Passons donc volet terrestre. Si le volet maritime soi-disant planifié avant l’expédition n’apparaît si je ne m’abuse que dans les dictées à Bertrand (pas même dans la relation de Berthier écrite pourtant durant la Consulat et sous l’œil du maître), le volet terrestre a été, lui, plus ou moins développé face à de nombreux interlocuteurs.
1-Le prélude indispensable à la campagne : la chute d’Acre
Napoléon, à Sainte-Hélène, prétendit avoir, en collaboration avec le Directoire, planifié une opération en direction des Indes avant même son départ de Toulon. La manière dont commença la campagne d’Egypte, toujours selon l’Empereur, voila temporairement le projet, avant que sa marche en Palestine ne le relance finalement. Ainsi, à croire Napoléon, l’expédition des Indes avait pour marchepied la campagne de Syrie, et la chute d’Acre établissant de nouvelles données géopolitiques et militaires dans la région, devait être suivie, à plus ou moins brève échéance (Napoléon envisage alors la soumission préalable et rapide des Ottomans), d’un vaste mouvement vers de bien lointaines contrées.
Ainsi, on peut lire chez Las Cases (Mémorial de Sainte-Hélène) : « Saint-Jean d’Acre enlevée, l’armée française volait à Damas et à Alep, elle eût été en un clin d’œil sur l’Euphrate »
Dans « En traîneau avec l’Empereur » (Caulaincourt) : « Si […] l’artillerie pour le siège d’Acre n’eût pas été prise par les Anglais, il se serait passé de grands évènements, soit dans l’Orient, soit dans l’Inde, où il aurait détruit la puissance anglaise. »
A Bertrand (Guerre d'Orient. Campagnes d'Egypte et de Syrie, 1798-1799 : Mémoires pour servir à l'histoire de Napoléon, dictés par lui-même à Sainte-Hélène, et publiés par le général Bertrand) : « Il espérait qu’à la nouvelle de la prise de Saint-Jean d’Acre, les Mamelouks, les Arabes d’Egypte, les partisans de la maison de Daher, se joindrait à lui ; qu’il serait en juin maître de Damas et d’Alep ; que ses avant-postes seraient sur le mont Taurus, ayant sous ses ordres immédiats, vingt-six mille Français, six mille Mamelouks et Arabes à cheval d’Egypte, dix-huit mile Druses, Maronites et autres troupes de Syrie ; que Desaix serait en Egypte prêt à le seconder, à la tête de vingt mille hommes, dont dix mille Français et dix mille noirs, encadrés. Dans cette situation, il serait en état d’imposer à la Porte, de l’obliger à la paix, et de lui faire agréer sa marche sur l’Inde.
Cependant, Bonaparte, au moment des faits, était autrement moins ambitieux et beaucoup plus réaliste et, une fois Acre prise, devait revenir au plus tôt en Egypte afin de faire face à une descente ottomane sur les côtes ; opération que l’on savait en préparation. On peut lire à ce sujet la lettre du commandant de l’armée d’Orient à Directoire du 10 février 1799 où les objectifs de la campagne de Syrie sont clairement définis : «J'ai, dans l'opération que j'entreprends, trois buts : 1e- Assurer la conquête de l'Egypte en construisant une place forte au delà du désert, et, dès lors, éloigner tellement les armées, de quelque nation que ce soit, de l'Egypte, qu'elles ne puissent rien combiner avec une armée européenne qui viendrait débarquer sur les côtes ; 2e- Obliger la Porte à s'expliquer, et, par là, appuyer les négociations que vous avez sans doute entamées, et l'envoi que je fais à Constantinople, sur la caravelle turque, du consul Beauchamp ; 3e- Enfin ôter à la croisière anglaise les subsistances qu'elle tire de Syrie, en employant les deux mois d'hiver qui me restent à me rendre, par la guerre et par des négociations, toute cette côte amie. » De même, à l’heure des bilans auprès du Directoire, Bonaparte écrivait : « Il restait encore deux mois avant la saison propre au débarquement ; je résolus de poursuivre les débris de l’armée ennemie et de nourrir pendant deux mois la guerre dans le cœur de la Syrie. Nous nous mîmes en marche sur Acre » (lettre du 10 mai 1799).
Même son de cloche dans sa lettre à ce même Directoire le 27 mai suivant : « La résolution où j’étais de repasser promptement le désert pour retrouver en Egypte avant le mois de juin » ; objectifs confirmés par Berthier (Relation des campagnes du général Bonaparte en Egypte et en Syrie) : « Revenir en Egypte aussitôt après pour battre l’expédition sur mer ; expédition qui, vu les obstacles, ne pouvait avoir lieu avant le mois de messidor [fin juin] ».
De la même manière, Bonaparte, lors de ladite campagne, a constamment, tout en étant muet sur la fameuse campagne supposée des Indes, rappelé à ses subordonnés sa volonté de revenir en Egypte dès les objectifs de la campagne atteints. A Marmont, face à Acre, 8 avril 1799 : "Je compte, dans le mois prochain, être en Egypte et avoir fini toute mon opération en Syrie."
A Marmont, face à Acre, 14 avril 1799 : "Je serai dans le courant du moi de mai en Egypte."
A Desaix, face à Acre, 19 avril 1799 : "Je serai de retour en Egypte dans le courant de mai ; je compte être maître d'Acre dans six jours."
« Acre sera pris le 6 floréal [25 avril], et je partirai sur-le-champ pour me rendre au Caire. » (Bonaparte à Dugua, 19 avril 1799)
« Le retour du général en chef est très proche. » (Bonaparte à Berthier, 1er mai 1799)
On le voit, lors de la campagne de Syrie, bien malheureuse pour les armes françaises (quoiqu’ait pu dire Bonaparte ou Napoléon sur le sujet pour masquer son échec), les pensées de Bonaparte étaient ailleurs ; menaces de débarquement et de perte de l’Egypte obligent.
Passons maintenant à la manière dont Napoléon, après coup, imaginait le « what-if ? » indien.
