Votre entreprise est louable Jefferson. Le mot « génocide » n'aide pas en effet à la sérénité et à la qualité des échanges. Le terme ne laissant personne indifférent, nombreux (d'un côté comme d'un autre, faut-il le préciser) sont ceux (peu familiers avec un conflit aussi complexe que celui des guerres de Vendée) à y aller de sa petite contribution où se mêlent souvent partis pris politiques, imprécisions et inexactitudes dans un maelstrom abscons, médiocre et indigeste.
Je vous avouerai bien que j'ai hésité à intervenir ; par lassitude peut-être, mais aussi et surtout par le fait que de nombreuses informations se trouvent déjà dans le fil « Autour de la Vendée » ou autres débats en rapport.
Je ne vous promets donc pas que je vais multiplier les contributions dans ce nouveau fil (où on ne se bouscule pas au portillon...), mais, comme j'ai toujours eu à me féliciter des échanges que j'ai pu avoir avec vous, je vais quand même faire quelques remarques.
Vous écrivez ceci : « cette première lettre de Turreau : pas de plan d'ensemble visant à faire un populicide, mais une guerre à outrance, suivant les circonstances. »
Le jour où Turreau écrit cette lettre est aussi le dernier de Moulin qui, battu à Cholet, préféra se donner la mort plutôt que de tomber aux mains de l'ennemi.
Cette missive répondait à une lettre où Moulin faisait part de sa grande inquiétude, annonçant son manque de munition en une position encerclée par les Brigands « plus forts qu'on ne se le persuade ».
La « promenade militaire » projetée par Turreau commençait à prendre un tour inquiétant et ne se révélait pas aussi facile que prévue, et celui-ci, alors à Nantes, en dehors du théâtre d'opération, avait bien du mal à donner des ordres clairs à ses subordonnés afin de faire face à une situation dont il ignorait, de par son éloignement des réalités du terrain, les subtilités. D'où cet aveu : « L’ennemi n’ayant point de plan, il est impossible que j’en forme moi-même ; tout dans cette guerre doit être de circonstance »
Si les premières directives en terme de marche et d'objectifs géographiques à atteindre avaient été globalement suivis, les massacres et les incendies avaient provoqué la fuite des populations et la grossissement des bandes. Les colonnes dites infernales ne couvrirent en effet pas seulement le pays de cendres et de sang, mais donnèrent un nouveau souffle à la guerre. C'est à cette situation qu'était alors confrontée ici Moulin et qu'il allait payer de sa vie le jour même où Turreau écrivait la lettre citée plus haut.
Si Turreau reconnaissait ne pas avoir un véritable plan pour faire face à la situation, il recommandait cependant à son subordonné de ne pas « s'écarter de l'ordre général ». Les colonnes, si elles devaient à présent faire preuve d'initiative et adapter leurs mouvements, n'avaient bien évidemment pas été lâchées sur la Vendée sans directives. Et la « guerre à outrance » que vous mettrez en avant dans votre analyse Jefferson, outre les ordres de marches, répondait à des ordres donnés avant la « promenade » :
« Il sera commandé journellement et à tour de rôle un piquet de cinquante hommes pourvu de ses officiers et sous-officiers, lequel sera destiné à escorter les pionniers, et leur fera faire leur devoir. L'officier commandant ce piquet prendra tous les jours l'ordre du général avant le départ, et sera responsable envers lui de son exécution; à cet effet il agira militairement avec ceux des pionniers qui feindraient de ne point exécuter ce qu'il leur commanderait, et les passera au fil de la baïonnette.
Tous les brigands qui seront trouvés les armes à la main, ou convaincus de les avoir prises pour se révolter contre leur patrie, seront passés au fil de la baïonnette. On en agira de même avec les filles, femmes et enfants qui seront dans ce cas. Les personnes, seulement suspectes, ne seront pas plus épargnées, mais aucune exécution ne pourra se faire sans que le général l'ait préalablement ordonnée.
Tous les villages, métairies, bois, genêts, et généralement tout ce qui peut être brûlé sera livré aux flammes, après cependant que l'on aura distrait des lieux qui en sont susceptibles, toutes les denrées qui y existeront ; mais, on le répète, ces exécutions ne pourront avoir leur effet que quand le général l'aura ordonné. Le général désignera ceux des objets qui doivent être préservés de l'incendie.
Il ne sera fait aucun mal aux hommes, femmes et enfants en qui le général reconnaîtra des sentiments civiques, et qui n'auront pas participé aux révoltes des brigands de la Vendée ; il leur sera libre d'aller sur les derrières de l'armée, pour y chercher un asile, ou de résider dans les lieux préservés de l'incendie. Toute espèce d'armes leur sera cependant ôtée, pour être déposée dans l'endroit qui sera indiqué par le général. »
Cet ordre va bien plus loin que ce que prescrivait le décret du 1er août tant du point de vue de l'incendie que sur les personnes à tuer. C'est d'ailleurs pour ces points que Turreau chercha à se couvrir auprès des représentants du peuple :
« Mon intention est bien de tout incendier, de ne réserver que les points nécessaires à établir les cantonnements propres à l’anéantissement des rebelles ; mais cette grande mesure doit être prescrite par vous. Je ne suis que l'agent passif des volontés du corps législatif que vous pouvez représenter dans cette partie. Vous devez également prononcer d’avance sur le sort des femmes et enfants que je rencontrerai dans ce pays révolté. S’il faut les passer tous au fil de l’épée, je ne puis exécuter une pareille mesure , sans un arrêté qui mette à couvert ma responsabilité. »
Comme on le voit dans l'ordre du 19 janvier, « hommes, femmes et enfants en qui le général reconnaîtra des sentiments civiques, et qui n'auront pas participé aux révoltes des brigands de la Vendée » devaient être épargnés.
