Un autre témoignage sur la Fère-Champenoise, celui de Lowenstern (Mémoires) :
« Mais bientôt le nombre de nos troupes s'accroissant d'heure en heure, il ne lui resta plus que la ressource de gagner Fère-Champonoise à travers champs. Le convoi, dans cette marche, fut pris et pillé. Sa retraite se fit en échiquier, chaque régiment formant un carré, et 16 pièces de canon, placées dans les intervalles sur le front et les flancs de ces carrés, résistèrent à notre cavalerie par un feu sagement dirigé.
Le général Pacthod espérait gagner Fère-Champenoise, lorsque le comte Paul Pahlen vint s'établir sur ses derrières avec 2 régiments de chasseurs à cheval et le plaça dans l'alternative de se faire jour ou de se rendre.
Un carré ennemi se forma en colonne d'attaque, se jeta sur les régiments du comte Pahlen et les força à rétrograder. Mais ce succès ne fut que de courte durée. Le comte Pahlen profita d'un moment où l'ennemi s'était débandé, se jeta dessus, l'enfonça et le sabra.
Le général Pacthod, voyant l’impossibilité de gagner Fère-Champenoise, précipita alors sa marche vers les marais de Saint-Gond.
La division de hussards du général Wassiltchikoff arriva sur ces entrefaites. Elle fit plusieurs charges qui ne réussirent point. Le carré, car ce n'en était plus qu'un à présent, écarta continuellement par un feu roulant les efforts de la cavalerie, qui s'épuisa en vaines charges contre cette intrépide infanterie.
Dans une des charges que les hussards d'Alexandria et de la Russie Blanche venaient d'exécuter et que le général Wassiltchikoff m'avait chargé de conduire, mon cheval s'emporta et m'emmena sous les baïonnettes de l'ennemi. Je ne comprends pas comment j'ai pu échapper, car on tirait sur moi à bout portant.
Au moment où ces charges s'exécutaient et se répétaient à l'infini, nous vîmes tout à coup, sur les hauteurs qui dominaient ces plaines immenses, un groupe de cavalerie. Ayant entendu une forte canonnade dès le matin dans la direction do Sommesous, nous dûmes croire que c'était de la cavalerie ennemie qui arrivait pour dégager cette colonne, et bientôt même une batterie de 12 pièces ouvrit de la hauteur un feu terrible contre nous. Dans un clin d'œil, elle nous avait balayés de la plaine et donné à la malheureuse colonne ennemie le temps de respirer. Notre cavalerie se mit hors de portée de cette batterie [il s’agissait en fait de canons russes].
Dès que nos troupes apprirent que leur souverain [Alexandre accompagnait les renforts qui avaient tiré par erreur sur leurs compatriotes] était près d'elles, leur ardeur, qui avait été un peu calmée par des charges répétées et infructueuses, reprit de nouvelles forces.
Le colonel Markoff, qui, avec ses pièces, nous avait si maltraités, descendit des hauteurs par ordre de l'Empereur avec sa batterie et commença un feu d'enfer sur la colonne de Pacthod, qui, sans tirer un coup de fusil, dirigeait toujours sa marche vers les marais de Saint-Gond.
Deux pièces de canon du général Korff s'étaient placées dans la direction que la colonne ennemie devait prendre et, quoiqu'elles tirassent avec de la mitraille, la colonne ennemie marcha dessus et les força de quitter leur position.
Mais bientôt, l’Empereur arriva lui-même, suivi du maréréchal Schwarzenberg et du maréchal Wrede. Un enthousiasme général se communiqua aux chefs et aux troupes.
Les chasseurs à cheval de Siéversk, commandés par le colonel Denisoff, les hussards d'Alexandria par le colonel Lissoffsky furent les premiers qui entamèrent la colonne du général Pacthod. Les autres régiments arrivèrent et chargèrent successivement.
La colonne fut entièrement dispersée et sabrée. Pas un homme n’échappa. »
La combinaison cavalerie-artillerie était en effet redoutable face à des formations telles que les carrés.
Le 4e de ligne, à Austerlitz, en fit également la cruelle expérience :
« J'étais à peu près à un quart de lieue de ma division, lorsque le capitaine Vincent, qui précédait mes éclaireurs, découvrit sur les revers d'un coteau une masse de cavalerie considérable. Il vint à moi au galop en me faisant signe de faire tête de colonne à gauche. Je mis toute la célérité possible dans ce mouvement, en continuant cependant de faire marcher en colonne à distance des sections, afin d'être prêt à tout événement à faire former le carré. La direction une fois donnée à ce bataillon que conduisait son chef Guy, je fus de ma personne avec le capitaine Vincent voir ce que c'était que cette colonne ennemie. À peine fûmes-nous sur le plateau qui dominait les deux revers du coteau, que nous la vîmes avancer au grand trot à notre rencontre. Je retournai à toute bride vers mon premier bataillon pour le faire mettre en carré. Cette colonne, composée de toute la cavalerie de la garde impériale russe, et que commandait le grand duc Constantin, se forma sur le plateau à une grande portée de fusil de mon bataillon. Elle démasqua six pièces d'artillerie légère, qui, tirant à mitraille sur ce bataillon, parvinrent à mettre le désordre dans ses rangs. Le général Vandamme, voyant ce bataillon fortement engagé, envoya à son secours le 24e régiment d'infanterie légère; mais le grand-duc Constantin, voulant tirer parti de l'isolement de mon bataillon, le fit charger par deux régiments de sa colonne. Cette première charge ne pénétra pas dans le carré, par ce qu'elle fut reçue à bout portant par une décharge de mousqueterie, mais une seconde que fit un troisième régiment russe, pendant que les armes n'étaient plus chargées, traversa le carré en allant et en revenant, et sabra plus de 200 hommes de ce régiment. Ce fut dans cette mêlée qu'un officier russe s'empara de l'aigle de ce bataillon, dans les mains d'un sergent-major nommé Saint-Cyr, qui avait reçu douze blessures sur la tête et sur le bras avant qu'on parvînt à lui enlever cette aigle. Deux de ses camarades qui l'avaient portée avant lui furent tués, l'un par la mitraille des Russes et l'autre d'un coup de pistolet. Le chef de bataillon Guy et dix officiers furent également tués ou blessés dans cette action; moi-même, je reçus plus de vingt-cinq coups de sabre sur la tête, sur les bras et sur les épaules sans en être marqué autrement que par des meurtrissures.
