Pierma a écrit :
L'inconvénient c'est que cette exécution a été perçue - à juste titre - comme un assassinat par toutes les cours d'Europe. Pour quelqu'un qui espérait se faire reconnaître à terme comme un égal dans le concert des dynasties ce n'était pas très habile.
On peut à ce sujet citer l’exposé que fit le 5 avril 1804, l'adjoint du ministre des affaires étrangères de Russie :
"L'incursion que les Français viennent de se permettre sur le territoire de l'empire germanique, pour y enlever le duc d'Enghien et pour conduire ce prince à un supplice immédiat, est un événement qui donne la mesure de ce que l'on doit attendre d'un gouvernement qui ne connaît plus de bornes dans ses violences et qui foulent aux pieds les principes les plus sacrés. Sa Majesté, indignée d'une violation aussi criante de tout ce que l'équité et le droit des nations peuvent prescrire de plus obligatoire, répugne à conserver plus longtemps des rapports avec un gouvernement qui ne connaît ni frein ni devoirs d'aucun genre, et qui, entaché d'un assassinat atroce, ne peut plus être considéré que comme un repère de brigands, qui, malgré leur puissance, n'en méritent pas moins cette dénomination.
L'attentat, que Bonaparte vient de consommer, devrait attirer sur la France le cri de la vengeance et de l'improbation de la part de tous les états de l'Europe, et donner le signal d'une opposition générale ; mais si d'autres puissances, frappées de terreur et dénuées d'énergie, gardent un humble silence dans un moment pareil, conviendrait-il à la Russie de suivre cet exemple ? N'est-ce pas à elle, au contraire, de donner la première celui que le reste de l'Europe doit suivre pour être sauvée d'un bouleversement immanquable dont elle est menacée ? S. M. I. mue par ces considérations, conduite par son coeur sensible et loyal, et par le sentiment de sa propre dignité, croit nécessaire de faire prendre à sa cour le deuil pour la mort du duc d'Enghien, et se propose de manifester hautement toute son indignation sur les procédés iniques de Bonaparte. S. M. voudrait d'autant moins suivre une autre règle de conduite, que l'infraction du droit des gens ayant été commise sur le territoire d'un prince qui, par les liens de la parenté, tient de si près à l'empereur, l'outrage fait dans cette occasion à toute l'association des états européens et à l'humanité même ne peut sous ce rapport que le blesser doublement. Notre Auguste Maître considérant qu'il devient désormais flétrissant et inutile d'entretenir des rapports avec un gouvernement qui respecte tout aussi peu l'équité pour le fond que la décence dans les formes, et envers lequel toute représentation en faveur du droit et contre l'oppression est totalement infructueuse, croit devoir ne plus conserver avec lui des relations, et penche à renvoyer d'ici la mission française, en même temps qu'il rappellera de Paris celle de Russie. L'empereur intimement convaincu qu'il ne convient pas, ni à sa dignité ni à l'honneur de son empire, de rester passif après l'attentat qui a eu lieu, ne se dissimule pas les inconvénients partiels et momentanés qui pourront être la suite d'une résolution dont il voit la nécessité. S. M. désire de s'entourer de toutes les lumières, dans un moment aussi important, et a voulu à cet effet rassembler les membres de son conseil, en y adjoignant des personnes dont l'expérience et l'habileté dans la diplomatie sont connues. L'Empereur m'a ordonné de leur exposer succinctement l'état de la question et la résolution qu'il est porté à prendre dans ces circonstances, ainsi que les raisons qui l'y déterminent, enfin d'indiquer les avantages et les inconvénients qui peuvent en résulter pour le bien des affaires en général et celles de la Russie en particulier.
Depuis le rétablissement des rapports entre la Russie et la France, il serait difficile de citer un seul avantage réel qui en soit résulté pour notre cour. Le gouvernement français n'a pas tenu les engagements les plus solennels qu'il avait pris envers la Russie, et nos instances maintes fois répétées, fondées sur ces engagements en faveur des princes auxquels l'Empereur s'intéresse, n'ont eu jusqu'à présent aucun effet. Le premier consul, dans ces derniers temps, paraît au contraire avoir pris à tâche de donner à la cour de Russie des désagréments continuels par des demandes et des procédés déplacés, que la fermeté mesurée que Sa Majesté y a opposée n'a pu faire cesser. Ce tableau en raccourci de la conduite de la France vis-à-vis de la Russie est une preuve que nous ne perdrons pas beaucoup à suspendre toute relation pour le moment avec un gouvernement qui, dans sa marche, se fait une règle de manquer à tous les égards que l'usage et les convenances ont établis, et à ne mettre aucune réciprocité dans sa conduite envers les autres gouvernements.
