Mon cher Lionel, vous écrivez:
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On dit que la majorité des victimes sont des paysans. Mais n'étaient-ils pas fanatisés par des hommes sans foi ni loi comme les royalistes ? Ils étaient des pions, de la chair à canon manipulés par le fanatisme religieux
Dans le texte suivant (extrait du livre dont j'ai déjà fourni la référence), vous reléverez la phrase suivante "L'enthousiasme a deux faces en général : sacrifice de soi-même à une idée
passionnément embrassée - c'est la foi -, sacrifice des autres à cette idée - c'est le fanatisme."
Parler de fanatisme pour qualifier les victimes de la terreur, c'est inverser les rôles.
PS: Je ne suis ni aristo, ni catho, ni royaliste.
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« Qu'y a-t-il de commun, dit Robespierre, entre la liberté et le despotisme, entre le crime et la vertu ?
Que des soldats, combattant pour des despotes, aient donné la main à des soldats vaincus, pour retourner
ensuite à l'hôpital, cela se conçoit encore : mais un homme libre, composer avec un tyran ou son satellite, le
courage avec la lâcheté, la vertu avec le crime, c'est ce qui ne se conçoit pas, c'est ce qui est impossible... il
faut de la distance entre les soldats de la liberté et les esclaves de la tyrannie. » 162
Et pour bien marquer cette distance, on décrète de fusiller les prisonniers 163 . La guerre nouvelle, dit
un orateur jacobin, est une guerre « de Nation à brigands », - brigands, le mot restera pour désigner les
ennemis de l'humanité ; ce ne sont plus, à proprement parler, des hommes.
Et on les traite en conséquence. De là ces injures grossières, si choquantes pour les vrais soldats, et
pourtant naturelles : la nouvelle guerre est brutale, moins par instinct que par principe. Elle pose en principe
l'indignité de l'adversaire, comme l'ancien honneur, sa valeur. Les ennemis sont des « monstres », des «
animaux féroces qui cherchent à dévorer le genre humain 164 » Pitt est déclaré « un ennemi de l'humanité 165 »
De là ce mépris du droit des gens, ces massacres de parlementaires, de prisonniers de guerre. De là
surtout ces destructions d'hommes, de femmes, d'enfants même, - les enfants de Bicêtre en septembre 92, les
trois cents petits malheureux de l'entrepôt de Nantes, - dont l'horreur empêche en général de remarquer
l'étrange caractère. On a vu des jacqueries de paysans, des massacres dans le feu de l'assaut, des cruautés de
proconsul. On n'a jamais vu qu'alors de petits groupes d'hommes - les autorités républicaines et les clubs
patriotes - assez rompus au meurtre pour le pratiquer à froid pendant des mois, en gros et en détail, comme
une opération de voirie.
Ce ne sont pourtant ni des fous, ni - tous du moins - des brutes, souvent de petits bourgeois,
terriblement pareils aux autres. Mais quel merveilleux entraînement ? A Nantes, les purs - ils sont une
vingtaine autour de Carrier, outre les quatre-vingts piques de « l'armée Marat » - sont gens à dépouiller cent
jeunes femmes ou filles de seize à trente ans, plusieurs enceintes, plusieurs nourrices, à les attacher nues
dans les fameuses gabarres, puis les soupapes ouvertes, à les regarder s'enfoncer lentement, en abattant à
coups de sabre les mains suppliantes qui sortent des sabords. On fusille, à Nantes, de cent cinquante à deux
cents paysans vendéens par jour, dit tranquillement Carrier. On en noie jusqu'à huit cents à la fois. A Lyon,
les patriotes durent renoncer aux mitraillades parce que les dragons chargés de sabrer les survivants se
mutinaient de dégoût, - parce qu'on jetait les morts au Rhône faute de bras pour les enterrer, et que les
riverains d'aval se plaignaient de l'infection : il y avait dès la première semaine cent cinquante cadavres sur
les graviers d'Ivours. Même plainte à Arras, où le sang de la guillotine infecte le quartier. Le général
Turreau, en Vendée, donne l'ordre « de passer hommes, femmes et enfants à la baïonnette et de tout brûler et
incendier » 166 , etc.
