Marmont et la capitulation de Paris vus par le Colonel Orlof (ou Orloff, parfois Orlov), signataire russe de la capitulation. Ce récit est rapporté par Frédéric Buleau en 1861, d'après les Mémoires du Comte Orlof.
Enfin, après huit heures de combat, vers quatre heures de l'après-midi, on réussit à s'emparer du village de Belleville et des hauteurs de Saint-Chaumont. C'est à ce moment seulement que parut un véritable parlementaire, chargé de proposer d'ouvrir des négociations. L'empereur Alexandre appela Orlof et lui ordonna de parler à cet officier. Comme celui-ci n'était pas porteur de pleins pouvoirs, et que sa mission se bornait à demander aux alliés une suspension d'armes, il lui fut répondu négativement. Toutefois, Orlof fut chargé d'aller avec lui trouver le duc de Raguse. Ils partirent l'un contre l'autre, à brides abattues, par une grêle de balles et de boulets, et au grand risque d'être tous deux tués, soit par leurs amis soit par leurs ennemis. La première personne qu'Orlof aperçut à l'extrémité de la ligne des tirailleurs français, fut le maréchal Marmont. Il avait l'épée à la main, et du geste ainsi que de la voix il excitait son artillerie, réduite à un minime effectif, à opposer une résistance désespérée. Son extérieur était grave et martial. Ses traits trahissaient le sentiment d'une grande responsabilité assumée pour une cause perdue sans ressource. On eût dit qu'il avait déjà le pressentiment qu'avant peu il serait le point de mire de toutes les attaques des partis, et que l'orgueil national blessé ferait de lui son bouc émissaire. Quand il aperçut Orlof, il s'approcha de lui, en disant : "Je suis le duc de Raguse, qui êtes-vous? — Le colonel Orlof, officier d'ordonnance de S. M. l'empereur de Russie, qui veut conserver Paris à la France et au monde.— Tel est aussi notre désir, mon unique espoir; sans cela, il ne nous reste plus à nous autres qu'à mourir ici. Vos conditions ?— Qu'on cesse le feu, que les troupes françaises se retirent derrière les barrières fortifiées, et qu'on nomme immédiatement une commission chargée de négocier les conditions de la capitulation de Paris.—J'y consens, et j'irai vous attendre avec le duc de Trévise (le maréchal Mortier) à la barrière de Pantin. Donc, faisons tout de suite cesser le feu sur les deux lignes. Adieu." Orlof s'éloigna, mais revint tout de suite sur ses pas pour lui dire : "Il faut aussi que les troupes françaises évacuent la butte Montmartre." Après quelques instants de réflexion, le maréchal répondit : "C'est juste ; la butte est en dehors des batteries fortifiées." Quand l'ordre de suspendre les hostilités parvint aux troupes françaises, des cris frénétiques de "Vive l'Empereur! vive Napoléon le Grand!" y répondirent sur toute la ligne, et exprimèrent bien l'ardeur de combattre et l'inaltérable dévouement des soldats. […] Le Tsar Alexandre, qui s'était hâté de faire appeler le comte de Nesselrode, remit à ce ministre, chargé de la direction des négociations qui allaient s'ouvrir, une instruction sur les termes de laquelle l'empereur s'était déjà entendu avec le roi de Prusse et avec le prince de Schwartzenberg. Celui-ci désigna encore pour faire partie de la commission son aide de camp le colonel comte de Paar, et Nesselrode s'adjoignit en outre le capitaine Peterson. Les commissaires partirent alors au galop pour la barrière Pantin, où ils trouvèrent le duc de Raguse entouré de son état-major. Les troupes françaises étaient déjà entrées dans la ville; et elles avaient pris position derrière les palissades élevées des deux côtés de cette barrière, que couvrait une batterie. Là, le feu avait cessé; mais du côté de Blucher, où la conclusion d'une suspension d'armes n'était pas encore connue, on entendait toujours gronder le canon. Le duc de Trévise n'étant point encore arrivé, le maréchal Marmont proposa d'aller au-devant de lui. On suivit la ligne des palissades jusqu'à la barrière de la Villette. On ne voyait presque personne derrière les lignes françaises, on n'entendait aucun cri; il n'y avait ni mouvements ni préparatifs extraordinaires. C'était une défense calme, réfléchie, purement militaire, à laquelle le peuple ne prenait point une part très vive, sans élan révolutionnaire imprimé par les autorités.