La résolution que prendrait l'Empereur, outre les motifs que le sentiment révolté et le devoir de ne pas agir d'une façon contraire à sa dignité lui fournissent, présente aussi divers avantages purement politiques. Il faut s'attendre que la conduite énergique de la Russie dans ce moment sera capable plus que toute autre chose de donner de l'essor à une opposition générale parmi les Etats de l'Europe, qu'il est si nécessaire de faire naître, afin de mettre des bornes à l'ambition et aux violences de Bonaparte. On doit espérer que les cours de Vienne et de Berlin, par suite de cette détermination, seront amenées à prendre aussi un parti décisif. Ces deux gouvernements et surtout le dernier, par des motifs différents, mais tous les deux principalement influencés par la terreur que leur inspire la France, n'ont pu jusqu'à présent être tirés de leur état de soumission passive, malgré les persuasions, les offres et les insinuations les plus fortes que Sa Majesté Impériale leur a fait parvenir. L'Empereur, en prenant lui-même un parti prononcé, et qui ne laisse aucun doute sur les sentiments qui l'animent et sur le système qu'il a adopté, sera dans le cas de tenir à ces deux cours un langage plus pressant, auquel ses armées réunies sur les frontières ne manqueront pas d'ajouter du poids, et pourra leur demander des réponses catégoriques sur la conduite qu'elles comptent tenir. Selon toutes les apparences et d'après les notions que nous recevons, ces deux cours, si elles sont une fois obligées à se décider, préféreront faire cause commune avec la Russie, résultat auquel il est peut-être impossible d'arriver, excepté au moment où les circonstances ne leur permettront plus de biais. C'est à peu près dans la même catégorie qu'il faut placer la Porte Ottomane, qui parait être remplie de confiance et de bonnes dispositions envers nous, et très convaincue de ce qu'elle à redouter de la part des Français.
Cependant, posons le cas que la Russie, après avoir rompu avec le gouvernement français, reste seule sans alliée continentale, que risque-t-elle par là ? Suspendre toute relation n'est pas encore entrer en guerre, et la France ne peut pas nous attaquer directement. Pour parvenir jusqu'à nous, il faut qu'elle entame d'autres puissances qui seront bien alors forcées de se défendre, en nous donnant l'occasion de voler à leur secours. La politique de la Russie dans un tel état de choses n'en deviendra nécessairement que plus influente, et nous en avons l'exemple par le rôle qu'elle a joué pendant la révolution française, lorsque, sans être précisément en guerre directe, toute relation était interrompue entre les deux puissances. Notre cour sera débarrassée par ce moyen d'un tas de tracasseries que ses rapports avec le gouvernement français lui causaient, ainsi que de la présence de cette foule d'agents répandus dans le pays.
Au reste. Sa Majesté Impériale ne peut avoir aucun doute de trouver quand il le faudra dans l’Angleterre une alliée sûre et toujours prête à se concerter et à s'unir avec Elle.
Les avantages que présente la détermination à laquelle Sa Majesté se voit amenée, par la façon d'agir inexcusable du gouvernement français, paraissent évidents. Les inconvénients qui peuvent en être la suite n'ont pas non plus échappé à l'attention de l'Empereur et doivent être indiqués ici.
Il n'est pas douteux qu'aussitôt que le gouvernement français saura que la Russie est décidée à rompre toute relation avec lui, et qu'en conséquence il n'a plus aucun ménagement quelconque à garder envers elle, son premier soin sera d'en tirer avantage, en se vengeant sur tous les Etats protégés et soutenus par Sa Majesté. Le royaume de Naples sera une première victime dans le Midi. Les Français une fois maîtres de ce pays, nos troupes à Corfou, trop peu nombreuses encore, courront des dangers, avant l'arrivée des nouveaux renforts, que Sa Majesté a ordonné de transporter aux Sept-lles, mais qui ne peuvent y être rendus qu'au bout de plusieurs mois.