2-L’armée
a- Les supplétifs de Syrie
Selon l’Empereur, l’annonce des succès français contre la tyrannie de Djezzar devait provoquer un vaste mouvement insurrectionnel en Syrie.
« Napoléon résolut [suite à la conquête de la Syrie] d'armer les chrétiens de la Syrie, de soulever les Druses et les Maronites, et de prendre ensuite conseil des circonstances. […] Dix-huit mille Druses, Maronites et autres troupes de Syrie » (Bertrand, Guerre d'Orient. Campagnes d'Égypte et de Syrie, 1798-1799)
« Sans Saint-Jean d'Acre, toute la population se déclarait pour moi. » (Gourgaud, Journal de Sainte-Hélène)
« Maître d’Acre […] toutes les populations chrétiennes fussent venues à lui et il aurait fait de grandes choses avec ces peuples. » (Caulaincourt, En traîneau avec l’Empereur)
« Les Chrétiens de la Syrie, les Druses […] se fussent joints à [l’armée française] ; les populations allaient être ébranlées » (Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène)
« Les Druses du mont Liban, les Mutualis, les Chrétiens de Syrie, tout le parti du scheik d'Ayer [Daher] en Syrie, pouvaient se réunir à l'armée maîtresse de cette contrée » (Gourgaud, Mémoires pour servir à l’histoire de France, sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène, par les généraux qui ont partagé sa captivité, et publiés sur les manuscrits entièrement corrigés de la main de Napoléon)
(Sauf boule de cristal rétroactive) Il est impossible de savoir si ce fameux soulèvement aurait eu lieu suite à la chute d’Acre. Outre le fait de s’interroger sur la valeur combattante de ces masses et de leur capacité à suivre l’armée d’Orient jusqu’en Inde (se soulever et lutter localement pour ses propres intérêts est une chose, batailler jusqu’aux lointaines Indes pour les Français en est une autre), on peut également noter que lors du siège (et on peut comprendre pourquoi…), les prétendants à la grande insurrection armée ne se sont pas bousculés au portillon. Pourtant, tout en appelant les provinces voisines des routes de marche de l’armée d’Orient à la soumission ou à la collaboration, ordre avait été donné d’opérer des recrutements locaux : « Le général en chef exhorte les généraux et chefs des corps à mettre la plus grande activité à recruter leurs corps parmi les habitants du pays, et spécialement parmi ceux de la montagne de Safed et de Nazareth; on prendra les jeunes gens depuis dix-huit à vingt-cinq ans. » (Ordre du jour du 19 avril 1799)
Concernant les faibles apports en combattants palestiniens, Napoléon le reconnaît lui-même dans ses dictées Bertrand (Guerre d'Orient. Campagnes d'Égypte et de Syrie, 1798-1799) : « Daher ne pouvait offrir sur-le-champ que deux cents hommes; les Bédouins qui faisaient sa force ne voulaient s'engager qu'au préalable Acre ne fût prise et remise dans ses mains. » Cette petite force servit notamment sous Murat. Pour mémoire, Daher avait accueilli Bonaparte à la tête de 400 cavaliers.
De même, les chiites du Liban (que l’on nomme par différents termes : Mutualis, Motoualis, Motoualy…), furent également bien peu nombreux à servir sous la bannière française. Journal du général Vial : « Dans la nuit du 13 au 14, je reçu l’ordre de me rendre à Sour, ancienne Tyr, avec 500 hommes, pour prendre possession de cette place, et y établir une garnison de Mathonalis : je partis à la pointe du jour et j’arrivai à Sour après dix à onze heures de marche. Le scheick Nassur, fils de Nakef, qui fut tué il y a six ans dans une affaire contre les Arnautes du pacha d'Acre, avait eu du général Bonaparte l'ordre de s'y rendre par la vallée de Bucan ; il y était aussi avec 200 hommes de sa nation »
Restent les Druses et les Maronites. Là encore, peu furent au rendez-vous et se contentèrent d’alimenter les marchés de l’armée assiégeante.
On le voit, on est bien loin des 18 000 hommes de troupes syriennes annoncés par Napoléon à Sainte-Hélène. Mais il vrai, qu’ici, l’Empereur se situe dans l’hypothèse de la prise d’Acre. Avec des « si »… A noter tout de même, qu’à l’époque, Napoléon n’était pas le seul à croire en l’insurrection de la Syrie. Je pense ici tout particulièrement à l’orientaliste Volney et à celui qui était aux premières loges lors du siège d’Acre : l’amiral Smith.
Par la suite, l’Empereur, argumentant sur le fait qu’une insurrection était inéluctable, avança que des promesses avaient bien été faites : « Par une convention secrète faite avec les Druses et les Maronites, il fut convenu que le général en chef prendrait à sa solde six mille Druses et six mille Maronites commandés par leurs officiers, qui joindraient l'armée française sur Damas. » (Bertrand, Guerre d'Orient. Campagnes d'Égypte et de Syrie, 1798-1799)
Mêmes choses du côté des Motoualy : « Les Montoualis se présentèrent en masse, hommes, femmes, vieillards, enfants, au nombre de neuf cents; deux cent soixante seulement étaient armés, dont moitié montés et moitié à pied. Le général en chef revêtit d'une pelisse les trois chefs, et leur restitua les domaines de leurs ancêtres. Ces Moutoualis étaient autrefois dix mille. […] Ils se chargèrent d'éclairer la côte jusqu'au pied des montagnes ; ils se recrutèrent, et promirent cinq cents chevaux bien armés pour marcher sur Damas au mois de mai.»