A la barrière de la Villette, ils rencontrèrent le duc de Trévise. Après un court colloque entre les deux maréchaux, ils entrèrent dans une espèce de cabaret où les négociations s'ouvrirent immédiatement. Le duc de Raguse porta seul la parole, le maréchal Mortier se bornant à indiquer par des signes de tête les points sur lesquels il y avait de sa part accord ou bien dissentiment.
Le comte de Nesselrode ouvrit la conférence en proposant que la ville se rendît à discrétion avec toute la garnison. Les deux maréchaux repoussèrent cette proposition avec indignation. Ils rappelèrent leurs anciens exploits, énumérèrent les batailles où ils s'étaient couverts de gloire, et déclarèrent qu'ils aimeraient mieux s'ensevelir sous les ruines de Paris que de souscrire une pareille capitulation. Tout à coup, au moment où la discussion était des plus vives, le bruit de la canonnade devint beaucoup plus fort à l'extrémité de l'aile droite des alliés, et fut suivi par un feu de mousqueterie des plus vifs. Puis, il se fit un profond silence, et on ne tarda pas à apprendre que le comte de Langeron, avant d'avoir reçu avis de la conclusion d'une suspension d'armes, avait enlevé les buttes Montmartre; mais que tout aussitôt il avait suspendu les hostilités, et s'était empressé d'informer les Français de l'état des choses. Comme les maréchaux persistaient opiniâtrement dans leur refus d'accéder aux conditions posées par M. de Nesselrode, celui-ci résolut de se rendre auprès des monarques alliés afin de leur demander de nouvelles instructions. Du côté des Français, on lui adjoignit le général Lapointe [Dejean], pour rapporter l'ultimatum des alliés.
Le même officier général français était porteur d'une lettre de Napoléon pour le prince de Schwartzenberg. L'Empereur lui apprenait qu'il venait d'entrer en négociations directes avec l'empereur d'Autriche, son beau-père; qu'on s'était déjà accordé sur tous les points, et que, dès lors, il était convenable de suspendre l'attaque contre Paris. Le prince reconnut facilement la supercherie, et remit la lettre aux monarques alliés. Les commissaires étaient de retour à sept heures du soir à la Villette, avec des instructions nouvelles, mais ne répondant pourtant pas encore complètement aux demandes des Français; et la conférence avec les maréchaux fut reprise dans le même local.
Après de brefs préliminaires, dans lesquels il exalta la générosité des monarques alliés, le comte de Nesselrode déclara qu'il consentait bien à ce que les soldats des différents corps ayant pris part à la défense de la ville évacuassent Paris, mais en se réservant de déterminer les routes qu'ils auraient à suivre pour rejoindre les autres troupes françaises. Après que les deux maréchaux se furent retirés dans un coin de la pièce et y eurent conféré entre eux, Marmont fit observer que Paris n'était point bloqué et ne pouvait pas non plus l'être; que, dès lors, toutes les routes restant ouvertes aux troupes françaises, elles avaient le droit de choisir, pour se retirer, celle qui leur conviendrait ; toutefois, il invita le comte de Nesselrode à indiquer la route qu'il comptait désigner. Celui-ci ayant parlé de la route de Bretagne, le duc de Raguse déclara qu'à de pareilles conditions il n'y avait pas lieu de négocier plus longtemps; qu'en défendant Paris pied à pied, il pouvait être rejeté sur la route conduisant au faubourg Saint-Germain, qui, avec la Seine, le séparerait des troupes alliées pendant qu'il battrait en retraite par la route de Fontainebleau ; or, qu'on ne pouvait pas avoir la prétention de lui faire perdre par une négociation ce qu'on ne pouvait pas lui enlever par la force des armes. Il termina en ces termes: "Messieurs, la fortune des armes vous a favorisés. Il est indubitable que la victoire est à vous, et je comprends que les suites de cette victoire sont incalculables. Mais soyez à la fois généreux et sages. Ne poussez pas trop loin vos exigences. Les conseils de la générosité sont quelquefois meilleurs à suivre que ceux de la force." Les commissaires, conformément au texte et à l'esprit de leurs instructions, ne pouvaient pas encore céder; on voulait scinder l'armée de Paris, et surtout l'empêcher de rejoindre Napoléon. La discussion devint de plus en plus animée. C'était une suite incessante de propositions et de contre-propositions, d'arguments et d'objections. Aussi, le maréchal Mortier finit-il par s'éloigner en disant que son devoir lui ordonnait de rejoindre les troupes placées sous son commandement, et de prendre les dispositions nécessaires pour la défense de Paris. Il laissait au maréchal Marmont le soin de conduire seul les négociations ultérieures, et approuvait d'avance le parti qu'il croirait devoir prendre.