Dans le Nord, il est possible que les Français voudront aussi frapper quelques coups et attaqueront le Danemark, qui, quoique disposé à une vigoureuse résistance et assuré d'être promptement secouru par Sa Majesté Impériale, ne s'attend pas à une agression aussi subite et n'est pas entièrement préparé pour s'y opposer.
Si un événement pareil à celui qui vient d'arriver avait eu lieu trois mois plus tard, quelque triste et malheureux qu'il soit en lui-même, il serait pour ainsi dire survenu à point nommé, afin de déterminer une démarche d'éclat de la part de la Russie. Les sentiments de l'Autriche et de la Prusse auraient été alors plus éclaircis et certains, le Danemark en mesure, notre corps aux Sept-Iles, renforcé, aurait été à même de garantir la Grèce et de secourir le royaume de Naples, au moyen d'un concert établi avec l'Angleterre.
Ce laps de temps qui se serait écoulé aurait augmenté les embarras de Bonaparte, à qui peut-être c'était rendre service que de lui fournir un prétexte de se désister du projet de la descente et de commencer une guerre continentale, que Sa Majesté Impériale, avare du sang de ses sujets, n'aurait voulu voir naître qu'avec les chances les plus favorables et après avoir épuisé les moyens qu'une négociation commune de toutes les puissances de l'Europe, entamée à Paris, aurait pu fournir.
Quelque fondées que soient ces considérations, l'événement qui vient d'arriver oblige à les mettre de côté ou du moins à ne les regarder que comme accessoires. Sa Majesté ne saurait ne point ressentir le procédé atroce du premier consul qui menace la sûreté de chaque Etat, sans manquer à sa dignité et sans persuader de plus en plus à l'Europe, à la France et à Bonaparte lui-même qu'il peut tout entreprendre, tout oser avec la pleine assurance de ne rencontrer nulle part de l'opposition.
Il semble, au premier coup d'œil, qu'il y aurait un moyen pour allier jusqu'à un certain point ces différents buts. Sans dissimuler une juste indignation, on pourrait ne pas rompre immédiatement avec Bonaparte, mais se contenter de prendre le deuil à l’occasion de la mort du duc d'Enghien et d'exprimer à Paris que l’Empereur ne pouvait voir avec indifférence la lésion du territoire germanique et notamment des Etats de l’électeur de Bade, d'où le duc d'Enghien avait été enlevé pour être conduit à la mort, — et que Sa Majesté désirait être informée si le gouvernement français ne désavouait pas un fait aussi inique et contraire au droit des gens; en un mot, entrer dans une explication qui ne serait demandée que pour pouvoir traîner encore environ deux mois et prendre ce temps pour se mettre davantage en mesure dans le nord et le midi de l'Europe. Le gouvernement français ne se soumettrait pas sans doute à l'humiliation de donner une satisfaction qui puisse être mise en parallèle avec ses torts, et l'interruption de tous rapports en serait la suite nécessaire. Mais à ce moyen est encore lié un nouvel inconvénient, qui est qu'aussitôt que l'on saura à Paris la nouvelle qu'on a porté à Saint-Pétersbourg le deuil pour le duc d'Enghien, et à plus forte raison lorsque M. Oubril aura fait sur cet événement des offices qui ne pourront être que d'une teneur très désagréable, le premier consul prévoyant à quoi il doit s'attendre prendra le devant, renverra notre mission de Paris et rappellera la sienne de Pétersbourg. L'impulsion de cette façon viendra de sa part, c'est lui qui osera faire une offense à la Russie et qui montrera qu'il ne craint pas sa puissance; en un mot, une grande partie des avantages qui doivent résulter de la conduite de la cour de Russie dans cette occasion seront perdus si l'on permet à Bonaparte de nous prévenir par une décision pareille à celle que Sa Majesté médite et si au lieu d'en être décontenancé, il a l'air de nous narguer aux yeux de sa nation et de toute l'Europe.
