Concernant les motivations de Moreau, sa correspondance peut apporter quelque éclaircissement :
Moreau, alors aux Etats-Unis, fut abordé par les Russes, par l’intermédiaire du comte Pahlen en 1807. Aux offres du Tsar, Moreau répondit par cette lettre écrite le 23 juin : « Je n'aurais pas balancé à accepter les propositions généreuses de Sa Majesté Impériale de Russie, si elles m'étaient parvenues avant la guerre qu'elle s'est trouvée forcée de faire au gouvernement français. Il me semble qu'il ne conviendrait ni à la dignité de sa couronne, ni à ma délicatesse, de prendre du service dans son armée pendant la guerre actuelle. On ne considérerait plus cela comme un droit qu'a tout habitant d'un pays qu'il est forcé de quitter, de chercher une nouvelle patrie où elle lui est offerte; mais il serait facile à un gouvernement, seul maître de toutes les presses, de le faire envisager à mon égard comme un désir de vengeance contre mes compatriotes et à l'égard de Sa Majesté Impériale comme une subornation et une nécessité peu honorable pour elle et son armée. En supposant même que je puisse accepter, dès à présent, le service qui m'est offert, les distances où je me trouve le rendraient inutile, la crise actuelle devant avoir une issue très prompte. Quelle que soit l'armée qui triomphe, la paix sera sans nul doute la suite des événements militaires. S'ils sont favorables aux Russes, il est probable que le chef du gouvernement français succombera, tant par le mécontentement de son armée que de l'intérieur. Et certes, cet événement serait hâté s'il était possible de faire connaître aux Français les intentions modérées et pleines de raison de Sa Majesté Impériale à leur égard. Mais on ne peut se dissimuler les difficultés de rien faire pénétrer dans ce malheureux pays. D'un côté, la surveillance est excessive, et de l'autre, la terreur est telle que trois personnes n'osent se communiquer leur pensée par la crainte d'avoir un traître parmi elles. Il y a longtemps que j'ai quitté la France, et les correspondances intimes avec ce pays sont tellement difficiles, pour ne pas dire impossibles, que je ne puis dire ce qu'on doit attendre ou espérer des Français contre le petit nombre de scélérats qui les oppriment. Un voyage en Europe ne m'instruirait pas davantage ; les pays, sous la domination de Bonaparte, sont d'une telle étendue, que je ne serais guère plus rapproché que je ne le suis, et sans nul doute, la surveillance sur les amis que je puis y avoir serait beaucoup plus sévère. Ainsi placé sous sa domination, je serais plus occupé à me cacher qu'à toute autre chose, et parmi les ennemis de sa puissance, il lui serait facile de me faire perdre la popularité que je puis encore avoir en France et par conséquent me réduire à une entière inutilité. Cependant, je ne dissimule pas la nécessité de faire connaître dans ce malheureux pays les intentions sages de Sa Majesté Impériale de Russie, que tout désir de partage et de conquête est loin de ses projets et de ses inclinations et qu'Elle laisserait la France se choisir le gouvernement qui lui conviendrait du moment où le tyran qui la gouverne cesserait de la tourmenter, ainsi que l'Europe. Quels que soient les événements qui suivront la crise actuelle de l'Europe, du moment où mon pays se trouve soumis à une oppression, que je ne veux ni servir, ni partager, je supplie Sa Majesté Impériale de croire que si mes services Lui étaient encore agréables, Elle peut compter sur mon entier dévouement. Mais Elle appréciera sûrement les motifs qui m'engagent à ne les Lui offrir que dans un moment où on ne pourrait attaquer ni ma délicatesse, ni la dignité de Sa couronne. »
