Aigle a écrit :
Branda avance cette hypothèse avec prudence en partant du fait que Napoleon avait souvent évoqué son suicide et aurait connu des épisodes dépressifs dans sa jeunesse et à Sainte Hélène...
Et de la prudence, il faut en avoir beaucoup sur un tel terrain…
A présent, Napoléon a-t-il « souvent évoqué son suicide » ?
Le mot « souvent » me paraît exagéré. On peut à ce sujet évoquer la lettre mélancolique du 3 mai 1786 :
«Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute la vivacité de la mélancolie. De quel côté est-elle tournée aujourd’hui ? Du côté de la mort.[…]
Quelle fureur me porte donc à vouloir ma destruction ? Sans doute, que faire dans ce monde ? Puisque je dois mourir, ne vaut-il pas autant se tuer ? Si j’avais déjà passé soixante ans, je respecterais les préjugés de mes contemporains et j’attendrais patiemment que la nature eût achevé son cours ; mais puisque je commence à éprouver des malheurs, que rien n’est plaisir pour moi, pourquoi supporterais-je des jours que rien ne me prospère ? Que les hommes sont éloignés de la nature ! Qu’ils sont lâches, vils, rampants ! […]
La vie m’est à charge parce que je ne goûte aucun plaisir et que tout est peine pour moi. Elle m’est à charge parce que les hommes avec qui je vis et vivrai probablement toujours ont des mœurs aussi éloignées des miennes que la clarté de la lune diffère de celle du soleil. Je ne peux donc pas suivre la seule manière de vivre qui pourrait me faire supporter la vie, d’où s’ensuit un dégoût pour tout. »
Puis, bien plus tard, les confidences tenues le 3 août 1815, dans la rade de Plymouth :
« Nous nous promenions dans sa chambre, il était calme; mais affecté, et en quelque façon distrait:
"Mon cher, continua-t-il, j'ai parfois l'envie de vous quitter, et cela n'est pas bien difficile; il ne s'agit que de se monter un tant soit peu la tête, et je vous aurai bientôt échappé; tout sera fini, et vous irez rejoindre tranquillement vos familles. D'autant plus que mes principes intérieurs ne me gênent nullement; je suis de ceux qui croient que les peines de l'autre monde n'ont été imaginées que comme complément aux attraits insuffisants qu'on nous y présente. Dieu ne saurait avoir voulu un tel contrepoids à sa bonté infinie, surtout pour des actes tels que celui-ci. Et qu'est-ce après tout ? Vouloir lui revenir un peu plus vite."
Je me récriai sur de pareilles pensées. Le poète, le philosophe avait dit que c'était un spectacle digne des Dieux que de voir l'homme aux prises avec l'infortune; les revers et la constance avaient aussi leur gloire; un aussi noble et aussi grand caractère ne pouvait pas s'abaisser au niveau des âmes les plus vulgaires; celui qui nous avait gouvernés avec tant de gloire, qui avait fait et l'admiration et les destinées du monde, ne pouvait finir comme un joueur au désespoir, ou un amant trompé. Que deviendraient donc tous ceux qui croyaient, qui espéraient en lui ? Abandonnerait-il donc sans retour un champ libre à ses ennemis ? L'extrême désir que ceux-ci en font éclater, ne suffisait-il pas pour le décider à la résistance ? D'ailleurs, qui connaissait les secrets du temps ? Qui oserait affirmer l'avenir ? Que ne pourrait pas amener le simple changement d'un ministère, la mort d'un prince, celle d'un de ses confidents, la plus légère passion, la plus petite querelle ?—etc., etc.
"Quelques-unes de ces paroles avaient leur intérêt," disait l'Empereur; "mais que pourrions-nous faire dans ce lieu perdu ?—" Sire, "nous vivrons du passé; il a de quoi nous satisfaire. Ne jouissons-nous pas de la vie de César, de celle d'Alexandre ? Nous posséderons mieux, vous vous relirez, Sire !— "Eh bien!" dit-il: "nous écrirons nos Memoires. Oui, il faudra travailler; le travail aussi est la faux du temps. Après tout, on doit remplir ses destinées; c'est aussi ma grande doctrine. Eh bien ! que les miennes s accomplissent!"