Marmont se montra digne de la confiance que lui témoignait son collègue. Quoique depuis une heure de l'après-midi il fût autorisé par le roi Joseph à consentir à ce que la garnison de Paris se rendît prisonnière de guerre, il persistait opiniâtrement dans ses idées, et la négociation n'avançait toujours pas. Il était huit heures du soir, et il se faisait nuit. Il n'y avait pas à songer à une attaque de nuit contre Paris ; mais il fallait ne pas oublier que les Français pouvaient encore, pendant la nuit, déloger par la route qui leur conviendrait, et il était à craindre que le maréchal Mortier ne se fût éloigné que pour prendre les dispositions nécessaires. Le comte de Nesselrode suspendit donc les négociations en disant qu'il allait en référer à l'empereur, et laissa Orlof, qui s'était offert à rester comme otage, en donnant sa parole d'honneur qu'une seconde attaque contre Paris n'aurait point lieu tant qu'Orlof ne serait pas revenu aux avant-postes russes.
Orlof accompagna alors Marmont à Paris[…] Enfin, on arriva à l'hôtel du duc de Raguse. Il était brillamment éclairé du haut en bas, et il s'y trouvait une foule d'individus qui, à l'entrée du maréchal dans son salon, accoururent au-devant de lui, mais qui bientôt se divisèrent en divers groupes, dans lesquels on se livra aux conversations les plus animées. Le maréchal chargea l'un de ses aides de camp de prendre soin d'Orlof, et passa dans son cabinet avec quelques personnes.[….] A cette occasion, on regretta l'abandon de ce qu'on appelait en France la politique d'Erfurt. "Si les deux empereurs étaient restés amis, ajoutait-on, ils se seraient partagé le monde. — Mais, ajoutèrent quelques-uns à voix basse, et ce fut là le mot le plus hardi qu'entendit Orlof, le monde tout entier était encore trop étroit pour Napoléon."
Les salons du maréchal ne se vidaient toujours point. A chaque instant arrivaient de nouveaux grands personnages désireux de prendre vent ; mais peu de personnes s'approchaient d'Orlof. La plupart étaient uniquement préoccupés des dangers que leur faisait la situation actuelle, et de l'incertitude de leur avenir. Quelques-uns paraissaient accablés sous le sentiment de l'énorme responsabilité qui leur incombait. Ils entraient et sortaient précipitamment. Aucun d'eux n'essayait de se mêler à l'entretien fort tranquille qui avait lieu dans le groupe dont Orlof faisait partie. Tout le monde, d'ailleurs, paraissait désapprouver plus ou moins les mesures prises parle maréchal. Les autorités municipales de Paris eussent préféré que la garnison, ou tout au moins une forte partie de la garnison, demeurât dans la capitale pour y assurer le maintien de la tranquillité publique. Le commandant de Paris, le général Hullin, leur répondait : "Comment diable ! vous prétendez que je dois pour cela mettre bas les armes! Mais n'avez-vous pas votre garde nationale? Vous oubliez que Napoléon m'accablerait des plus justes reproches si je ne lui ramenais pas tout ce qui est ramenable!"
Le prince Talleyrand traversa aussi le salon avec son air calme et indifférent. Il demeura assez longtemps dans le cabinet du maréchal. En le quittant, il s'arrêta pendant quelques instants dans la foule qui encombrait le salon, et échangea quelques mots avec certaines personnes de sa connaissance. Tout le monde se montrait curieux de savoir ce qu'il avait pu dire, et, en conséquence, s'empressait autour de ceux avec qui il venait de parler: ce qui fit qu'Orlof resta un moment presque seul dans son coin. Talleyrand profita de cet instant pour s'approcher de lui et lui dire avec une certaine solennité: "Monsieur, veuillez mettre aux pieds de l'Empereur votre maître l'hommage du profond respect du prince de Bénévent. — Prince, répondit Orlof à voix basse, comptez bien que je ne manquerai pas de remettre ce blanc-seing à S. M. I." Un léger et presque imperceptible sourire parut sur les lèvres de Talleyrand, qui, satisfait d'avoir été compris à demi-mot, quitta alors le salon du duc de Raguse.
