Un document intéressant, la lettre de Talleyrand à Louis XVIII, le 7 mars 1815 (Mémoires et Correspondance du Prince de Talleyrand) :
« Sire, Je dois croire que Votre Majesté sait déjà, ou qu’elle aura appris, avant de recevoir cette lettre, que Bonaparte a quitté l’île d’Elbe (1). Mais à tout évènement, je m’empresse de lui en transmettre la nouvelle. Je l’ai eue d’abord par un billet de M. de Metternich (2), auquel j’ai répondu que je voyais par les dates que cette évasion de M. de Bonaparte se trouvait liée à la demande que Murat avait faite à l’Autriche de lui accorder pour ses troupes un passage par ses provinces (3). Le duc de Wellington m’a ensuite communiqué une dépêche de lord Burgersh, ministre de l’Angleterre à Florence (4), dont j’ai l’honneur de joindre ici la traduction ainsi que l’extrait d’une lettre du vice-consul à Ancône, extrait que le duc de Wellington m’a aussi communiqué. C’est le 26 février, à neuf du soir, que Bonaparte s’est embarqué à Porto-Ferrajo. Il a emmené avec lui environ douze cents hommes, dix pièces de canon, dont six de campagne, quelques chevaux, et des provisions pour cinq ou six jours. Les Anglais qui s’étaient chargés de surveiller ses mouvements l’ont fait avec une négligence qu’ils auront peine à excuser (5). La direction qu'il a prise, celle du nord, semble indiquer qu'il se porte ou du côté de Gênes ou vers le midi de la France. Je ne puis croire qu'il ose rien tenter sur nos provinces méridionales. Il ne s'y hasarderait qu'à la faveur d'intelligences qu'il n'est pas à supposer qu'il ait. Il n'en est pas moins nécessaire de prendre des précautions de ce côté et d'y mettre des hommes de choix et parfaitement sûrs. Du reste, toute entreprise de sa part sur la France serait celle d'un bandit. C'est ainsi qu'il devrait être traité, et toute mesure permise contre les brigands devrait être employée contre lui. Il me paraît infiniment plus probable qu'il veut agir dans le nord de l'Italie. Le duc de Wellington me dit qu'il y a à Gênes deux mille Anglais et trois mille Italiens qui ont fait la guerre d'Espagne, et qui sont entrés au service du Roi de Sardaigne. Il ne doute pas que ces troupes, qui ont fait la guerre d'Espagne et qu'il dit excellentes, ne fassent leur devoir. Le Roi de Sardaigne est à Gênes dans ce moment et doit y avoir sa garde. Il y a aussi dans le port trois frégates anglaises. Si donc Bonaparte faisait une tentative sur Gênes avec ses douze cents hommes, il échouerait. Mais il est à craindre qu'il ne se porte, par les montagnes, vers l'Etat de Parme et la Lombardie, et que sa présence n'y soit le signal d'une insurrection préparée de longue main, que la mauvaise conduite des Autrichiens et la fausse politique de leur Cabinet n'a que trop favorisée, et qui, étant soutenue par les troupes de Murat, avec lequel il est probable que Bonaparte est d'accord, mettrait l'Italie tout entière en combustion. Le prince de Schwarzenberg et M. de Metternich m'ont dit l'un et l'autre que, si Bonaparte arrivait dans le nord de l'Italie, cela les mettrait dans le plus grand embarras, parce qu'ils ne se sentent point encore en mesure. La nuit dernière, des estafettes ont été expédiées à tous les corps destinés pour l'Italie, afin de hâter leur marche; mais, quelque diligence que ces corps fassent, il leur faut un mois, au moins, pour être rendus à destination, et un mois peut amener bien des événements. Il parait que le prince de Schwarzenberg aura lui-même l'ordre de se rendre en Italie. Dans toute hypothèse, Votre Majesté jugera sûrement nécessaire de réunir des forces suffisantes dans le Midi, pour agir suivant les circonstances. Les suites de cet événement ne sauraient être encore prévue. Mais il en peut avoir d'heureuses si l'on en sait tirer parti. Je ferai tout ce qui sera en moi pour qu'ici l'on ne s'endorme pas, et pour faire prendre par le Congrès une résolution qui fasse tout à fait descendre Buonaparte du rang que, par une inconcevable faiblesse, on lui avait conservé, et le mette enfin hors d'état de préparer de nouveaux désastres à l'Europe (6). »