Il convient tout d'abord de préciser que les colonnes ne partirent pas toutes de la zone insurgée : des communes bleues ou appartenant à la zone "tampon" allaient en effet être traversées. De plus, Turreau n'était pas sans savoir que des municipalités, des districts, des gardes nationales avaient en certains endroits été réorganisés notamment par les réfugiés revenus au pays anciennement tenu par les rebelles après la défaite de Cholet et le désastre de la campagne d'Outre-Loire.
Restaient les autres : les brigands (homme, filles, femmes et enfants) trouvés les armes à la main ou convaincus de les avoir prises, ainsi que toutes les personnes « seulement suspectes ».
Voilà la cible de « la guerre à outrance » pour reprendre votre expression.
Oubliés donc les femmes, les enfants et les vieillards épargnés et évacués en vertu du décret du 1er août pour laisser place à l'exécution (si elle échappe à la famine visée par la destruction des ressources alimentaires) de toute personne « seulement suspecte ».
Le terme est imprécis, et pour y voir de plus prêt, il faut se pencher sur ce qu'on pouvait à l'époque dire de la population habitant sur le territoire dit de la Vendée.
Turreau lui même dans ses Mémoires écrivait :
"Les rebelles tiraient de très grands avantages des dispositions amicales des habitants restés dans la Vendée. Trop lâches pour prendre les armes avec eux, ils n'en favorisaient pas moins secrètement leur cause ; ils étaient les espions du parti : les femmes, les enfants même étaient des agents fidèles et intelligents qui instruisaient à la minute les chefs des rebelles des moindres mouvements de l'armée républicaine"
Cette opinion ne datait pas de la campagne des colonnes infernales et se retrouvait très tôt.
Ainsi, une députation du Maine-et-Loire déclarait à la Convention, le 27 avril 1793, soit plus d’un mois seulement après le déclenchement de l’insurrection :
« L’ennemi que nous avons ne peut se calculer en nombre ; c’est tout la population des campagnes de la partie insurgée. »
De même, Barère, avant de faire voter le terrible décret du 1er août, évoquait, parlant de la Vendée :
« Sa population parricide et coupable »
et renchérissait 1er octobre suivant, avant de faire ordonner à nouveau l'extermination des brigands :
« La population entière du pays révolté est en en rébellion et en armes »
Avant d’entrer en campagne, le général Grignon commandant l’une des divisions de Turreau tint cette harangue à ces hommes :
« Mes camarades, nous entrons dans le pays insurgé. Je vous donne l'ordre de livrer aux flammes tout ce qui sera susceptible d'être brûlé, et de passer au fil de la baïonnette tout ce que vous rencontrerez d'habitants sur votre passage. Je sais qu'il peut y avoir quelques patriotes dans ce pays ; c'est égal; nous devons tout sacrifier. »
Un mois plus tard, Garrau, Francastel et Hentz écrivait le 19 février 1794 au Comité de salut public, le lendemain de leur entrevue avec Turreau :
« Il faut se faire une autre idée des rebelles que celle que l’on a eue jusqu’ici ; c’est que tous les habitants qui sont à présent dans la Vendée sont des rebelles très acharnés »
Carrier, de retour à la Convention tenait cet effrayant discours le 21 février 1794 :
"Qu'on ne vienne pas nous parler d'humanité envers ces féroces Vendéens ; ils seront tous exterminés
[…]
On vous a parlé des femmes de la Vendée. Ces femmes sont toutes des monstres
[…]
Dans ce pays, tout a combattu contre la République. Les enfants de 13 à 14 ans portent les armes contre nous ; des enfants en plus bas âge encore sont des espions des brigands.
[…]
Je ne connais de patriotes que ceux qui ont fui de la Vendée et qui ont combattu avec nous. Le reste est brigand, et ceux-là doivent tomber sous le glaive de la loi
[…]
Tuez donc tous les rebelles sans miséricorde !"
Les représentants Prieur, Garrau, Francastel et Hentz, appelant à l’exécution du décret du 1er août, faisaient ce rapport, le 1er mars 1794, au Comité de salut public :
« Tous les rapports nous annoncent encore qu’il existe d’autres rassemblements de brigands, que les habitants du pays sont dans un état de guerre perpétuel avec les soldats de la République, qu’ils égorgent partout où ils peuvent les surprendre.
Les femmes et les enfants ne sont pas dans de meilleures dispositions ; ils servent les uns et les autres d’espions aux brigands qu’ils livrent avertissent de tous les mouvements de nos armées. »
Même son de cloche chez le représentant Garnier (lettre au Comité de salut public, 28 mai 1794) :
« Tout est exécrable dans ce malheureux pays, et cette race doit être anéantie jusqu’au dernier. »
ou chez le représentant Bô, qui lui aussi, le 29 juillet 1794, tout en exigeant auprès du Comité de salut public l’application du décret du 1er août, écrivait :
« Il n’y a pas un enfant, une femme, un vieillard qui ne servent les brigands »
Donc oui, Turreau, à la date du 8 février, loin du théâtre d'opération, de son quartier-général nantais, a bien du mal à planifier les mouvements de ses généraux, et là, à orienter Moulin dans ses décisions à prendre face aux forces qui se sont levées tout autour de lui en conséquence des massacres et des incendies ; mais restent néanmoins les ordres donnés avant l'entrée en campagne ; ordres sur lesquels je me base pour écrire ceci :
"Turreau, en interprétant sur le terrain les décrets de la Convention, dans un contexte d’élévation de la Vendée à l’échelle du mythe et de surenchère politique, a planifié la destruction partielle d’un groupe humain défini de par son appartenance au moment des faits à la zone géographique concernée par ledit plan, soit la population habitant sur le territoire dit de la Vendée."