Idem pour les partisans de Daher : « [Daher] signa une convention par laquelle il s'engagea à fournir cinq mille hommes à pied et à cheval pour suivre l'armée au-delà du Jourdain »
En somme, dans une marche sur Damas, suite à la chute d’Acre, 6 000 Druses, 6 000 Maronites, 5 000 partisans de Daher et 500 Motoualy étaient promis ; soit 17 500 hommes (d’où les 18 000 Syriens rapportés en synthèse dans les mêmes dictées à Bertrand). En attendant, comme dit plus haut, Bonaparte dut se contenter d’environ seulement 200 partisans de Daher et 200 Motoualy…
Que penser de ces fameuses promesses ? Je ne sais… Cependant, on peut noter qu’elles n’apparaissent pas dans la Correspondance. Passons tout de même en revue ces supposés futurs auxiliaires :
On peut remarquer que si Daher fut le chef palestinien qui s’investit le plus auprès des Français (il en fut d’ailleurs remercié en étant nommé par Bonaparte cheik de Safed et du pachalik d’Acre) l’engagement de ce dernier ne fut pas à la hauteur de celui des siens : 200 seulement. On peut donc s’interroger sur cette promesse (25 fois plus d’hommes qu’il n’en alignait) alors que ledit Daher avait déjà très clairement pris fait et cause pour les Français.
La question de l’émir Bachir, maronite, chef des Druses, est plus délicate encore. Bonaparte, arrivé devant Acre, lui avait aussitôt écrit (lettre du 20 mars 1799) : « Je m'empresse de vous faire connaître toutes ces nouvelles, parce que je sais qu'elles vous doivent être agréables, puisque toutes ces victoires anéantissent la tyrannie d'un homme féroce qui a fait autant de mal à la brave nation druse qu'au genre humain. Mon intention est de rendre la nation druse indépendante, d'alléger le tribut qu'elle paye, et de lui rendre le port de Baïrouth et autres villes, qui lui sont nécessaires pour les débouchés de son commerce. Je désire que, le plus tôt possible, vous veniez vous-même, ou que vous envoyiez quelqu'un pour me voir ici devant Acre, afin de prendre tous les arrangements nécessaires pour vous délivrer de nos ennemis communs. »
Bachir ne répondit pas et opta pour une position attentiste. Bonaparte ne fut cependant pas le seul à tenter de correspondre avec l’émir ; Sidney Smith s’y essaya également (lettre du 14 avril) : « Avec les Arabes, Bonaparte veut passer pour Musulman, se vantant d’avoir détruit les églises, brisé les crucifix et réduit le siège du Souverain Pontife. Il n’est donc pas étonnant qu’il déclare le contraire aux habitants de la Montagne. Il promet sans tenir ses promesses et, quand il atteint son but, il rejette toute pitié. Quand à nous, nous tenons parole, car nous sommes d’origine noble et de foi chrétienne. Notre politique est loyale ; elle est contre l’oppresseur pour secourir l’opprimé. […] Nous vous conseillons de n’avoir aucune relation avec les Français pour ne pas indisposer les Puissances. N’ayez aucune confiance en eux, mais ayez recours à notre protection. Désirant par amitié entrer en pourparlers avec vous, nous vous demandons de nous envoyer un émissaire à qui nous communiquerons sincèrement tout ce qui est dans votre intérêt et pour votre bien. »
Mais ici, Bachir eut une tout autre attitude. Il accueillit favorablement le représentant de Smith : le lieutenant Wright, envoya des émissaires à Acre et écrivit en ces termes à l’amiral anglais : « J’avais avant l’envoi de mon précédent message, parlé de vous à mon frère Ahmad Pacha Jazzar, avec lequel je désire que vous soyez en bons termes. Nous avions décidé que nos relations seront amicales avec vous si vous vous déclarez hostiles aux Français. Or, ayant constaté cela, je me propose d’en saisir le Grand Vizir en l’informant que vous êtes notre allié et en obtenant de lui des firmans dans le sens que vous désirez. Nous vous demandons d’être prêt avec vos hommes en attendant l’arrivée du Grand Vizir. Il convient de conseiller à la population tant musulmane que chrétienne de s’éloigner de la nation athée et d’être fidèle au gouvernement ottoman. Malheur à ceux qui ne vous écouteront pas ; nous considérons votre nation comme la nôtre et vos ordres comme émanant de nous-mêmes. »
Dans l’hypothèse de la chute d’Acre, on pourrait toujours imaginer un retournement de veste ; mais toujours est-il que durant le siège, l’émir, ignorant Bonaparte et correspondant avec les Anglais, avait choisi son camp.
b-Les supplétifs d’Orient
Nous avons parcouru les partis qu’espérait rassembler sous son commandement Napoléon. Or ce dernier, à Sainte-Hélène, ne s’est pas contenter d’imaginer un soulèvement de la Syrie, mais est allé bien plus loin en évoquant rien de moins qu’un véritable printemps des peuples. Il ne s’agissait plus désormais dans son esprit d’un simple mouvement en réponse à la tyrannie de Djezzar mais bien d’une insurrection générale de l’Orient face à la domination des Ottomans :
« La commotion se communiquait à toute l'Arabie. Les provinces de l'empire ottoman qui parlent arabe, appelaient de leurs vœux un grand changement, et attendaient un homme. » (Gourgaud, Mémoires pour servir à l’histoire de France, sous Napoléon)
« Les Chrétiens de l’Arménie se fussent joints à [l’armée française]. » (Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène)
« C'est par des Arabes, des Grecs, des Arméniens que j'eusse achevé la guerre contre les Turcs ! » (Ségur, Un aide de camp de Napoléon)
Là encore, Napoléon trace des plans sur la comète qu’il est bien impossible de vérifier… Et force est de constater que ces bien lointaines contrées ne bougèrent pas lors de l’entrée de l’armée d’Orient en Syrie.
