Les premiers coups de semonces tonnèrent au printemps 1807 suite à cette missive de l’ambassadeur Dupont-Chaumont à Talleyrand en date du 8 mars : « Le Roi […] vient de faire un nouvel essai qui pourrait […] avoir des conséquences fâcheuses; je veux parler du rétablissement de la noblesse dans ses titres. Ces privilèges, sujet autrefois de tant de discordes, couverts par quinze années de révolution, s'ils n'étaient pas entièrement oubliés, la privation en avait du moins grandement affaibli le souvenir. Rétablis, ils vont demander compte des persécutions qu'ils ont éprouvées et se faire justice sur les fonctionnaires et les distinctions nouvelles; et on ne prévoit pas ce qui peut en résulter. Nécessairement, dès le premier jour, la ligne de démarcation se rétablit dans la société. Les humiliations et le mépris, succédant à la persécution qui ne peut plus exister, seront le partage nécessaire des catholiques, du commerce, des gens éclairés, du parti français enfin, dont le ministre de France a été le protecteur et le chef depuis deux siècles. Je ne me permettrai aucune autre réflexion sur ce sujet, dont je dois cependant compte à V. A., parce que je ne puis penser que le Roi ait pu prendre aussi précipitamment une détermination de cette importance contres le intérêts de la France sans l'avoir concertée avec S. M. I. ; et, dans ce cas, devant entièrement changer de marche, il est important, Monseigneur, que vous me donniez des instructions auxquelles je me conformerai. »
La dépêche fut logiquement transmise à l’Empereur qui écrivit à Louis le 30 du même mois : « Mon frère, j'apprends une nouvelle à laquelle je refuse d'ajouter foi, tant elle me paraît extraordinaire. On m'assure que vous avez dans vos États rétabli la noblesse dans ses titres et ses privilèges. Comment serait-il possible que vous ayez eu assez peu de discernement pour ne pas sentir que rien n'était plus funeste à vous, à vos peuples, à la France et à moi ? Prince français, comment auriez-vous pu violer vos premiers serments qui sont de maintenir l'égalité parmi vos peuples ? Je me refuse donc d'ajouter foi à cette nouvelle. »
A l’origine, les passages furent finalement biffés par l’Empereur, on pouvait lire aussi ceci : « Vous avez en vérité perdu la tête. Attendez-vous à tout, si vous ne revenez pas de cette mesure ; vous ne serez plus ni citoyen français, ni prince de mon sang. Comment n'êtes-vous pas assez clairvoyant pour voir que, si c'est comme le plus noble que vous êtes sur le trône de Hollande, vous ne seriez que le dernier ? Était-ce là ce que j'avais le droit d'attendre de vous ? […] Comment ne vous a-t-on pas fait connaître que vous perdiez l'amour des habitants d'Amsterdam et du reste des Hollandais ? Car si une noblesse est soutenable dans un pays militaire, elle est insoutenable dans un pays de commerçants. J'estime mieux le dernier boutiquier d'Amsterdam que le premier noble de Hollande. »
Louis répondit le 12 avril en ces termes : « On dénature les faits dans les rapports qui parviennent à V. M. Je n'ai point rétabli la noblesse. Il n'y a aucune classe privilégiée, mais il y a quelques familles qui portent les titres de comtes ou de barons, et qui cependant n'ont ni comtés ni baronnies, et j'ai cru ne devoir pas les empêcher de prendre ces titres devant moi, puisque, même dans le fort de la révolution et dans tout le pays, ils se les sont toujours donnés par écrit et en parlant. C'est une chose d'amour-propre, de gloriole, qui attache ces familles à la monarchie, et je dois dire à leur éloge qu'il y a sept mois, quand V. M. désira que je me rendisse à Wesel, je dis hautement que je recevrais indistinctement tous les jeunes gens qui voudraient saisir cette occasion de prouver leur attachement et leur dévouement au nouveau gouvernement de leur pays : j'eus alors les jeunes gens de toutes les familles et pas un de ces patriotes par excellence. Ils n'ont pas fait grand'chose, mais la circonstance était critique. Ce vain nom de baron ou de comte était la seule chose qu'ils puissent regretter, et il se trouve, par le fait, inférieur à celui de chevalier et de commandeur. »