Les démarches russes furent renouvelées à la mi-mars 1813, cette fois, par l’intermédiaire de Daschkoff. Ce dernier avertit Romanzoff le 8 avril que Moreau n’hésiterait pas à quitter les Etats-Unis s’il n’était sans nouvelle de sa femme, alors en convalescence en France. A cette lettre était joint un mémoire où Moreau couchait ses idées sur la manière de poursuivre la guerre et sur la constitution d’un corps de 30 à 40 mille hommes, composé d’anciens prisonniers français, destiné à être débarqué en France ou dans les Flandres. Moreau terminait par ces mots : « On doit donc se borner à proclamer la haine du Tyran, la paix, la modération et l'indulgence la plus complète pour toutes les opinions, quel que soit le gouvernement qu'on établisse. La France entière, qui abhorre l'état actuel des choses, n'a probablement pas d'opinion formée contre la probité de celui qui entreprendra cette expédition. Aucun motif d'ambition particulière ne le dirige. Rendre la paix à l'Europe et le bonheur à la France, est le but de ses projets; jouir à l'abri d'un gouvernement libéral du fruit de ses travaux est son seul désir. »
Le 6 mai 1813, Moreau confiait ses projets à Bernadotte : « Mon cher général, Ce n'est pas au prince royal de Suède que je m'adresse; je suis plein de respect pour lui, et je fais les vœux les plus sincères pour son bonheur particulier et la prospérité de la nation qu'il est destiné à gouverner. Comme soldat, j'admire les soldats de Gustave et de Charles XII; comme Français, je dois de la reconnaissance aux Suédois d'avoir choisi un successeur parmi nos compatriotes. C'est donc à cet ancien compagnon d'armes, à ce compatriote, que je crois devoir et pouvoir ouvrir ma pensée sur la situation présente de l'Europe. D'après la honteuse défaite de l'armée française en Russie, son chef n'échappera pas au double reproche de folie et de lâcheté, et restant ainsi exposé à la risée de l'Europe et à l'indignation des Français, je n'imagine pas qu'il puisse conserver une autorité à la fois monstrueuse et inquiétante pour l'Europe, avilissante et tyrannique pour la France. L'instant favorable dont nous avons souvent parlé pour débarrasser notre patrie de ce lâche et insolent usurpateur, paraît s'approcher, mais si on ne hâte pas la catastrophe et qu'on se borne à l'attendre, il peut encore faire bien du mal. Malgré ses folies, il sait la guerre mieux que les adversaires qui lui ont été opposés jusqu'à présent. En retirant presque toute son armée d'Espagne et y renvoyant Ferdinand VII, ce qui le dispenserait de laisser beaucoup de monde sur cette frontière, il peut rassembler au mois de juillet prochain deux cent cinquante à trois cent mille hommes, et opposer encore une terrible résistance, si surtout il est soutenu par la maison d'Autriche. L'espoir de l'opposition à la nouvelle conscription, qu'on devrait regarder comme certaine, sans une force disponible pour la faire exécuter, cesse si le mouvement de l'année d'Espagne, traversant la France dans presque toutes les directions, se combine avec les levées de cette conscription; alors les vieilles bandes aguerries par quatre ans de guerre civile, renforcées par les recrues dont elles auraient forcé la levée, se précipiteraient au devant de l'armée russe et des alliés qu'elle aurait pu se faire en Allemagne. Ne pensez-vous pas qu'il doit exister parmi les prisonniers français en Russie, une masse assez considérable d'officiers et soldats furieux d'avoir été sacrifiés nombre d'années à satisfaire l'ambition et l'avidité de leur chef ? La dernière campagne doit avoir ajouté le mépris à la rage, et je crois que c'est parmi eux qu'on doit chercher le noyau qui doit servir d'appui à la révolution qu'on doit tenter le plus promptement possible. Je me rappelle l'affaire de Quiberon, entreprise avec des prisonniers, mais je crois que les circonstances sont bien différentes et infiniment plus favorables. Les premiers combattaient contre la liberté de leur pays, sous une bannière qu'ils