c-Les supplétifs d’Egypte
Mais après l’insurrection de la Syrie, de l’Arabie et de l’Arménie, Napoléon, de Longwood, non content de voir ses troupes considérablement secondées, grossit encore son armée par de nouveaux renforts :
D’abord les esclaves soudanais : « Desaix serait en Egypte prêt à le seconder, à la tête de vingt mille hommes, dont dix mille Français et dix mille noirs, encadrés. » (Bertrand, Guerre d'Orient. Campagnes d'Égypte et de Syrie, 1798-1799)
A noter que ce nombre (et pour cause…) est fluctuant : « Quinze mille esclaves noirs de Sennaar et de Dârfour. » (Toujours chez Bertrand)
De tels chiffres laissent songeurs… Bonaparte, au moment des faits, a bien évoqué l’achat d’esclaves pour compléter ses troupes, mais d’une part ce ne fut pas en si grand nombre et, d’autre part, la Correspondance ne parle pas de ce genre d’initiative avant la campagne de Syrie. Voici trois lettres : « Je vous prie, citoyen, de me procurer 200 esclaves noirs d’un âge au-dessus de 16 ans pour en faire des soldats, et de me faire connaître à quel prix on les pourrait avoir. » (Bonaparte à Poussielgue, 22 juin 1799)
« Je désirerais, Citoyen Général, acheter 2 ou 3 000 nègres ayant plus de seize ans, pour pouvoir en mettre une centaine par bataillon. Voyez s'il n'y aurait pas moyen de commencer ce recrutement en commençant les achats. Je n'ai pas besoin de vous faire sentir l'importance de cette mesure. » (Bonaparte à Desaix, 22 juin 1799)
« Je vous prie de renvoyer, par la première caravane, 2 000 esclaves noirs ayant plus de seize ans, forts et vigoureux ; je les achèterai tous pour mon compte. » (Bonaparte à Abd-El-Rahmân, sultan du Darfour, 30 juin 1799)
Finalement, il semble que ce soit plutôt sous le commandement de Kléber que ce genre d’achats et d’incorporations eut lieu. Les informations manquent cependant. Voir à ce sujet l’ouvrage de Bernard Gainot : « Les officiers de couleur dans les armées de la République et de l’Empire ». De la même manière qu’on a pu le faire concernant les levées syriennes, on peut également s’interroger sur la valeur combative de ces milliers d’hommes tirés de l’esclavage. Napoléon, à Sainte Hélène, semble croire à une utilisation très rapide et massive. En Egypte, le général Bonaparte était autrement plus prudent sur ce point. Ainsi, partant pour l’Europe, il laissa des notes à Kléber sur sa manière de voir la gestion du pays qu’il lui laissait. On peut notamment y lire : « Il faut surtout se procurer chaque année plusieurs milliers de noirs du Sennaar, du Darfour et les incorporer dans les régiments français, à raison de 20 par compagnie. Accoutumés aux déserts, aux chaleurs de l’équateur, après trois ou quatre ans d’habitude ou d’exercice, ce seront de bons soldats et des soldats dévoués. » Napoléon, de son exil hélénien, semble avoir oublié ce paramètre…
Autres auxiliaires devant venir d’Egypte : les Mamelouks et les Arabes. « Jeunes mamelouks, Maugrabins et musulmans de la Haute-Egypte, accoutumés au désert et aux chaleurs de la zone torride. […] Il espérait qu'à la nouvelle de la prise de Saint-Jean d'Acre, les Mamelouks, les Arabes d'Égypte […] se joindraient à lui […] , six mille Mamelouks et Arabes à cheval d'Egypte » (Bertrand, Guerre d'Orient. Campagnes d'Egypte et de Syrie, 1798-1799)
« Les Mamelucks de Mourah-Bey et d'Ibraïm-Bey, les Arabes du désert de l'Égypte […] pouvaient se réunir à l'armée » (Gourgaud, Mémoires pour servir à l’histoire de France, sous Napoléon)
Là encore, Napoléon imagine que la prise d’Acre, à la manière de la Syrie ou d’autres provinces de l’empire ottoman, pouvait servir d’électrochoc en Egypte. Ce ralliement égyptien, misant alors sur l’islamisme et sur ses succès du début de la campagne, il l’avait déjà espéré et avait du pourtant en rabattre face à la continuation de la lutte par les Beys, l’insécurité des campagnes et l’insurrection du Caire. Ce que la prise du Caire et ses opérations en Haute et Basse Egypte, ne lui avait pas permis, à Sainte-Hélène, il le prédisait avec la conquête de la Syrie. Voyons à présent ce qu’il en était à l’époque et tentons de lister les unités formées localement en Egypte :
On connaît, surtout pour sa sinistre réputation, la compagnie de Mamelouks ralliés commandée par Bartolomeo Serra. On peut également citer les Mamelouks déserteurs de l’armée D’Ibrahim Bey qui, suite au retour de la campagne de Syrie, furent organisés (avec d’autres cavaliers syriens) en deux compagnies de janissaires sous le commandement du cheik Yacoub Habalïly et d’Youssef Hamaoui. Ces trois unités seront sous Menou regroupées dans le régiment des Mamelouks de la République (253 hommes). Bonaparte avait également formé des unités à pied. Ainsi, le 25 juillet 1798, il ordonnait de lever au Caire un corps de troupes turques de 5 compagnies de 65 hommes chacune (deux autres compagnies furent formées le 6 août suivant pour Boulak et le Vieux-Caire). Deux jours plus tard, de la même manière, il exigeait la formation, dans chacune des six provinces de l’Egypte, d’une compagnie de janissaires de 60 hommes. Le 2 septembre la compagnie du janissaire Omar, qui comprendra 121 hommes, intégrait les Guides (cette troupe accompagna les Français en Syrie et fut d’une fidélité douteuse : 20 exécutions eurent lieu suite à la campagne), et deux jours plus tard était ordonnée la formation d’une compagnie de 60 hommes à Atfyed et d’une autre de 25 hommes pour la garde du fort d’Alexandrie. On peut aussi se souvenir de son ordre du 7 septembre 1798 : « Article1 : Tous les jeunes Mameluks ayant plus de huit ans et moins de seize, tous les garçons du même âge, esclaves noirs ou blancs, appartenant aux Mameluks, qui, ayant été d'abord délaissés, se trouvent dans ce moment chez différents particuliers, seront, cinq jours après la publication du présent ordre, restitués et déposés chez le commandant de la place. Art. 2 : Le commandant de la place les mettra en subsistance dans les corps qui forment la garnison de la place, et enverra l'état desdits esclaves à l'état-major général, qui les incorporera dans les divers corps de l'armée, à raison de neuf par bataillon et de quatre par escadron. Art. 3 : Vingt-quatre heures après que ces enfants auront été attachés au bataillon, le chef de bataillon les fera habiller à l'uniforme du corps. Ceux qui auront moins de quatorze ans seront employés comme tambours. »