Parallèlement Dupont-Chaumont, à la demande de Talleyrand, complétait ses informations (14 avril) : « Il n'y a eu, à cette époque, qu'un ordre verbal de la part de S. M. à ses chambellans, de donner les titres aux personnes que l'opinion désignait en avoir joui avant l'abolition de la noblesse, lorsqu'on ferait des invitations, et lorsqu'on écrirait, en engageant à reprendre les anciennes armes sur les voitures. Depuis, quelques nominations de ministres à l'étranger, et dont j'ai rendu compte, ont été faites, les titres de baron et de comte ont été portés dans les lettres de créance; les nominations ont été publiées dans les journaux. Un incident qui n'avait nullement été calculé de ma part, a jeté un peu d'étonnement sur ces innovations. Précisément la veille du jour où toute la ville a été inondée de cartes de visites faites plus pour annoncer la régénération, que pour une politesse qui était sans motif, j'avais refusé ma signature à un acte public qui m'était présenté par un particulier qui faisait l'essai du projet, en observant que je ne connaissais d'autres titres en Hollande que ceux que donnait l’ordre nouvellement institué par le Roi, et j'étais tellement persuadé que telle était l'intention de S. M., que souvent dans ma conversation avec elle, lui parlant de ce que j e m'étais aperçu qu'on voulait l'amener à cette innovation, elle avait daigné me répondre que pouvant elle-même faire une noblesse elle ne ferait pas la faute de laisser reparaître l'ancienne. Comme me le prescrit V. A., j'ai vu le Roi ; […] j' ai dit après, que l'Empereur avait vu avec peine le rétablissement des titres de l'ancienne noblesse; j’y ai ajouté les réflexions contenues dans mes lettres du 8 mars à V. A. J'ai eu occasion de faire sentir à S. M. le mauvais effet qu'on en éprouvait déjà, et j’ai conclu en disant que l'Empereur, dans la persuasion où il était qu'il y avait eu des actes publics pour le rétablissement des titres, désirait que ces actes fussent retirés, mais que S. M. I. apprendrait avec plaisir que la chose n'ayant pas eu une grande publicité, il avait suffi d'expédier de nouvelles lettres de créance à quelques ministres plénipotentiaires et de laisser pour le compte des subalternes les cartes et les suscriptions de lettres dans la résidence. Le Roi m'a répondu […] que, quant à la noblesse, le Stathouder en avait une ; que le Roi de Naples avait conservé la sienne ; qu'il avait bien le droit de rétablir en Hollande des titres qui avaient existé autrefois; qu'ils n'entraînaient aucun privilège; qu'au reste s'il avait cru que l'Empereur y eût attaché cette importance, il n'aurait pas manqué de l'en prévenir, mais que la chose faite, il ne pouvait en revenir. »
Le 1er mai, Napoléon revint alors à la charge : « Votre chancellerie donne à la noblesse ses anciens titres ; vos chambellans, dans les invitations qu'ils font pour le palais, donnent à la noblesse ses anciens titres ; mon intention est que vous donniez sur-le-champ l'ordre à vos chambellans de ne donner aucune espèce de titres. La révolution s'est faite en Hollande par la France : elle n'a été rendue à l'indépendance qu'à condition que le système d'égalité serait maintenu. En conséquence je désire que vous fassiez expédier de nouvelles lettres de créance aux ministres auxquels vous avez donné des titres. Ce que je vous mande là, je l'ai juré. Je ne veux pas voir reparaître les anciens titres ; cela nuit par analogie à mon système en France. J'espère que vous ne voudrez pas me mécontenter dans un objet si important. »