détestaient; ceux-ci, au contraire, se battront pour arracher la France à la tyrannie la plus avilissante qui ait jamais pesé sur aucune nation moderne. Doit-on avoir confiance dans la manière dont ils combattraient s'il fallait en venir à cette extrémité ? Je conçois tout l'avantage d'un gouvernement établi depuis six années et la répugnance que peuvent avoir ceux qui l'attaquent, à combattre les troupes de l'autorité reconnue, quelque monstrueuse et quelque illégale qu'elle puisse être. Mais si la haine qu'on porte à Bonaparte dans toutes les classes et dans toutes les parties de la France, est telle qu'on le rapporte, elle servira à entretenir l'animosité des prisonniers de Russie et à leur faire considérer les appuis du gouvernement impérial comme les ennemis de la nation. Cela établi, quels sont les moyens d'exécuter et peut-on se les procurer ? Trouvera-t-on parmi les prisonniers français un nombre d'hommes de bonne volonté suffisant pour tenter cette entreprise? — L'empereur de Russie consentira-t-il à le donner ? Devrait-on chercher à pénétrer en France sans l'appui de l'armée russe ou ne vaudrait-il pas mieux l'essayer par un débarquement sur les côtes de Picardie ou de Normandie ? Je considère le dernier moyen comme le plus avantageux. Si par un malheur impossible à prévoir, ma femme n'avait pas été obligée d'aller en France pour rétablir une santé délabrée par la rigueur de ce climat, il y a longtemps que je serais parti pour aller près de vous chercher la solution de toutes ces questions, mais la crainte du traitement qu'elle pourrait éprouver m'a retenu. Je n'ai négligé aucune occasion de l'engager à hâter son retour, et comme il suffit qu'elle soit instruite de mes projets, du moment qu'une de mes lettres aura pu lui parvenir, je pars sans le moindre délai; ainsi la réponse que je vous demandais dans le premier double de la présente vers la mi-avril, n'arriverait ici que longtemps après mon départ pour Gothenbourg. L'empereur de Russie m'a fait proposer par son ministre ici de me rendre à Saint-Pétersbourg; il doit connaître maintenant les motifs qui ont retardé mon départ; j'en ai également parlé à Rapatel en lui disant de prendre d’avance les ordres de l'empereur sur les moyens de lever un corps de prisonniers pour agir en France dans le cours de la campagne prochaine. Présumant que mon épouse aura reçu les avis que je lui ai envoyés dans le courant de juin, je compte partir d'ici vers la moitié du même mois, sur un navire qui se prépare à cet effet pour Gothenbourg. Je suis prêt à pénétrer, en France à la tête de troupes françaises, mais je ne vous dissimule pas ma répugnance d'y marcher à la tête de troupes étrangères. Supposez-vous une grande résistance de la part de tous ces militaires, maréchaux et autres, que Bonaparte a gorgés de richesses et enlacés de cordons ? Vous avez sûrement conservé ou des relations dans l'armée française, ou le souvenir du degré de fidélité ou de mécontentement des différentes classes qui la composent. Les connaissances doivent influer sur l'opinion qu'on doit se former des obstacles qu'on rencontrera. Quel gouvernement devrait-on établir si on détruit celui qui existe ? J'ignore quelles sont les opinions dominantes dans un pays royalisé depuis dix ans. Quant à moi, je suis parfaitement libre et sans préjugés; et si la nation désire les Bourbons, avec lesquels je n'ai jamais eu l'ombre de rapport, malgré la fameuse conspiration, je les verrais reprendre le gouvernement avec plaisir, sous des conditions qui assurassent la liberté personnelle des Français, garantie par quelques corps intermédiaires assez puissants pour arrêter l'ambition et l'avidité des courtisans; je crois même que c'est le seul moyen d'en finir. J'apprends qu'ils ont envoyé un agent à Saint-Pétersbourg, peut-être avec l'espoir d'y enrôler quelques Français : je ne désirerais nullement combattre sous cette bannière, qui jusqu'à présent n'a pas été heureuse en révolutions; et puis, je ne voudrais jamais me charger d'être l'instrument d'une vengeance particulière. J'ai vu avec beaucoup de plaisir par l'exposé des négociations entre la France et la Suède, qu'il y a quelque probabilité de vous voir en guerre contre Bonaparte. Je trouve cela bien avantageux pour la France qui, sans nul doute, trouvera en vous un appui dès qu'elle sera débarrassée du chef qui la déshonore. J'avais remis le premier double de la présente à un négociant américain se rendant pour affaire en Suède. Je vous priais de me faire envoyer un navire si vous jugiez ma présence nécessaire, et vous priais de me transmettre vos instructions sous le couvert de David Parish, à Philadelphie; mais ayant jugé que je ne pourrais être rendu que vers la fin de septembre, ce qui serait trop long pour agir cette année, je me suis décidé à partir dans le courant de juin, vers l'époque où je prévoirai que ma femme pourra quitter la France. Le despotisme de M. Davoust, à Hambourg, a empêché M. Parish d'aller à Stockholm vous complimenter sur votre avènement, et la lettre que Rapatel m'a écrite après avoir eu l'honneur de vous voir, ne m'est pas parvenue. Ce n'est que sur une lettre de Mme de Staël à ses correspondants ici qu'elle charge de me dire que vous désiriez me voir à Stockholm, que j'ai cru devoir prendre la liberté de vous écrire et de vous faire part de ce que je projette contre notre ennemi commun, mais je crois essentiel que les puissances belligérantes, d'accord sur les bases de la paix, consentissent à ce qu'on la proclamât en France, du moment où le gouvernement impérial de Bonaparte serait détruit. En assurant le prince royal de Suède de tout mon respect, j'espère que le général Bernadotte voudra bien agréer les sentiments de l'attachement le plus sincère avec lesquels je suis Signé : Moreau »
Décidé à regagner l'Europe, Moreau écrivit cette lettre à sa femme, peu de temps avant son départ : « Ma bien chère amie, A ton arrivée ici, tu seras sans doute bien étonnée d'apprendre que j'ai quitté ce pays pour l'Europe, à moins qu'une des nombreuses lettres que je t'ai écrites depuis le mois de mars dernier, époque où j'ai reçu les propositions directes de la Russie et les invitations que m'a fait faire Bernadotte de me rendre en Europe ne te soit parvenue. Par la lettre que m'a remise M. Nérac, tu prévoyais ce cas, et rien ne m'a fait plus de plaisir, puisque c'était l'approuver. Les circonstances n'ont jamais été plus favorables pour rentrer dans notre pays; mais le désir d'empêcher que la France entière ne soit la victime de la vengeance étrangère, à la chute de Bonaparte, me fait désirer d'y contribuer. J'ignore encore ce qu'on va faire. J'ai envoyé, il y a deux mois, un mémoire où j'exprime le désir qu'on me forme une petite armée des prisonniers français en Russie avec lesquels je tâcherais d'aborder en France et de donner un point d'appui aux mécontents. Je désirerais que Bonaparte tombât de la main des Français; cela serait bien avantageux et bien honorable pour eux. »
Le 25 juin, Moreau quittait les Etats-Unis pour Göteborg où il débarquait le 27 juillet. Le 6 août, Bernadotte l’accueillait à Stralsund. C’est là que Moreau rencontra son ancien aide de camp, Rapatel, qui lui apprit que son projet de constitution d’une troupe de prisonniers français ne pouvait être mené à bien. Moreau quitta Bernadotte le 10 août et parvint six jours plus tard à Prague où il rencontra les souverains alliés les jours suivants. La campagne n’allait pas tarder à reprendre, et Moreau, aux côtés d’Alexandre, fut emporté par un boulet français le 27 août suivant.
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
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