de celui du 19 avril 1799 (à Dugua) : « Vous pouvez incorporer dans les différents corps qui sont dans la basse Égypte les Mameluks qui n'auraient pas plus de vingt ans. »
ou encore de la compagnie de sapeurs égyptiens de Desaix dont la formation fut autorisée le 15 novembre ou de l’amnistie lancée une semaine plus tard (et qui semble avoir eu peu d’effets) : « Le général en chef accorde amnistie et pardon à tous les Albanais, tant turcs que chrétiens, qui étaient au service de Mourad-Bey et qui voudraient revenir de la haute Egypte, soit pour rester paisiblement au Caire, soit pour entrer au service de la République. »
On reste de toute manière bien loin des 6 000 Mamelouks et Arabes d’Egypte, d’autant plus que la plupart des unités précitées avaient été formées afin d’assurer des missions de police et de maintien de l’ordre à un niveau local plutôt que d’assister l’armée française dans d’éventuelles opérations « extérieures ». Mais là encore, comme dit plus haut, l’Empereur se situe dans l’hypothèse de la prise d’Acre…
Une dernière chose sur les Mamelouks : face à Gourgaud, Napoléon imaginait l’aide des troupes d’Ibrahim Bey et de Mourad Bey. Il convient tout de même de dire que si des hommes du premier (qui ne cessa de combattre l’invasion) désertèrent pour rejoindre les Français, leur nombre fut finalement assez faible ; et que le second ne fit sa soumission que sous le généralat de Kléber en avril 1800. La commotion faisant suite à l’hypothétique chute d’Acre aurait-elle émue les mamelouks d’Ibrahim et de Mourad au point de les pousser à quitter leur bannière pour venir servir celle de Bonaparte ? Il est tout de même permit de s'interroger…
Autres unités supplétives d’Egypte : les Grecs et les Coptes.
« [L’armée française] pouvait donc recevoir trente mille recrues du pays [dont] quinze mille Grecs, Coptes, Syriens, jeunes mamelouks, maugrabins et musulmans de la Haute-Egypte, accoutumés au désert et aux chaleurs de la zone torride. » (Bertrand, Guerre d'Orient. Campagnes d'Egypte et de Syrie, 1798-1799)
En somme, là encore, Napoléon met en ligne plusieurs milliers d’autres auxiliaires. Au moment de la campagne de Syrie, les effectifs étaient bien moindres… Petit retour en arrière Le 27 octobre 1798, Bonaparte avait ordonné la formation de trois compagnies grecques au Caire, à Rosette et à Damiette. Ces trois unités avaient pour mission d’escorter les convois et participèrent aux opérations des colonnes mobiles dans le Delta. Les effectifs grossiront ensuite, mais sous le commandement de Kléber. Ainsi, une légion grecque sera formée et comptera, en septembre 1800, 670 hommes.
Pour ce qui est des Coptes, sous Bonaparte, ils aidèrent les Français dans le domaine de l’administration. Il faudra attendre Kléber, et le mois d’avril 1800, pour entendre parler d’une légion. Formée, elle compta 805 hommes.
Près de 1 500 hommes seulement donc. Et au moment de la campagne de Syrie, environ 300… S’il faut croire Napoléon, ce serait pourtant plusieurs milliers qui se seraient levés pour le seconder…
d-Les effectifs de l’armée coalisée
Comme on l’a vu plus haut, devant Bertrand, à la suite de la campagne de Syrie, Napoléon imaginait mettre en marche 26 000 français épaulés de 24 000 auxiliaires (Syriens, Mamelouks et Arabes d’Egypte), et suivis de 20 000 hommes de renforts (10 000 Français et 10 000 noirs achetés aux marchands d’esclaves du Darfour) ; en somme 70 000 hommes. Face à Gourgaud (Journal de Sainte-Hélène), l’Empereur avance sensiblement le même nombre : « 60 000 à 70 000 hommes ». A noter que cette armée supposée devait être renforcée par l’insurrection de provinces ottomanes opposées à la domination de Constantinople : « Avec des chances heureuses on pouvait se trouver sur l'Euphrate, au milieu de l'été, avec cent mille auxiliaires » (Gourgaud, Mémoires pour servir à l’histoire de France, sous Napoléon)
Plus fort encore : Las Cases (Mémorial de Sainte-Hélène) : « Un de nous ayant dit qu’on eût été bientôt renforcé de 100 mille hommes : « Dites de 600 mille » a repris l’Empereur ; « qui peut calculer ce que c’eût été ? »
« Qui peut calculer ce que c’eût été ? » Personne en vérité ; voilà bien le problème. On pourrait également évoquer les difficultés énormes de ravitaillement que pose une armée d’une telle taille ; d’autant plus quand on pense aux problèmes rencontrés par l’armée de la campagne de Syrie sur ce point (voir plus bas), alors que les effectifs n’étaient que de 13 000 hommes seulement (48 fois moins que les myriades imaginaires marchant vers l’Indus !).
Laissons donc rêver Napoléon à son armée de plus de 600 000 hommes pour nous pencher sur le noyau de cette mythique troupe. Napoléon ne le cachait pas : la force de ces masses résidait dans les divisions françaises : « Je faisais mettre de grandes culottes à mon armée ; je ne l'exposais plus qu'à la dernière extrémité ; j'en faisais mon bataillon sacré, mes immortels ! » (Ségur, Un aide de camp de Napoléon)
« Pour réserve vingt-cinq mille vétérans français des meilleures troupes du monde » (Gourgaud, Mémoires pour servir à l’histoire de France, sous Napoléon)
Quand, on voit comment les Français, en Orient, en très nette infériorité numérique, ont parfois balayé des masses ennemies, on peut comprendre les doutes que pouvaient susciter de tels apports en auxiliaires tant du point de vue de la formation militaire, que de l’armement ou de la combativité.