Et reprenant dès cet instant un air aisé et même gai, il passa à des objets tout à fait étrangers à notre situation. »
(Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène)
Par la suite, il évoqua encore son suicide, mais pour balayer cette éventualité :
« Nous avons parcouru les contrées les plus infortunées de l'Europe, aucune ne saurait être comparée à cet aride rocher. Privé de tout ce qui peut rendre la vie supportable, il est propre à renouveler à chaque instant les angoisses de la mort. Les premiers principes de la morale chrétienne, et ce grand devoir imposé à l'homme de suivre sa destinée, quelle qu'elle soit, peuvent l'empêcher de mettre lui-même un terme à une si horrible existence; l'Empereur met de la gloire à demeurer au-dessus d'elle. Mais si le Gouvernement britannique devait persister dans ses injustices et ses violences envers lui, il regarde comme un bienfait qu'il lui fasse donner la mort. »
(Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène)
« Il se félicitait du reste que ses opinions morales fussent de nature à ne pas l'arrêter, quand, à l'imitation des anciens, il voudrait se soustraire aux dégoûts et aux traverses de la vie. Il disait qu'il n'entrevoyait pas parfois sans horreur le grand nombre d'années qu'il pouvait encore avoir à courir, ainsi que l'inutilité d'une longue vieillesse; que s'il pouvait se dire que la France était heureuse, tranquille et sans besoin de lui, il aurait assez vécu. »
(Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène)
"Ç'a toujours été ma maxime, qu'un homme montre plus de vraie bravoure en supportant les calamités et en résistant aux malheurs qui lui arrivent, qu'en se débarrassant de la vie. C'est l'action d'un joueur qui a tout perdu, ou celle d'un prodigue ruiné, et cela ne prouve qu'un manque de courage. Votre gouvernement se trompe s'il s'imagine qu'en cherchant tous les moyens de m'accabler, tels que de m'exiler ici, de me priver de toute communication avec mes parents les plus proches et les plus chers, au point que j'ignore s'il existe encore une personne de mon sang en m'isolant du monde et en m'imposant des restrictions inutiles et vexatoires, qui deviennent plus rigoureuses de jour en jour ; en envoyant la lie des hommes pour me servir de geôlier ; il se trompe, s'il croit fatiguer ma patience et me pousser à commettre un suicide. Si jamais j'avais eu un semblable dessein, l'idée seule du plaisir que cela lui procurerait m'eût empêché de l'accomplir."
(O'Meara, Napoléon dans l’exil)
Dans la même veine, on peut également cité les mots tenus face à Bausset (Mémoires anecdotiques sur l’intérieur du palais) :
« Le suicide ne convient ni à mes principes ni au rang que j'ai occupé sur la scène du monde... Je suis » un homme condamné à vivre..., » dit-il en soupirant encore ! Nous fîmes plusieurs tours de la terrasse, dans un silence profond et triste. »
Ces mots auraient été tenus le 11 avril 1814, deux jours avant sa tentative du 13…
On lui doit d’autres réflexions sur le sujet, mais ce n’est pas ici de « son » suicide dont il s’agit, mais du suicide en général.
"Le suicide est à mes yeux le crime le plus révoltant, et rien, selon moi ne peut le justifier. Cet acte provient, certainement, de l'espèce de crainte que nous appelons poltronnerie. Car quel titre a au courage l'homme qui tremble devant les caprices de la fortune ? Le véritable héroïsme consiste à devenir supérieur aux maux de la vie, n'importe sous quelle forme ils nous appellent au combat."
(Warden, Correspondance)
"Il y a de la lâcheté à se suicider ; les Anglais se tuent souvent, c'est une maladie causée par leur climat humide. De mon temps, à Paris, il y avait chaque jour une demi-douzaine de suicides. Au retour de Marengo, plusieurs de mes grenadiers se sont suicidés pour de vrais souillons. Ils trouvaient que leur amour-propre était blessé !"