(1) Talleyrand voyait juste, la nouvelle expédiée de Marseille par Masséna le 3 était arrivée à Paris le 5, peu après midi. Deux jours plus tard, alors que Talleyrand écrivait à Louis XVIII la lettre retranscrite plus haut, ce dernier lui transmettait cette missive : « Je me proposais de revenir aujourd'hui avec vous sur la convention du 11 avril dernier [Traité de Fontainebleau]. Bonaparte m'en épargne la peine. Avant de recevoir cette dépêche, vous serez sans doute instruit de son audacieuse entreprise. J’ai pris sur-le-champ les mesures que j'ai jugées les plus propres à l'en faire repentir [dispositifs militaires, convocation des Chambres, ordonnance du 6 mars déclarant Bonaparte « traite et rebelle » et ordonnant de lui « courir sus »], et je compte avec confiance sur leur succès. Ce matin, j'ai reçu les ambassadeurs, et m'adressant à tous à la fois, je les ai priés de mander à leurs Cours qu'ils m'avaient vu n'étant nullement inquiet des nouvelles que j'ai reçues, et bien persuadé que ceci n'altérera pas plus la tranquillité de l'Europe que celle de mon âme [Le Journal des débats politiques et littéraires du 8 mars cita la déclaration suivante : « Messieurs, vous me voyez souffrant, ne vous trompez pas ce n'est pas l'inquiétude, mais la goutte qui me fait souffrir. Rassurez vos Souverains sur ce qui se passe en France : le repos de l'Europe ne sera pas plus troublé que celui de la France. »] . »
(2) Voici comment Metternich conte dans ses Mémoires comment il annonça la nouvelle à Talleyrand : « La première nouvelle du départ de Napoléon de l'île d'Elbe m'est arrivée de la manière suivante. Dans la nuit du 6 au 7 mars, il y avait eu chez moi une réunion des plénipotentiaires des cinq puissances, et la conférence s'était prolongée jusqu'à trois heures du matin. Comme les cabinets étaient réunis à Vienne, j'avais défendu à mon valet de chambre de venir troubler mon sommeil dans le cas où il arriverait des courriers à une heure avancée de la nuit. Malgré ma défense, ce domestique m'apporta, vers six heures du matin, une dépêche apportée par un exprès, et qui portait la mention : Pressée. Je lus sur l'enveloppe ces mots : « De la part du consulat général I. R., à Gênes. » Comme il y avait à peine deux heures que j'étais couché, je mis la dépêche, sans l'ouvrir, sur ma table de nuit, et j'essayai de me rendormir. Mais une fois dérangé dans mon repos, je ne pus retrouver le sommeil. Vers sept heures et demie, je me décidai à décacheter le pli. Il ne contenait que ces six lignes : « Le commissaire anglais Campbell vient d'entrer dans le port pour s'informer si l'on n'a pas vu Napoléon à Gênes, attendu qu'il a disparu de l'île d'Elbe. La réponse ayant été négative, la frégate anglaise a, sans plus tarder, regagné le large. » Je fus habillé en un clin d'œil, et avant huit heures j'étais chez Sa Majesté. L'Empereur lut l'avis ci-dessus ; puis il me dit, avec ce calme parfait qui ne le quittait jamais dans les grandes circonstances : « Napoléon semble vouloir courir les aventures, c'est son affaire ; la nôtre est d'assurer au monde le repos, qu'il a troublé pendant de si longues années. Allez sans retard trouver l'Empereur de Russie et le Roi de Prusse ; dites-leur que je suis prêt à donner l'ordre à mon armée de reprendre le chemin de la France. Je ne doute pas que les deux Souverains ne marchent d'accord avec moi.» A huit heures un quart j'étais chez l'Empereur Alexandre, qui me tint le même langage que l'Empereur François. A huit heures et demie, le Roi Frédéric-Guillaume III me fit la même déclaration. A neuf heures j'étais rentré. J'avais déjà prié le feld-maréchal prince de Schwarzenberg de se rendre chez moi. A dix heures, les ministres des quatre puissances, se rendant à mon invitation, se réunirent dans mon cabinet. A la même heure, des aides de camp couraient déjà dans toutes les directions pour porter aux corps d'armée qui se retiraient l'ordre de faire halte. C'est ainsi que la guerre fut décidée en moins d'une heure. Lorsque les ministres vinrent chez moi, ils ignoraient encore l'événement. Talleyrand entra le premier ; je lui fis lire l'avis que j'avais reçu de Gênes. Il resta impassible, et nous eûmes ensemble la conversation laconique que voici : Talleyrand : « Savez-vous où va Napoléon ? » Moi : « Le rapport n'en dit rien.» Talleyrand : « Il débarquera sur quelque côte d'Italie et se jettera en Suisse.» Moi : « Il ira droit à Paris. »