Ici, on peut malgré tout s’attarder sur les chiffres du fameux « bataillon sacré ». Napoléon nous donne donc 25 000 hommes par Gourgaud. Au commencement de la campagne de Syrie, l’armée d’Orient comptait 29 000 hommes (environ 13 000 furent employés à ladite campagne). Au retour en Egypte, si on en croit les chiffres donnés par La Jonquière (L’expédition d’Egypte 1798-1801), Bonaparte, sans compter les pertes éprouvés par Desaix en Haute-Egypte, avait perdu 2 200 hommes. En somme, Napoléon, à Sainte-Hélène, s’imaginait partir pour les lointaines Indes en ne laissant pour la défense de l’Egypte (sans compter les autres provinces à laisser derrière soi) qu’environ 2 000 hommes seulement. Ici, Napoléon considérait les Turcs matés et en paix avec Paris, mais des chiffres aussi bas laissent tout de même songeurs. Avec Bertrand, Napoléon va beaucoup plus loin, puisque que ce sont 26 000 Français secondés de 10 000 autres qui filent vers les Indes. L’Empereur, ici, s’embrouille (ou nous embrouille) dans ses comptes. 36 000 Français, c’est tout bonnement, 7 000 de plus que l’effectif total de l’armée d’Orient (sans compter les pertes éprouvées durant la campagne de Syrie). Pour marcher vers l’Indus, Napoléon avait un impérieux besoin de troupes d’élite. Et on le voit, même à posteriori, il a bien du mal à en trouver.
A l’époque, Bonaparte ne le cachait pas. Ainsi, le 28 juin 1799 (soit deux semaines après son retour au Caire, suite à son échec syrien), il confiait au Directoire : « Si vous voulez que nous nous soutenions, il nous faut, d’ici à pluviôse, 6 000 hommes de renfort. Si vous nous en faites passer en outre 15 000, nous pourrons aller partout, même à Constantinople. »
Pour se placer dans des dispositions offensives et fort ambitieuses, Bonaparte avait donc besoin de 21 000 hommes de renforts de métropole. De tels besoins sont oubliés à Sainte-Hélène…
3-La Campagne des Indes
a-La traversée des déserts
Quand on évoque Bonaparte en Orient et plus précisément marchant vers l’Indus, on ne peut ne pas penser à Alexandre. Des campagnes mythiques de ce dernier, on se souvient des souffrances de son armée, notamment dans la traversée du désert du Mékran (dans l’actuel Balouchistan pakistanais) où la moitié des effectifs périt de soif et de sous-alimentation. Napoléon n’ignorait rien des cruels déboires de son illustre prédécesseur. Ainsi il confiait à Bertrand (Guerre d'Orient. Campagnes d'Egypte et de Syrie, 1798-1799) : « De tous les obstacles qui peuvent couvrir les frontières des empires, un désert pareil à celui-ci [celui séparant l’Egypte de la Syrie] est incontestablement le plus grand. Les chaînes de montagnes, comme les Alpes, tiennent le second rang, les fleuves, le troisième; car, si on a tant de difficulté à transporter les vivres d'une armée que rarement on y réussit complètement, cette difficulté devient vingt fois plus grande, quand il faut traîner avec soi l'eau, les fourrages et le bois, trois choses d'un grand poids, très difficiles à transporter et qu'ordinairement les armées trouvent sur les lieux. »
Quelques lignes plus tard, de tels dangers étaient gommés d’une docte et péremptoire réflexion : « Avec des vaisseaux on franchit l’Océan, avec des chameaux les déserts cessent d’être un obstacle. » Ajoutant devant Gourgaud (Journal de Sainte-Hélène) : « Dans le désert, j’aurais fait des marches de 10 lieues par jour »
Comme la guerre devient aisée quand on la fait enfoncé dans un fauteuil. Les obstacles qui étaient incontestablement les plus grands au monde s’évanouissent d’un trait de plume…
Napoléon a-t-il oublié les difficultés logistiques qui émaillèrent la campagne de Syrie et tout particulièrement lorsque l’armée d’Orient s’engagea en milieu désertique ? Dès le départ, on pointa du doigt les graves manquements à l’organisation de la traversée. On peut à ce sujet écouter Vigo-Roussillon (Journal de campagne) nous contant la traversée du désert du Sinaï au tout début de la campagne : « Les troupes avaient reçu l’ordre de n’emporter que dix jours de vivres. La marche dura onze jours ; il fallu mettre les troupes à la demi-ration, et elles souffrirent beaucoup. Quand elles arrivèrent devant la place [d’El-Arish], le 18 février, les vivres étaient en grande partie épuisés. Le général Bonaparte était parti persuadé que le fort d’El-Arish ne résisterait pas, il en fut autrement, et les troupes assiégeantes y subirent les souffrances de la faim. Elles y auraient péri peut-être sans un évènement tout à fait du au hasard. L’imprévoyance du général en chef avait été si grande, que non seulement il avait fait emporter que dix jours de vivres pour une marche qui devait durer au moins autant, mais qu’il n’avait laissé aucun ordre pour lui expédier des convois de ravitaillement. Cependant les chameaux et les ânes ne manquaient pas, et l’on avait au Caire, des farines avec lesquelles on aurait pu faire, à l’avance, du biscuit. L’expédition arriva donc devant la place presque affamée, et comme celle-ci ne voulait pas capituler, il fallut manger pendant le siège les chameaux et les ânes. Arrivés aux derniers jours, les soldats ne se nourrissaient plus que d’oseille marine, qu’ils déterraient sous le sable. Elle était saumâtre et donnait la dysenterie. »
Pareillement, on pourrait citer le Journal du capitaine François : « Nous nous trouvions dans ce désert, sans vivres ni munitions […] On distribua aux troupes les vivres pris aux Mamelouks. Ce secours était nécessaire, car l’armée mourrait de faim. […] Nous quittons ce village [Kan-Younes] à quatre heures du matin, et nous errons quarante huit heures dans le désert, exposés à toutes les misères de la chaleur et de la soif. Nous avions reçu un biscuit pour quatre jours à El-Arish. Si, dans ces contrées désertes, on s’écarte de la route des caravanes, on ne rencontre plus de puits. Aussi, avons-nous éprouvé des besoins insurmontables et qu’il m’est impossible de dépeindre. »
