D'un point de vue tactique en effet, après près de dix années de défaites constantes, les alliés ont enfin compris trois facteurs essentiels de la guerre moderne que les français leur avaient imposé : le regroupement des unités par corps d'armée, la rapidité de manœuvre et une accumulation de plus en plus impressionnante d'artillerie.
Les autrichiens n'ont pas oublié ce qu'ils ont subi à Wagram quand la grande batterie de cent pièces a écrasé leur centre sous son feu.
Les russes ont beaucoup appris du barrage roulant d'artillerie qui à Friedland en 1807 a pilonné au plus près leurs divisions, et du tonnerre de canons qui à Borodino (La Moskowa) en septembre 1812 a écrasé leurs redoutes.
Les prussiens ont reconstruit une armée en copiant le modèle de l'ennemi français, détesté mais de toute évidence efficace, et leur général en chef, Blucher, un cavalier, est convaincu par nature de l'importance essentielle d'aller vite, très vite.
Cette question de vitesse des unités a été l'essentiel de la manœuvre napoléonienne pendant plus de quinze ans. Quand Napoléon en 1805 disait à ses maréchaux : "chaussez tous vos bottes de sept lieues, la lenteur n'est source que de malheur", il théorisait une façon de faire la guerre qui allait tout bouleverser.
A cette époque, les armées autrichiennes pour les prendre en exemple faisaient en moyenne 15 kilomètres par jour quand les divisions françaises en faisaient 40 ...
Cette vitesse de progression s'accompagnait pour les français d'une transmission des ordres qui prenait systématiquement de court leurs ennemis : le diable est dans les détails, et pour les adversaires des armées françaises, le détail était que les ordres parvenaient en pleine nuit aux commandants de corps et aux divisionnaires par un système d'état-major que nous allons expliquer, alors que l'adversaire, autrichien, prussien ou russe avait pour habitude de transmettre les ordres de marche et de manœuvre au petit matin.
En d'autres termes, lorsque les divisions françaises avaient pris la route depuis six ou sept heures du matin, elles savaient déjà quels étaient leurs objectifs alors même que l'ennemi n'avait pas encore replié ses bivouacs avant de se mettre en marche vers 09h00 du matin en moyenne : les français avaient souvent de trois à quatre heures d'avance sur l'ennemi, ce qui changeait tout au plus près des champs de bataille.
La vitesse est tout, rappelait sans cesse Napoléon à ses généraux : "activité, activité, vitesse ! je m'en remets à vous" écrit-il à ses maréchaux en 1809.
Si les prussiens de Blucher commencent à agir ainsi, les autres armées restent lentes au pas des fusiliers, mais elles sont tellement nombreuses en effectif ...
Et puis il y aura un homme qui va faire basculer les choses. C'est un suisse.
Pire, c'est un général de brigade de l'armée française. Encore pire, il a été pendant plusieurs années le chef d'état-major du Maréchal Ney.
Pire que tout, Napoléon l'a rencontré, l'avait jaugé et avait constaté que ce suisse pensait militairement comme lui, mais il n'en avait pas tenu compte.
En 1813, le Général Antoine Jomini, suisse au service de France, quitte ce service et se propose aux russes qui l'accueillent aussitôt. On lui a refusé en France le grade de général de division.
Jomini, qui combattait depuis près de quinze ans au sein des armées françaises, s'est senti blessé à juste titre par ce refus de reconnaissance de ses services et de ses talents.
Pour se donner une idée de la gaffe monumentale qui vient d'être commise, il suffit de se rappeler que c'est lui, Jomini, qui très âgé en 1859, conseillera à Napoléon III la manœuvre stratégique qui mènera au désastre les autrichiens à Magenta puis Solferino ...
Jomini devient rapidement le principal conseiller du Tsar Alexandre, et il lui donne, non pas un conseil, mais LE conseil qui va tout changer.
Puisque Napoléon est invincible sur le champ de bataille, et que la guerre en cours se développe sur un territoire immense avec plusieurs armées, il faut attaquer partout ou Napoléon est absent, et se replier dès qu'il intervient personnellement.
Jomini n'est pas le seul à donner ce conseil.
Le général Moreau, qui avait gagné en 1800 la bataille de Hohenliden, républicain qui s'était opposé à la montée au pouvoir de Napoléon, s'était exilé aux Etats-Unis puis avait regagné l'Europe en 1813.
Présenté à Alexandre par l'intermédiaire des anglais, vicieux mais loin d'être idiots, il lui a donné un conseil similaire, mais il va mourir à Dresde, frappé par un boulet français.
Etrange destin ... Son tombeau se trouve aujourd'hui encore à Saint Petersbourg, sur la perspective Nevski, et il fut fait Maréchal à titre posthume par Louis XVIII, lui qui avait toujours vomi la monarchie.
Alexandre Ier saisit immédiatement l'intelligence du propos, aidée par les énormes moyens disponibles, et fait valider par les commandants d'armée cette étrange tactique : on va attaquer les français de tous les côtés, se battre à outrance quand en face l'ennemi est commandé par des Maréchaux ou des généraux, et à l'inverse se replier à toute vitesse si jamais on apprend que Napoléon arrive en renfort de ses corps d'armée forcément disséminés sur un périmètre énorme.
_________________ "Notre époque, qui est celle des grands reniements idéologiques, est aussi pour les historiens celle des révisions minutieuses et de l'introduction de la nuance en toutes choses".
Yves Modéran
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