Drouet Cyril a écrit :
« La difficulté est de saisir en une fois cet être mobile et compliqué, avec ses contrastes, ses lumières et ses ombres, ses générosités et ses calculs, ses rêves humanitaires et ses vanités de comédien, son modernisme audacieux, presque révolutionnaire, et ses sueurs froides de conservateur apeuré ; figure déroutante où rien n'est jamais en parfait équilibre »
Je ne le trouve pas "
compliqué" : ses opinions évoluent avec les ans et surtout face aux réalités. Elles engendrent alors des attitudes très pragmatiques.
Je ne le sens pas non plus en "
ombres et lumières", il s'accorde toujours à être lui-même dans la marge laissée mais ne superpose pas des masques comme autant d'ombres. Si en politique il est obligé de feindre, il l'écrit mais possède la distinction de ne pas faire porter à son entourage la part de culpabilité qui parfois le submerge dans ce jeu de dupes. Et puis ce qui est "
ombre" pour certains peut être "
lumière" pour d'autres. Les critères sont bien proches et le jugement humain -comme nous le montre maintes fois La Fontaine- bien faible et obligé.
Une même chose peut être faite par amour ou par devoir ; l'un prend-t-il le pas sur l'autre ?
Je ne le vois pas non plus comédien mais observateur de la comédie des autres.
"
Les sueurs froides de conservateur apeuré" ne sont que la triste constatation, venue avec l'âge que la tâche est non seulement trop ample mais de plus constamment à reprendre. Tout un chacun n'a pas la constance de faire, défaire, refaire. Il arrive un moment (l'âge aidant) où les illusions sur l'humanité tombent. On ne peut faire le bonheur des personnes contre leur gré.
Lorsque sa politique va prendre un nouveau tournant, ce ne sera sans sueurs froides et sans apeurement. Le simple constat qu'il est temps de remiser au placard certaines idées car la Russie n'est pas prête à les comprendre.
Certes il en conservera une grande amertume et se sentant comme dépossédé face à un peuple dont il se veut le Prométhée, il se donne alors entier sur une autre voie. S'il n'a pas su convaincre, c'est qu'il n'était pas convaincu lui-même : cette culpabilité ajoutée à d'autres l'engage sur le terrain mystique.
Cette réaction n'est pas rare. A l'heure des bilans, beaucoup se tournent vers la religion, vaste accueil des âmes perdues et prometteuse d'une rédemption dans ce monde ou dans un autre associée à une miséricorde pour peu qu'elle soit profondément, humblement sollicitée. Alexandre s'engagera sur ce chemin.
Il ne sera pas le seul que la culpabilité rendra mystique au sein de la Cour russe des années à venir.
La grande-duchesse Hélène, soeur aînée de la tsarine, reine des nuits de Saint Pétersbourg se fera religieuse après le décès de son époux.
Sa cadette Alix se tournera vers cette orientation, consciente que la maladie de son seul fils lui est imputable.
Pour en revenir à Alexandre, le terrain est prêt à toute extrémité, le psychisme est fragile : père et aïeul n'étaient pas des parangons de stabilité mentale. L'orientation vers la religion est ce qui fut à défaut du meilleur, le moins pire.
Pour en revenir à la "
Sainte Alliance", ceci aurait pu être une simple alliance mais impulsée par Alexandre elle ne peut être précédée que du mot "
Sainte" comme un bouclier à toute tentation de dérive. Malheureusement, il est le seul à qui l'adjectif provoque de telles réticences à la transgression. Là encore le constat est amer, une illusion de plus au gouffre des autres.
Comme il croit en l'homme, il s'interroge : qu'a-t-il donc fait pour que tout ce qui soit au-dessus du commun soit voué à l'échec ? Aurait-il offensé le divin ? Et là, évidemment point besoin de chercher loin...
J'ai du mal en lisant Troyat à reconnaitre les errances de l'âme russe : Dostoïevski et Tourgueniev me semblent plus imprégnés.
Il peut être le prince Mychkine de "
L'idiot" ou "
Les Frères Kazamarov" tous à la fois : Dimitri, Aliocha, Ivan et Alexis ; chacun étant une parcelle du meilleur comme du pire chez l'homme mais je trouve tout de même une unité à cet éparpillement : le besoin viscéral d'explorer le plus profond de soi et d'agir en accord avec les différentes surprises, bonnes ou mauvaises et de se positionner dans une société où beaucoup souhaitent occulter. Alors évidemment Alexandre se trouve dans la position de souffrir pour les autres, les autres dépendant de lui il ne s'en sent que plus coupable encore.
J'ai toujours pensé que la littérature aidait à comprendre un peuple, il m'a été rétorqué que ce n'était là que billevesées. Je n'en crois rien. Le mouvement nihiliste bien inhérent à la Russie ne pouvait prendre racine et éclore ailleurs. Il en est ainsi pour l'histoire de chaque peuple, en tous temps.
Lors même de la tradition orale : les rajouts aux contes existants montrent l'évolution et la volonté de l'être humain à creuser et chaque découverte allonge le conte, l'étoffe, le rend plus puissant.