Ou encore Richardot (Relation de la campagne de Syrie) : « Dès le 18 toute l'armée était réunie devant El-Arisch. Elle avait traversé le désert d'Egypte sans autre vivre que le morceau de biscuit dans le sac, que l'on n'avait même pu mouiller d'un peu d'eau. Les puits que l'on trouve à chaque marche dans ce désert avaient été dégradés dans la retraite des Mameloucks d'Ibrahim-Bey, et le peu d'eau saumâtre qu'ils contenaient ne pouvait pas suffire seulement à une compagnie. Dans cette pénurie extrême on fouillait le sable dans tous les bas-fonds qui se rencontrent fréquemment dans ce désert, pour y trouver un peu d'eau, qui, de la mer peu éloignée, filtre dans ces sables arides ; et lorsque, dans le creux de la main, on avait humé, sur le sable humide, quelques parcelles de cette eau extrêmement saumâtre, on en était encore plus altéré. Mais les chevaux, les chameaux, les dromadaires ? Il n'y avait, évidemment, nul moyen de les abreuver. Le quadrupède du désert allait son train ; mais celui des prairies était haletant, efflanqué : plusieurs jeunes chevaux, surtout, tombaient tout à coup, se tuméfiaient soudainement et périssaient à l'instant. Telle fut la cruelle position de l'armée pendant huit jours dans le désert ! La question de faire porter, à la suite de l'armée, un approvisionnement d'eau, avait été discutée ; mais on avait trouvé la précaution sinon impossible, du moins impraticable. […] Le général en chef crut cependant pouvoir en faire porter pour lui et les plus nécessiteux, sur douze chameaux : mais dès le premier jour on ne put se dispenser d'en délivrer à la compagnie des guides à pied, et le lendemain l'eau fut gaspillée, de sorte que le général lui-même n'avait pas plus d'eau que le soldat. »
Nous étions pourtant au début de la campagne et aux portes de l’Egypte. Et Napoléon ose nous dire que les déserts ne sont pas des obstacles…
b-La logistique
Une réflexion tenue devant Gourgaud (Journal de Sainte-Hélène) : « J’aurais eu autant de Dromadaires qu’il m’eût fallu. Mes malades, mes munitions auraient été placés sur ces animaux. Je n’aurais eu de voitures que pour les canons. »
Outres le fait que les bêtes de somme manquèrent dès le début de la campagne, il convient de rappeler que les lourdes pièces de siège (sans parler de munitions et de vivres) ne furent pas transportées par voie de terre mais par voie de mer. Face à l’obstacle des déserts (qui, quoique puisse en dire Napoléon, en constitue bien un), Bonaparte opta en effet pour le transport sur des navires. « Un équipage de siége de quatre pièces de vingt-quatre, quatre de seize, quatre mortiers de huit pouces avec tout le nécessaire , étaient embarqués à Damiette sur six petits chebecs ou tartanes ; il était impossible de traîner dans les sables mouvants du désert de si fortes pièces. Un pareil équipage de siége embarqué sur les trois frégates la Junon, la Courageuse et l'Alceste, était en rade d'Alexandrie, sous les ordres du contre-amiral Perrée. » (Bertrand, Guerre d'Orient. Campagnes d'Egypte et de Syrie, 1798-1799)
Cette précaution coûta cher à Bonaparte et la flottille de ravitaillement tomba dans les griffes de la Royal Navy. Hardi pari que celui de penser passer entre les mailles du filet tendu par Smith. La longue marche vers les Indes pouvait-elle se passer d’une flotte susceptible de ravitailler l’armée en munitions, vivres, artillerie, troupes embarqués, sans parler de l’appui feu et des blocus éventuels à mettre en place ? Comme dit plus haut, Napoléon répondit à Sainte-Hélène logiquement par l’affirmative. Logiquement, d’une part parce que Bonaparte avait été passablement échaudé par la prise de son matériel de siège et que l’expérience avait toutes les chances de se reproduire face aux escadres protégeant les Indes ; et d’autre part, parce que l’armée d’Orient du côté de l’océan Indien (le contact n’ayant pu se faire avec les frégates de la Réunion) ne disposait que d’une petite flottille dont la mission n’était en aucun cas de faire voile vers l’Inde mais seulement de protéger le port de Suez et de contrôler le nord de la mer Rouge. Ce que l’armée française n’avait pas fait quand elle fila vers Acre, elle devait finalement le réaliser dans une campagne autrement plus longue et avec des effectifs autrement plus importants. Chacun appréciera…
c-Le plan de marche vers les Indes
C’est face à Bertrand (Guerre d'Orient. Campagnes d'Egypte et de Syrie, 1798-1799) que Napoléon se montra le moins évasif concernant la marche vers l’Indus. « Il serait en juin maître de Damas et d'Alep ; que ses avant-postes seraient sur le mont Taurus, ayant sous ses ordres immédiats, vingt-six mille Français, six mille Mamelouks et Arabes à cheval d'Egypte, dix-huit mille Druses, Maronites et autres troupes de Syrie ; que Desaix serait en Egypte prêt à le seconder, à la tête de vingt mille hommes, dont dix mille Français et dix mille noirs, encadrés. Dans cette situation, il serait en état d'imposer à la Porte, de l'obliger à la paix, et de lui faire agréer sa marche sur l'Inde. Si la fortune se plaisait à favoriser ses projets, il pouvait encore arriver sur l'Indus au mois de mars 1800 »
De la même manière que les déserts dans la prose hélénienne cessent d’être des obstacles, les villes et les provinces tombent comme des châteaux de cartes… Magie des « what-if ? »…
Pourtant dès le commencement de la campagne de Syrie, une position comme celle d’El-Arich ne devait pas présenter de véritables soucis. Ainsi, Bonaparte écrivait le 27 janvier 1799 à Caffarelli du Falga : « Le général Reynier, Citoyen Général, partira le 17 [pluviôse] de Qatyeh, pour se rendre à El-A'rych. Il est indispensable qu'il ait avec lui au moins 250 sapeurs et le plus d'ouvriers et de maçons possible, et la quantité d'officiers du génie, des ponts et chaussées et d'ingénieurs géographes, nécessaire pour, 1° construire à El-A'rych un fort de la dimension de celui de Qatyeh, à l'exception que je désirerais qu'il fût en pierre et qu'on pût tirer parti de celui qu'on dit y exister ; »
Alors que la campagne de Syrie allait être lancée (elle devait débuter dans neuf jours), on ne savait encore pas grand-chose sur le fort d’El-Arich, « celui qu'on dit y exister ». Situé pourtant aux portes de la Palestine, à environ une centaine de kilomètres des premiers postes français, la position résistera à l’armée de Bonaparte durant dix jours.