Pour ne point donner lieu à ces inconvénients, il faudrait plutôt s'en tenir à la première idée et procéder d'abord par l'annonce du deuil, puis par le rappel de notre mission de Paris, en ne gardant ici celle de Bonaparte que jusqu'au temps où le chargé d'affaires de Russie sera sorti de France. On se bornerait à envoyer avant tout deux courriers à Naples et à Copenhague, pour prévenir ces cours de la résolution qu'aurait prise Sa Majesté et de celles qui pourraient s'ensuivre de la part du gouvernement français. Pour ce qui est de Corfou, il faudrait y envoyer des ordres, afin que l'on s'y mette en posture aussi bien que possible, et qu'en attendant l'arrivée du renfort, on lève un corps d'Albanais, pour se garantir d'un premier effort sur les Sept-Iles. Il serait impossible d'entrer ici dans les détails des mesures ultérieures à prendre, cette matière exigeant d'être traitée au long et de faire l'objet d'un mémoire séparé.
Dans l'office que notre chargé d'affaires présenterait en quittant Paris, l'indigne conduite du gouvernement français relativement à l'empire germanique et aux rois de Naples et de Sardaigne, en contravention aux engagements les plus formels, pourrait être relevée avec force. — Une idée naturelle qui se présente dans cet endroit, c'est de faire en cette occasion un dernier effort en faveur des princes qui vont être dans le premier moment abandonnés à la merci de Bonaparte, et pour leur prouver encore tout l'intérêt que Sa Majesté Impériale prend à leur sort, de lui proposer comme seule réparation acceptable et comme condition indispensable du maintien des relations entre la Russie et la France, d'accorder sur-le-champ le dédommagement promis au roi de Sardaigne, d'évacuer immédiatement le royaume de Naples et tous les pays faisant partie de l'empire d'Allemagne, et de s'engager solennellement à n'y plus faire rentrer de troupes. Différents arguments s'opposent à faire une semblable demande préalable : elle sera inutile et rendra peut-être le premier consul plus acharné contre les princes en faveur desquels on parlera ; elle nous attirera un refus immanquable, qu'il est bon d'éviter, et diminuera même le caractère de loyauté et de majesté qu'aura la démarche de l'Empereur, si elle se fait dans toute la simplicité de son motif, qui est de rompre avec un gouvernement qui ne mérite plus de porter ce nom et avec lequel il est déshonorant de conserver encore des relations. Plus la modération et les principes généreux et désintéressés de l'Empereur sont connus, et plus sa détermination dans cette occurrence fera d'impression sur la nation française et dans toute l'Europe. Si toutefois le gouvernement français tient réellement à conserver des relations avec la Russie, au point de se résoudre aux conditions susmentionnées, il ne manquera pas de les proposer de lui-même, et Sa Majesté verra alors s'il lui conviendra de l'écouter.
Ayant taché d'énoncer en peu de mots les suites favorables et fâcheuses qui peuvent découler de la résolution que Sa Majesté croit devoir prendre et d'indiquer les difficultés qui se mêlent à son exécution, je dois ajouter que l'Empereur désire que les personnes qu'il a réunies aujourd'hui énoncent d'après ces données, que je suis tout prêt à compléter, si elles ne paraissent pas suffisantes, leur avis sur le mode le plus convenable selon lequel il faudrait agir dès à présent, et nommément si des raisons d'Etat et purement de prudence n'obligent pas d'arrêter encore une détermination que le sentiment et la dignité commandent au plus haut degré; s'il convient après l'annonce du deuil de faire immédiatement des démarches finales auprès du gouvernement français ou de tâcher de traîner la chose en longueur par des ouvertures préalables ; quel sens on pourrait leur donner; jusqu'à quel point nous devons du ménagement aux princes qui n'espèrent que dans la protection de l'Empereur; dans tous les cas, quelles sont les mesures à prendre pour les garantir autant que possible, et surtout le royaume de Naples qui court les plus grands risques ; en un mot quelle est la marche qu'il faut adopter , afin de ne perdre rien des avantages qui doivent résulter d'une résolution honorable et glorieuse pour Sa Majesté Impériale afin de remédier aux inconvénients qui peuvent s'y mêler.
Après avoir ainsi exécuté les ordres de Sa Majesté, il ne me reste qu'à témoigner ici combien il est important que le secret le plus inviolable soit gardé sur l'objet de la discussion qui va avoir lieu, combien la mission russe à Paris et les princes, que nous désirons exposer le moins possible, risqueraient, si la chose venait à transpirer. Sa Majesté Impériale connaissant à fond le caractère et le zèle pour son service des personnes qu'elle a réunies, est dans une pleine sécurité à cet égard. »