(3) Murat avait en effet fait parvenir à Metternich, le 23 février, via son représentant Campochiaro une note par laquelle il demandait l’autorisation de passage sur les provinces italiennes du nord dans le cas où il se verrait contraint de répondre aux menaces françaises par une marche armée vers les Alpes. La réponse autrichienne fut donnée trois jours plus tard : « Sa Majesté Impériale, quelque éloignée qu’elle soit d’en admettre la possibilité, ne pourra regarder tout mouvement que ferait l’armée Napolitaine hors des frontières du royaume que comme une rupture de l’alliance et comme dirigé contre elle-même. »
(4) Lord Burghersh tenait ses informations de Campbell. A bord de la Partridge, ce dernier lui avait écrit, le 28 février 1815, la première lettre annonçant le départ de Bonaparte : « Ce matin, étant encalminé, j'ai débarqué à bord d’un canot à Porto-Ferrajo, et après être resté à terre une heure, je suis revenu ici. Bonaparte a quitté Porto-Ferrajo le 26 à 9 h, à bord de son brick l'Inconstant, l’aviso l’Etoile, le demi-pont la Caroline et quatre felouques. Hier, à 10 heures, il a été vu depuis Porto-Ferrajo vers le nord au large de Capraja, et a été perdu de vue peu de temps après. Il y avait très peu de vent. Il a emmené avec lui tous ses gardes et Corses, et toute sa suite civile, également quelques chevaux. M. Grattan, un gentleman anglais, se trouvait être à Porto-Ferrajo [Grattan était l’un des six touristes britanniques débarqués à Elbe le 24 février par le capitaine Adye ; ce dernier s’en retourna ensuite sur Livourne où son témoignage alerta Campbell], et a été empêché de quitter l'île, car il y a eu un embargo pendant quatre jours. Il a vu l'embarquement de l'ensemble, et les a vu hier dans la situation décrite. Je suis donc amené à changer l'opinion que j’avais conçu que l’intention de Bonaparte était d'aller à Naples, et je pense qu'il vogue vers la frontière de la France et du Piémont. Le capitaine Adye filera dans cette direction, afin d'essayer de les rattraper avant qu'ils ne débarquent ; d’après toutes les informations et préparatifs mis en place en Italie dans le cas où il serait allé à Naples, et il n'y a aucune chance que je puise empêcher à temps son débarquement. Par ailleurs, M. Grattan s’embarque immédiatement, dans un bateau que j'ai pris, de Porto-Ferrajo à Livourne, afin de vous transmettre cette dépêche, et vous donner toute autre information. Après le débarquement à Porto-Ferrajo je suis allé voir M. Lapis, ancien maire de Porto-Ferrajo, et l'un des chabellans de Bonaparte, qui m'a dit qu'il a été laissé ici avec la charge de gouverneur par Napoléon, son souverain, et qu’il ne cèderait pas la place à une autre personne que lui. Je lui ai dit que je devais donc considérer l'île en état de blocus, et avertir les habitants de ne pas envoyer des bateaux au large. La mère de Bonaparte et sa sœur Pauline, et l’épouse du général Bertrand, et toutes les femmes unies aux personnes de sa suite, ont été laissés ici. Bien sûr, il n'y avait personne qui pourrait ou me donnerait une information quant aux intentions de Bonaparte. M. Grattan dit que les soldats parlaient plus d'Antibes et de Milan que de Naples. J'ai demandé à M. Grattan de transmettre une copie de ma lettre pour Livourne avec cette information à l'officier supérieur de l'armée et de la marine à Gênes, et j’ai envoyé une personne de confiance à Florence, par la voie de Piombino. J’espère rencontrer quelques vaisseaux de guerre français vers Capraja, et quelque bateau ou vaisseau par lesquels je pourrai écrire à l'officier commandant en Corse. Je suis vraiment désolé de dire que c'est le calme plat, comme depuis deux ou trois jours, et il est probable que cela continuera ainsi. Bonaparte a pris des vivres pour six jours, et quelques pièces d'artillerie. S'il était parti vers Naples, ce ne pourrait être que pour masquer ses projets. Mais dans ce cas, il n'aurait certainement pas gaspiller le premier jour et de la nuit en allant vers le nord. J'ai transmis une copie de cette dépêche à Gênes, qui sera transmis à Paris et à Londres. Si la Providence permet au capitaine Adye et à moi-même de rattraper ce tourmenteur de tranquillité, le monde sera débarrasser de lui et de ses partisans. »