Le problème du renseignement est oublié par Napoléon quand il narre sa campagne de Syrie. Logiquement, ce paramètre est pareillement voilé quand il passe à son imaginaire marche vers les Indes. Lointaines Indes… Bombay se trouve près de 5 000 kilomètres du Caire (pour comparaison Moscou se situe à environ 3 000 km de Paris) ; soit dix fois plus que la distance que Bonaparte avait parcouru, en 38 jours, pour atteindre les murs d’Acre. A l’époque, on ne connaissait guère les provinces frontalières de l’Egypte, mais la conquête victorieuse de pays si éloignés devenait au contraire, près de vingt après les faits, réglée comme du papier à musique. Voilà un air que j’ai du mal à apprécier…
Autre point qui ne semble pas poser de problème pour Napoléon : la traversée de la Perse. « Il avait des intelligences en Perse, il était assuré que le schah ne s'opposerait pas au passage de l'armée par Bassora, Chyraz et le Mékran. » (Bertrand, Guerre d'Orient. Campagnes d'Egypte et de Syrie, 1798-1799)
On aimerait bien retrouver une telle assurance dans la Correspondance ; voire même seulement ce qu’il entendait par intelligence en Perse. Rien n’appuie les lignes que l’Empereur trace à Sainte-Hélène. Et pourtant, ce point est pourtant essentiel, car entre l’Empire ottoman et les Indes se dresse la Perse avec laquelle il aurait fallu forcément s’entendre. Non seulement Bonaparte ne parvint pas à établir des relations concrètes avec la Perse, mais ce furent les Anglais qui lui coupèrent l’herbe sous le pied. Dans un premier temps, il convient tout de même de rappeler que la Compagnie des Indes orientales avait repris ses activités en Perse depuis plus de trente ans, sous le règne de Karim Khan Zand. Les rapports entre les deux pays évoluèrent alors grandement avec l’expédition d’Egypte et les menaces que cette dernière faisait peser sur les Indes britanniques. Ainsi, quand il apprit que l’armée d’Orient marchait sur la Syrie (à ce moment, nous étions déjà en août 1799), Duncan, gouverneur de Bombay, chargea le résidant de la Compagnie des Indes en Perse de « faire tout son possible pour s’assurer des dispositions que prendrait [le shah Fath Ali Shah] pour résister à l’ennemi au cas où ce dernier parvenait à pénétrer à l’intérieur ou à proximité de ses états. » Finalement, ce fut un ambassadeur, John Malcolm, qui quitta Bombay et prit la route de Perse afin d’établir une alliance entre Téhéran et Londres ; alliance tournée contre les Français et les Afghans qui menaçaient régulièrement le nord des Indes. Malcolm partit en décembre 1799, débarqua sur les côtes persanes en février suivant et n’arriva à la cour du shah qu’en novembre. A cette date, le danger représenté par la présence française en Egypte s’était très largement dégonflé. Les négociations durèrent trois mois et aboutirent à une alliance par laquelle la Grande-Bretagne et la Perse s’engageaient à mettre en commun leurs forces si la France tentait une opération militaire en territoire persan. L’accord franco-persan, indispensable accord, que Napoléon sort miraculeusement de son bicorne à Sainte-Hélène ; ce furent finalement (et réellement) les Anglais qui l’obtinrent. Pour un rapprochement entre Téhéran et Paris, il faudra attendre l’année 1803. La campagne de Syrie était bien loin…
Pour conclure, je vais ici me référer à ce que écrivait Volney, célèbre orientaliste et auteur du Voyage en Syrie et en Egypte, pendant les années 1783, 1784 et 1785, dans le Moniteur du 21 novembre (deux jours plus tôt alors que la campagne de Syrie n’était pas encore décidée, Bonaparte, du Caire, avait lancée un ultimatum à Djezzar, le menaçant d’aller le châtier à Acre s’il ne cessait d’apporter son soutien à Ibrahim Bey) : « En vain les gazettes font voyager à Jérusalem, Damas et Alep [Trois jours plus tôt, le 18 novembre, le Moniteur avait annoncé l’entrée de Bonaparte à Alep]. Il y a du Caire à Jérusalem 270 milles arabes, qui font plus de 100 de nos lieues, dont 55 dans un désert sans eau et sans herbe ; de Jérusalem à Damas il y a 34 lieues ; de Damas à Alep 70. Tout cela sans route percée ; et les armées ne voyagent pas sur le papier comme les nouvellistes. Que Bonaparte envoie quelques partis pour soulever la Syrie, cela est dans l'ordre ; mais il ne bougera pas de l'Egypte de tout l'hiver, et, s'il en sort au printemps, ce ne sera pas pour aller dans l'Inde. Il ne le peut par mer, il manque de vaisseaux, et l'ennemi prévenu est en défense. Il le peut encore moins par terre, car cette route des gazettes par l'Euphrate, les déserts de la Perse et de l’Indus, est une folie dont ne s'aviserait pas même une caravane d'Arabes, et une armée française vit à plus de frais »
Beaucoup de réalisme dans ces lignes ; et je ne suis pas loin de penser que le raisonnement de Bonaparte lors de la campagne de Syrie ne devait pas être bien différent… Lointaines Indes, lointains rêves...
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
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