A ce moment, il s'y fit un mouvement extraordinaire, causé par l'arrivée d'un aide de camp de l'empereur, le général de division comte Alexandre de Girardin. L'apparition d'un des représentants du gouvernement personnel modifia aussitôt la physionomie générale de l'assistance. Chacun prit une mine martiale ; les entretiens, tout à l'heure si animés, devinrent des chuchotements, et ceux qui allaient se rapprocher d'Orlof, afin de causer à leur tour avec lui, se retirèrent bien vite pour se perdre dans la foule. Il était près de onze heures du soir, et on passa dans la salle à manger. A table, Orlof se trouva placé à côté de Girardin, qu'il connaissait depuis Wilna. Il eut encore à combattre là les digressions calculées et les fausses assertions d'un homme aigri par la mauvaise situation des affaires, de même que par l'insuccès complet de sa propre mission; d'un homme qui s'efforçait d'enfler le chiffre des forces effectives que Napoléon avait encore à sa disposition, et de diminuer celles des alliés. Du reste, Orlof affirme que M. de Girardin était à ce moment porteur de l'ordre, donné par Napoléon, d'imiter, lorsque tout serait perdu sans ressource, l'exemple donné par les Russes eux-mêmes à Moscou, et de faire alors sauter la poudrière de Grenelle: catastrophe qui, en détruisant complètement Paris, ses monuments et son immense population, eût englouti amis et ennemis. Il ajoute que le colonel Lascours avait refusé positivement d'obéir à M. de Girardin, tant que celui-ci ne lui remettrait pas un ordre écrit de la main même de l'empereur Napoléon. […] Depuis le départ des commissaires, les rapports d'Orlof avec le grand quartier général avaient complètement cessé, et il ne savait plus rien des plans des alliés. Il commençait donc à être inquiet, lorsque vers les deux heures du matin on lui annonça l'arrivée du comte de Paar, qui lui apportait cette décisive lettre du comte de Nesselrode.
"A. M. LE COLONEL ORLOF. Monsieur, Sa Majesté l'Empereur, d'accord avec le feld-maréchal prince de Schwartzenberg, a trouvé plus avantageux pour l'armée alliée de ne pas insister sur la condition mise d'abord à l'évacuation de Paris. Toutefois, les alliés se réservent le droit de poursuivre l'armée française sur la route qu'elle aura prise. En conséquence, vous êtes autorisé par la présente à signer, conjointement avec le colonel comte de Paar, la convention relative à la reddition et à l'occupation de Paris, d'après les conditions sur lesquelles nous étions tombés d'accord avec les maréchaux ducs de Trévise et de Raguse avant que je ne quittasse la conférence. Veuillez, Monsieur, recevoir l'assurance de ma considération particulière, Comte Nesselrode. Bondy, le 18 (30) mars 1814."
Cette lettre levait toutes les difficultés. Orlof en communiqua le contenu au comte de Paar, s'entendit avec lui sur ce qui restait à faire, puis fit annoncer au maréchal Marmont qu'ils étaient prêts à rédiger et à signer la capitulation de Paris. Le maréchal accourut, et on se mit aussitôt à l'œuvre dans le salon même, en présence de tous ceux qui se trouvaient là. Orlof écrivit le traité sur du papier à lettre ordinaire, tandis que le comte de Paar, penché sur son épaule, suivait de l'œil les mouvements de la plume et approuvait ce qu'il écrivait. Au bout d'un quart d'heure tout était fini, et Orlof remit au maréchal le traité […]
Marmont prit le papier et le parcourut d'un air inquiet. Mais sa physionomie prit bientôt une expression plus gaie. Il lut les articles à haute et intelligible voix, et d'un air qui voulait dire qu'il attendait les observations et les conseils des nombreux témoins de cette scène. Tous se turent. Il rendit alors le papier à Orlof en déclarant qu'il n'avait aucune objection à faire quant au contenu ou la forme, et que dès lors il acquiesçait complètement au projet de capitulation. Il chargea les colonels Fabvier et Dunys de signer l’acte avec Orlof et Paar. Cette formalité fut remplie sur l'original même, et copie du tout fut remise à Marmont.
On nomma alors une députation civile chargée de se rendre au grand quartier général des alliés; elle se composait du comte Chabrol, préfet du département de la Seine, du baron Pasquier, préfet de police, et d'un certain nombre de membres du conseil municipal. Le jour commençait déjà à paraître, lorsque la députation se mit en marche. Orlof l'accompagna jusqu'à Bondy, à travers les bivouacs russes. Arrivé au quartier général, il l'introduisit dans le grand salon du château, et la fit annoncer au comte de Nesselrode, qui parut quelques instants après. Quant à Orlof, il alla trouver l'empereur, qui était encore au lit: "Quelles nouvelles m'apportez-vous? lui dit Alexandre." Sire, voici la capitulation de Paris, répondit Orlof. L'empereur prit la feuille de papier et en lut le contenu. Ensuite il la plia, la plaça sous son oreiller.
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