Telle est l'oeuvre du patriotisme humanitaire. Ces débauches de sang nous révoltent, parce que nous
le jugeons en patriotes ordinaires, - c'est un tort. Un humanitaire pourrait nous répondre qu'elles sont
légitimes : la guerre humanitaire est la seule qui tue pour tuer, - elle en a le droit, et c'est par là même qu'elle
se, distingue de la guerre nationale. « Frappe sans pitié, citoyen, dit à un jeune soldat le président des
Jacobins, sur tout ce qui tient à la monarchie. Ne dépose ton fusil que sur la tombe de tous nos ennemis, -
c'est le conseil de l'humanité 167 » C'est par humanité que Marat réclame 260 000 têtes 168 . « Que m'importe
d'être appelé buveur de sang ! s'écrie Danton, eh bien ! buvons le sang des ennemis de l'humanité, s'il le
faut ! 169 » Carrier écrit à la Convention que « la défaite des brigands est si complète, qu'ils arrivent à nos
avant-postes par centaines. Je prends le parti de les faire fusiller. Il en vient autant d'Angers, je leur assure le
même sort, et j'invite Francastel à en faire autant...170 . » N'est-ce pas horrible ? Et se figure-t-on les cris de
M. Jaurès à la lecture d'une pareille lettre du général d'Amade 171 ? Cependant la Convention applaudit et fait
imprimer la lettre, et M. Jaurès ne crie pas, que je sache, dans son Histoire socialiste ; la conclusion de
Carrier nous dit pourquoi : « C'est par principe d’humanité que je purge la terre de la liberté de ces
monstres. » Voilà la réponse ; la Convention, Carrier et M. Jaurès ont raison : le général d'Amade ne peut
rien faire de tel, parce qu'il ne se bat que pour la France. Carrier est un humanitaire, qui guillotine, fusille et
noie pour le genre humain, la vertu, le bonheur universel, le peuple en soi, etc. Ils sont chacun dans leur rôle.
Ayons donc soin de distinguer les deux patriotismes, l'humanitaire ou social, et le national, - le
premier reconnaissable à sa cruauté, le second à son dévouement. Les confondre serait faire injure au
second, qui ne massacre pas - et tort au premier, qui a le droit de massacrer. Ils étaient alliés de hasard en 93.
Ils sont opposés de principe en tout temps.
Dirons-nous au moins que ce sont deux sentiments de même famille, deux formes d'enthousiasme
politique ? Je ne le crois pas. L'enthousiasme a deux faces en général : sacrifice de soi-même à une idée
passionnément embrassée - c'est la foi -, sacrifice des autres à cette idée - c'est le fanatisme.
Le patriotisme jacobin n'a que la seconde face. Aucun zèle politique n'a jamais fait si bon marché des
vies humaines, - et pourtant le côté foi n'augmente pas en proportion ; au contraire, il est nul. Voyez les
grands tueurs devant leurs juges. Pas un n'a le courage de leur dire en face : « Eh bien! oui, j'ai dépouillé, j'ai
torturé, j'ai tué, sans formes, sans mesure, sans pitié, pour l'idée que je crois bonne. Je ne regrette rien, ne
retire rien, ne nie rien. Disposez de moi comme il vous plaira. » Pas un ne parle ainsi - c'est que pas un n'a au
coeur le côté positif du fanatisme, la foi - pas un n'aime, ne connaît même ce qu'il a servi. Ils se défendent
comme des assassins vulgaires, en mentant, niant, chargeant des frères. Leur grand argument, légitime, mais
piteux si on se place au point de vue de la morale vulgaire, est qu'ils ne pouvaient épargner les autres sans se
perdre eux-mêmes, qu'ils agissaient par ordre, que tout le monde alors, d'ailleurs, parlait comme eux - en un
mot, le contraire de la foi libre : ils plaident le cas de contrainte. Quelle différence avec ces milliers de
prêtres et de religieuses, qui, eux, n'ont tué personne pour leur foi - et donnent leur propre vie, plutôt que de
prêter lé serment qu'elle défend.
Est-ce que nos patriotes sont des lâches ? - certes, et ils devaient une autre attitude, ne fût-ce qu'à
eux-mêmes : quand on a versé le sang des autres pour une idée, on n'a plus le droit de lui marchander le sien.
Et pourtant, il y a une raison à cette lâcheté : leur patriotisme n'est pas une foi, il est négatif. La patrie
jacobine, c'est la société de Rousseau, c'est-à-dire, en fin de compte, une fédération d'égoïsmes - il n'y a rien
là de beau, d'aimable, rien pour le coeur. Le patriotisme jacobin n'est qu'une des branches de cette morale
philosophique, tirée de Hume et de Hobbes, et fondée de l'aveu même de ses pontifes, sur le grand principe
de « l'amour-propre ». L'intérêt, dit le politicien, la Cupidité, dit l'économiste, les Passions, dit le moraliste,
la Nature, répète à l'unisson le choeur des philosophes, tels sont les ressorts -, et le but est un état plus
heureux - et non plus parfait ; le moyen, détruire, et non créer - et on ne meurt pas pour tout cela.
Mais alors d'où vient qu'on tue ? D'où peut naître, comment soutenir ce fanatisme par excellence, qui
n'a que l'écorce de haine, sans l'amande de dévouement et d'amour, les inquisiteurs sans les martyrs ? C'est
ici que l'histoire reste en défaut, et se résigne à constater sans comprendre. Elle voit bien les faits, reconnaît
même leur liaison logique aux principes, et que cette humanité devait tuer, cette liberté, contraindre. Elle
n'aperçoit pas l'origine, la nature des sentiments qui peuvent asservir un coeur d'homme, un peuple entier, à
cette terrible logique. Expliquer 93 par le « patriotisme » jacobin, c'est encore expliquer un mystère par une
énigme.