Tout comme la lettre du 30 mars, la fin de la missive fut biffée et réécrite. A l’origine, on pouvait lire ceci : « Faites connaître en Hollande qu'il n'y a pas de protection à espérer de moi, si cet ordre de choses n'est point rapporté. J'aimerais autant voir la Hollande entre les mains de l'Angleterre et le duc d'York roi de Hollande ; ce serait moins contraire à ma politique intérieure que de voir les Hollandais sortir de leur système d'égalité et prendre ainsi à grands pas une direction si opposée. Vous avez de bien mauvais et de bien perfides conseillers. Au reste, si vous faites cas de mon amitié, elle est à ce prix. C'est la dernière lettre que vous recevrez de moi, si vous ne revenez pas sur cette funeste résolution. J'ai été votre père, je vous ai élevé, je vous ai fait roi, je vous maudirais, car vous seriez mon plus grand ennemi et rien n'aurait fait plus de tort à mon système intérieur. Ce que vous me dites du roi de Naples n'a pas de sens. Ce prince n'a rien fait que par mes avis. C'est par mon conseil qu'il a conservé la noblesse. Y a-t-il quelque chose de commun entre ses États et les vôtres ? C'est comme si vous disiez que la Bavière a conservé la noblesse. Quoique je sois accoutumé à vos mauvais procédés et à de grandes protestations de votre part toujours suivies d'effets contraires, j'attendrai votre réponse pour savoir si je suis ami ou ennemi de la Hollande. Puisque je ne puis agir comme frère, il faut que j'agisse comme souverain, garant des stipulations de la Hollande. »
L’affaire en resta là. Les nouvelles du 8 mars avait passablement échaudé Napoléon, mais finalement, après plus amples renseignements, les griefs n’étaient pas si importants que l’on n’avait dans un premier temps cru. Ainsi, l’Empereur, le 7 septembre 1807, rappelait ce qu’il en avait été à Champagny : « Vous […] répondrez [à Dupont-Chaumont] qu'une seule dépêche avait insinué que le Roi avait rétabli les titres de la féodalité; cette dépêche, conçue en termes généraux, avait paru fort extraordinaire, mais que, depuis, ce qu'elle annonçait ne s'était pas trouvé exact et s'était réduit à la permission donnée par le Roi à ses chambellans de rappeler d'anciens titres dans leurs invitations pour le palais, démarche que l'Empereur a blâmée, mais qui enfin était d'une nature différente que celle indiquée dans la lettre de l'ambassadeur »
Le rétablissement s’opéra en 1809. Ainsi, le 10 octobre, on pouvait lire dans les colonnes du Journal de l’Empire : « Un décret royal contient les dispositions organiques suivantes pour la mise à exécution de la loi du 2 mai sur la noblesse constitutionnelle : « La noblesse constitutionnelle du royaume de Hollande devant se composer de l'ancienne noblesse du pays et de ceux à qui nous accorderons la noblesse par des lettres patentes, on comprendra dans l'ancienne noblesse toutes les familles faisant partie des anciens corps de nobles dans les provinces où il y en avait, et celles généralement considérées comme nobles dans les provinces où il n'y avait point de corporations nobles. Ces familles, après avoir adressé leurs demandes au département désigné par nous à cet effet, recevront des lettres de confirmation. Nous nous réservons de donner des lettres de confirmation à ceux qui, avant les derniers 25 ans, ont reçu des souverains étrangers des titres de noblesse. Désormais personne ne pourra recevoir des titres semblables, et nous ne reconnaîtrons pour nobles que les membres de la noblesse constitutionnelle. Tous les nobles sont égaux entr'eux, à l'exception des comtes et barons. Les nobles ont le droit de chasse dans leur département; les comtes et barons l'ont dans tout le royaume. Ils ne peuvent être placés dans la garde nationale que comme officiers. Dans les conseils départementaux, il y aura au moins une moitié de nobles. Dans toutes les