(5) Il est cocasse de voir comment le supposé comploteur parle ici de ses supposés perfides complices… Plus sérieusement, très vite à Vienne, on s’interrogea sur la surveillance anglaise des parages elbois. Ainsi dans la correspondance de Hager, le préfet de police de Vienne (Weil, Les dessous du Congrès de Vienne d’après les documents originaux des archives du ministère impérial et royal de l’Intérieur à Vienne), on trouve ce genre de propos (en date du 8 mars) : « Noailles a fait une sortie violente contre les Anglais. » « Tous sont furieux contre les Anglais, auxquelles sa garde était confiée et qui sont impardonnables d’avoir été si négligents. » « Les personnes qui ont le plus de bon sens trouvent que cela ne peut avoir lieu sans quelque concert avec les Anglais, car in ne s’agit pas d’une évasion en cachette, mais avec trois frégates et tout un cortège. Les uns croient que les Anglais lui ont permis de s’évader pour le reprendre et avoir un prétexte de le traiter avec plus de rigueur ; d’autres que c’est n’est pas une fuite, mais un départ exécuté avec les Anglais qui peut-être voudraient l’amener en Amérique. »
De son côté, Campbell n’était pas en reste. Ainsi, en pleine poursuite, le 1er mars, il rencontra la frégate la Fleur de lys commandé par le chevalier de Garat. Voici ce que l’on trouve dans le Journal du supposé « comploteur » : « Le chevalier de Garat ignorait encore l'évasion de Napoléon, quoique son devoir eût été de la prévenir, et qu'il eût dû surveiller, à moins d'en être le complice. » Pour mémoire, Garat dut par la suite présenter un rapport justificatif à Jaucourt, ministre de la Marine, pour dissiper les doutes.
(6) Puis vint la fameuse déclaration commune du 13 mars : « Les puissances qui ont signé le traité de Paris, réunies en congrès à Vienne, informées de l'évasion de Napoléon Bonaparte et de son entrée à main armée en France, doivent à leur propre dignité et à l'intérêt de l'ordre social une déclaration solennelle des sentiments que cet événement leur a fait éprouver. En rompant ainsi la convention qui l'avait établi à l'île d'Elbe, Bonaparte détruit le seul titre légal auquel son existence se trouvait attachée. En reparaissant en France avec des projets de trouble et de bouleversement, il s'est privé lui-même de la protection des lois, et a manifesté à la face de l'univers qu'il ne saurait y avoir ni paix, ni trêve avec lui. Les puissances déclarent en conséquence que Napoléon Bonaparte s'est placé hors des relations civiles et sociales, et que, comme ennemi et perturbateur du repos du monde, il s'est livré à la vindicte publique. Elles déclarent en même temps que, fermement résolues de maintenir intact le traité de Paris du 30 mai 1814, et les dispositions sanctionnées par ce traité, et celles qu'elles ont arrêtées ou qu'elles arrêteront encore pour le compléter et le consolider, elles emploieront tous leurs moyens et réuniront tous leurs efforts pour que la paix générale, objet des vœux de l'Europe et but constant de leurs travaux, ne soit pas troublée de nouveau, et pour la garantir de tout attentat qui menacerait de replonger les peuples dans les désordres et les malheurs des révolutions. Et, quoique intimement persuadés que la France entière, se ralliant autour de son souverain légitime, fera incessamment rentrer dans le néant cette dernière tentative d'un délire criminel et impuissant, tous les souverains de l'Europe, animés des mêmes sentiments, et guidés par les mêmes principes, déclarent que si, contre tout calcul, il pouvait résulter de cet évènement un danger réel quelconque, ils seraient prêts à donner au roi de France et à la nation française, ou à tout autre gouvernement attaqué, dès que la demande en serait formée, les secours nécessaires pour rétablir la tranquillité publique, et à faire cause commune contre tous ceux qui entreprendraient de la compromettre. »
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
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