Le 24e régiment d'infanterie légère, qui commit la faute de déployer ses masses en face de cette nombreuse cavalerie, fut également culbuté par elle. »
(Bigarré, Mémoires)
Quand l’infanterie s’allie à la cavalerie et à l’artillerie la situation des carrés devient encore plus délicate. La Garde impériale le vécut à Waterloo ; tout comme le malheureux 14e de ligne à Eylau :
« Je trouvai le 14ème formé en carré sur le haut du monticule mais comme les pentes de terrain étaient fort douces, la cavalerie ennemie avait pu exécuter plusieurs charges contre le régiment français, qui, les ayant vigoureusement repoussées, était entouré par un cercle de cadavres de chevaux et de dragons russes, formant une espèce de rempart, qui rendait désormais la position presque inaccessible à la cavalerie, car, malgré l'aide de nos fantassins, j'eus beaucoup de peine à passer par-dessus ce sanglant et affreux retranchement. J'étais enfin dans le carré ! Depuis la mort du colonel Savary, tué au passage de l'Ukra, le 14ème était commandé par un chef de bataillon. Lorsque, au milieu d'une grêle de boulets, je transmis à ce militaire l'ordre de quitter sa position pour tâcher de rejoindre le corps d'armée, il me fit observer que l'artillerie ennemie, tirant depuis une heure sur le 14ème lui avait fait éprouver de telles pertes que la poignée de soldats qui lui restait serait infailliblement exterminée si elle descendait en plaine qu'il n'aurait d'ailleurs pas le temps de préparer l'exécution de ce mouvement, puisqu'une colonne d'infanterie russe, marchant sur lui, n'était plus qu'à cent pas de nous.
"Je ne vois aucun moyen de sauver le régiment" dit le chef de bataillon, "Retournez vers l'Empereur, faites-lui les adieux du 14ème de ligne qui a fidèlement exécuté ses ordres, et portez-lui l'aigle qu'il nous avait donnée et que nous ne pouvons plus défendre, il serait trop pénible en mourant de la voir tomber aux mains des ennemis". Le commandant me remit alors son aigle, que les soldats, glorieux débris de cet intrépide régiment, saluèrent pour la dernière fois des cris de "Vive l'Empereur", eux qui allaient mourir pour lui. C'était le "Caesar, morituri te salutant" de Tacite mais ce cri était ici poussé par des héros.
Les aigles d'infanterie étaient fort lourdes, et leur poids se trouvait augmenté d'une grande et forte hampe en bois de chêne, au sommet de laquelle on la fixait. La longueur de cette hampe m'embarrassait beaucoup, et comme ce bâton, dépourvu de son aigle, ne pouvait constituer un trophée pour les ennemis, je résolus, avec l'assentiment du commandant, de la briser pour n'emporter que l'aigle mais au moment où, du haut de ma selle, je me penchais le corps en avant pour avoir plus de force pour arriver à séparer l'aigle de la hampe, un des nombreux boulets que nous lançaient les Russes traversa la corne de derrière de mon chapeau à quelques lignes de ma tête. La commotion fut d'autant plus terrible que mon chapeau, étant retenu par une forte courroie de cuir fixée sous le menton, offrait plus de résistance au coup. Je fus comme anéanti, mais ne tombai pas de cheval. Le sang me coulait par le nez, les oreilles et même par les yeux néanmoins j'entendais encore, je voyais, je comprenais et conservais toutes mes facultés intellectuelles, bien que mes membres fussent paralysés au point qu'il m'était impossible de remuer un seul doigt.
Cependant, la colonne d'infanterie russe que nous venions d'apercevoir abordait le monticule ; c'étaient des grenadiers, dont les bonnets garnis de métal avaient la forme de mitres. Ces hommes, gorgés d'eau-de-vie, et en nombre infiniment supérieur, se jetèrent avec furie sur les faibles débris de l'infortuné 14ème, dont les soldats ne vivaient, depuis quelques jours, que de pommes de terre et de neige fondue ; encore, ce jour-là, n'avaient-ils pas eu le temps de préparer ce misérable repas. Néanmoins nos braves Français se défendirent vaillamment avec leurs baïonnettes, et lorsque le carré eut été enfoncé, ils se groupèrent en plusieurs pelotons et soutinrent fort longtemps ce combat disproportionné. »
(Marbot, Mémoires)