solennités, soit à notre cour, soit ailleurs, les nobles occuperont une place à part. Dans les corps et ministères, les membres nobles auront la préséance sur les membres non nobles du même rang. Nous fixerons le costume que la noblesse devra porter. Tous les individus mâles de la noblesse, à l'époque de leur majorité, nous prêteront un serment dont voici la formule: « Je jure fidélité au roi et obéissance aux constitutions et lois, particulièrement aux statuts fondamentaux de la noblesse. Je promets et jure de me comporter, envers le roi et ma patrie, en fidèle sujet et loyal gentilhomme; de contribuer de tout mon pouvoir à tout ce qui peut augmenter la prospérité du royaume et la splendeur de la couronne ; de m'opposer à toute tentative contre la personne et le gouvernement du roi ; enfin, d'inculquer et d inspirer à mes enfants ces mêmes sentiments de fidélité et d’obéissance. »
La colère impériale éclata le 22 du même mois : « J’ai garanti votre constitution. Votre dernier décret en viole les bases, s’il est tel que je l’ai lu dans les journaux. Dans ce cas, mon intention formelle est que vous révoquiez ce décret ; sans quoi je ferai un statut constitutionnel hollandais qui déclarera que la noblesse ne peut donner aucun rang de prééminence dans les assemblées et dans les tribunaux. L’égalité des citoyens est la base de la constitution que vous avez jurée en montant sur le trône et que j’ai garantie. Je ne puis approuver davantage le droit exclusif de la chasse. Ce droit appartient à tout citoyen sur ses propriétés, lorsqu’il se conforme aux règlements de police. Révoquez ces mesures ou donnez-leur une interprétation telle que la constitution n’en soit pas violée ; ou je ferai connaître que ma garantie n’est pas vaine. Je dirai plus : je vous avais prié de ne point aborder cette question, parce que cela compromettrait les affaires de France et d’Italie. La Hollande, comme le France et l’Italie, a été en révolution. On suppose en Europe que cela vient de moi, car qui peut croire que vous puissiez prendre une mesure si grave sans vous en entendre avec moi. Ce que vous faites est l’opposé de mon système et de ce qui se fait en France. Vous me nuisez plus par ces mesures intempestives que vous ne m’aidez et ne pouvez m’être utile. »
Comme le torchon n’en finissait pas de brûler entre les deux frères, Louis se rendit à Paris fin novembre et écrivit ces mots le 17 décembre : « Sire, je supplie V.M.I. de daigner oublier toutes les fautes qu’on a commises en Hollande et de recevoir la promesse que, si elle veut faire un autre essai, elle n’aura pas à s’en repentir. Je lui promets […] de faire en sorte que les sujets de griefs que V.M. peut avoir contre ce pays et contre moi ne se renouvelleront plus. »
Napoléon répondit en ces termes quatre jours plus tard : « V. M. m'écrit, dans sa lettre du 17, […] qu'elle rétablira les principes de la constitution en ne donnant aucun privilège à la noblesse […]. Mon opinion est que V. M. prend des engagements qu'elle ne peut pas tenir, et que la réunion de la Hollande à la France n'est que différée. J'avoue que je n'ai pas plus d'intérêt à réunir à la France les pays de la rive droite du Rhin que je n'en ai à y réunir le grand duché de Berg et les villes hanséatiques. Je puis donc laisser à la Hollande la rive droite du Rhin, et je lèverai les prohibitions ordonnées à mes douanes, toutes les fois que les traités existants, et qui seront renouvelés, seront exécutés. Voici mes intentions : […] 5° Destruction de tous les faux privilèges de la noblesse, contraires à la constitution que j'ai donnée et que j'ai garantie. »
Louis se soumit et la loi instituant la noblesse constitutionnelle en Hollande fut abrogée le 13 février 1810.
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
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