(Gourgaud, Journal de Sainte-Hélène)
« Un homme a-t-il le droit de se tuer ? Oui, si sa mort ne fait tort à personne et si la vie est un mal pour lui. Quand la vie est-elle un mal pour l'homme ? Lorsqu'elle ne lui offre que des souffrances et des peines. Mais, comme les souffrances et les peines changent à chaque instant, il n'est aucun moment de la vie où l'homme ait le droit de se tuer. Le moment ne serait arrivé qu'à l'heure même de sa mort, puisque alors seulement il lui serait prouvé que sa vie n'a été qu'un tissu de maux et de souffrances.
Il n'est pas d'homme qui n'ait eu plusieurs fois dans sa vie l'envie de se tuer, succombant aux affections morales de son âme, mais qui, peu de jours après, n'en eût été fâché par les changements survenus dans ces affections et dans les circonstances. L'homme qui se fût tué le lundi eût voulu vivre le samedi, et cependant on ne se tue qu'une fois. La vie de l'homme se compose du passé, du présent et de l'avenir; il faut donc que la vie soit un mal pour lui, sinon pour le passé, le présent et l'avenir, au moins pour le présent et l'avenir. Mais, si elle n'est un mal que pour le présent, il sacrifie l'avenir. Les maux d'un jour ne l'autorisent pas à sacrifier sa vie à venir. L'homme dont la vie est un mal, et qui aurait l'assurance, ce qui est impossible, qu'elle le serait toujours, et ne changerait pas de position ou de volonté, soit par des modifications de circonstances et de situation, soit par l'habitude et la marche du temps, ce qui est encore impossible, aurait seul le droit de se tuer. L'homme qui, succombant sous le poids des maux présents, se donne la mort, commet une injustice envers lui-même, obéit par désespoir et faiblesse à une fantaisie du moment, à laquelle il sacrifie toute l'existence à venir. La comparaison d'un bras gangrené que l'on coupe pour sauver le corps n'est pas bonne : lorsque le chirurgien coupe le bras, il est certain qu'il donnerait la mort au corps; ce n'est pas un sentiment, c'est une réalité; au lieu que, quand les souffrances de la vie portent un homme à se tuer, non seulement il met un terme à ses souffrances, mais encore il détruit l'avenir. Un homme ne se repentira jamais de s'être fait couper un bras; il peut se repentir et se repentira presque toujours de s'être donné la mort. »
(Marchand, Mémoires)
« On dit que César fut sur le point de se donner la mort pendant la bataille de Munda; ce projet eût été bien funeste à son parti: il eût été battu comme Brutus et Cassius !!... Un magistrat, un chef de parti, peut-il donc abandonner les siens volontairement ? Cette résolution est-elle vertu, courage et force d'âme ? la mort n'est-elle pas la fin de tous les maux, de toutes contrariétés, de toutes peines, de tous travaux, et l'abandon de la vie ne forme-t-il pas la vertu habituelle de tout soldat ? Veut-on, doit-on se donner la mort ? Oui, dit-on, lorsque l'on est sans espérance. Mais qui, quand, comment peut-on être sans espérance sur ce théâtre mobile, où la mort naturelle ou forcée d'un seul homme change sur-le-champ l'état et la face des affaires. »
(Marchand, Précis des guerres de César)
"Un soldat doit savoir vaincre la douleur et la mélancolie des passions ; [...] il y a autant de vrai courage à souffrir avec constance les peines de l'âme qu'à rester fixe sous la mitraille d'une batterie.
S'abandonner au chagrin sans résister, se tuer pour s'y soustraire, c'est abandonner le champ de bataille avant d'avoir vaincu."
(Ordre du jour du 12 mai 1802)
Mais au-delà de ces réflexions, restent quand même (sans parler de son attitude à Arcis-sur-Aube) la constitution par Yvan d’un poison, la tentative du 13 avril 1814, et celle, bien plus douteuse, de la nuit du 21 au 22 juin 1815.