigué il attend l’arrivée du prisonnier puis continue son voyage. Il essaie d’en apprendre davantage. Un certain M. de Villermont lui répond le 20 août 1687 : « On m’a assuré que le prisonnier que vous me mandâtes il y a quelque temps pour être mené aux iles Ste-Marguerite d’une manière si extraordinaire est un Italien, nommé le comte Matthioly, ci-devant secrétaire du duc de Mantoue, qu’il avait trahi en donnant part aux Espagnols de son secret.
19 novembre 1703 : « Le 19e, Marchioly, âgé de 45 ans ou environ, est décédé dans la Bastille. »
Louis XV, interrogé par la marquise de Pompadour, aurait avoué que « c’était un ministre d’un prince italien ».
M. de Maurepas, petit-fils du Chancelier Pontchartrain, interrogé par Louis XVI qui lui demandait s’il avait entendu parler de cette affaire dans sa jeunesse : « C’était simplement un prisonnier d’un caractère très dangereux par son esprit d’intrigue et sujet du duc de Mantoue. »
Il n’est pas étonnant que la thèse Matthioli ait connu un long succès et ait même été considéré comme la solution définitive à cette énigme.
Au moins Matthioli a-t-il été probablement l’homme au masque de velours, tandis que ce pauvre Eustache, s’il a joué un rôle indiscutable dans l’intrigue de cette énigme, n’a pu sortir vivant de Pignerol. C’est du moins ce qui ressort d’une lettre de Louvois et de plusieurs pièces comptables.