A la date du 7 novembre, aucun article du Journal de Paris ne parle d’une quelconque bataille navale. Le chiffre des pertes n’apparaît également pas, en tout cas pour les numéros d’octobre-novembre-décembre. On peut cependant noter un article de ce même journal particulièrement fournis en mensonges, à la date du 7 décembre. J’y reviendrai.
Les premières nouvelles de la bataille arrivèrent à Paris au début du mois de novembre. Il est interressant de lire à ce sujet les rapports rédigés à cette occasion par la préfecture de police (Aulard, Paris sous le Premier Empire – Recueil de documents pour l’histoire de l’esprit public à Paris)
+Rapport du 8 novembre 1805 : « On parle, dans le Publiciste, de la nouvelle répandue d'une bataille navale, qui a dû avoir lieu dans les mers d'Espagne, entre les escadres combinées de France et d'Espagne et l'escadre anglaise. On désigne cette bataille comme très sanglante. On n'entre dans aucune particularité. On ajoute même que, comme cette nouvelle n'est venue que par des lettres particulières, qui n'ont aucun caractère d'authenticité, il est nécessaire d'attendre les nouvelles officielles. »
Ces nouvelles se retrouvent également dans les lettres que Cambacérès écrivit à la même période à l’Empereur :
« On disait tout bas hier soir, que la flotte de Votre Majesté réunie à celle du Roi d’Espagne aurait eu un combat à outrance avec les Anglais ; qu’il y avait eu perte, de part et d’autre, de plusieurs vaisseaux ; mais que nous avions été plus maltraité que les ennemis. J’ai cherché à remonter à la source de cette nouvelle ; je n’ai pu y parvenir. Il parait qu’elle est venue par des lettres de commerce. » (4 novembre 1805)
« On a publié aucune relation officielle du combat naval ; en sorte que l’opinion est toujours flottante sur cette affaire et exagère les désordres. » (8 novembre 1805)
C’est aussi dans ces jours-ci que Decrès rendit son premier rapport, de toute évidence aussi parcellaire que les informations transmises par Cambacérès. Ainsi, Napoléon répondait le 18 novembre : « Je reçois votre lettre au combat de Cadix. J’attends les détails ultérieurs que vous m’annoncez avant de me former une opinion décisive sur la nature de cette affaire. »
+Rapport du 17 novembre 1805 : « La Gazette de France apprend [qu’il] est question, dans les papiers anglais, du combat qui a eu lieu à la vue de Cadix, entre la flotte combinée et la flotte anglaise. On ne donne aucun résultat ; on annonce seulement que Nelson et deux autres capitaines anglais ont péri dans le combat. »
Ainsi, le Journal de Paris, le 18 novembre, donnait des nouvelles venues de Londres (9 novembre) en ces termes : « On vient de recevoir ici la nouvelle de la mort de l’amiral Nelson, tué devant Cadix. Cette nouvelle, qui n’est point encore officielle, a répandu plus de consternation dans la ville que la perte d’une bataille, ou celle d’une de nos plus brillantes colonies. Nelson était généralement regardé comme le plus ferme appui de la marine anglaise. »
Ce même journal, après avoir annoncé le remplacement de Nelson par Collingwood, confirma l’information du 18, le 28 novembre suivant.
+Rapport du 7 décembre 1805 : « Le Journal de Paris publie aujourd'hui, à l'article de l'Angleterre, un état de l'escadre anglaise après le combat du 19 octobre [c’est bien la date donnée par le Journal de Paris], duquel il résulte, pour les Anglais, une perte de neuf vaisseaux de ligne coulés bas ou brûlés, indépendamment des avaries tellement considérables dans le reste des vaisseaux, au nombre de trente environ ; presque tous sont hors de service. »
Voici les pertes rapportées par le Journal de Paris: Le Prince de Galles (98), Le Britania (100), Le Neptune (98), Le prince (98), Le Dreognanie (98), le Tigre (74), le Spencer (74) et Le Royal Souverain (110) coulés ; à quoi il faut ajouter un vaisseau brûlé : Le Defens (74) et deux échoués Le Colossus (74) et Le Minautore (74)
Voilà un beau tissu de mensonges. Outre le fait que le Prince of Wales et le Tigre n’étaient pas présents à la bataille de Trafalgar et que le Spencer ne soit pas un navire de la Royal Navy ; le Britannia, le Neptune, le Prince, le Dreadnought (Dreognanie ?), le Royal Soverreign (100) n’ont bien évidemment pas coulé. Le Journal de Paris introduisait cette liste désastreuse par ce commentaire : « La mort de lord Nelson n’est pas la seule grande perte que nous ayaons à déplorer dans le terrible combat que notre flotte a livré devant Cadix, à la flotte combinée ; on jugera des autres en lisant l’extrait suivant du rapport que le vice-amiral Collingwood a envoyé à l’amirauté » et la concluait par ceci : « Ce rapport est un éclatant témoignage rendu à la valeur des Français. »
Cet article fut rédigé à partir des nouvelles venues de Londres et parues onze jours plus tôt. Or à cette date, les Londoniens connaissaient depuis une vingtaine de jours la véritable issue de la bataille. Ainsi, le 6 novembre, le London Gazette avait publié une lettre de Collingwood (22 octobre) où ce dernier, outre la mort de Nelson, annonçait une victoire « complète et glorieuse ». Les nouvelles se succédèrent tout au long du mois et le 27 novembre, le London Gazette publiait un nouveau rapport de Collingwood (4 novembre) où ce dernier listait les pertes ennemies. Outre quelques erreurs (l’Argonaute donné comme détruit par exemple), le désastre était patent (et encore, les quatre vaisseaux pris au Cap Ortegal n’étaient pas pris en compte) : quatre vaisseaux pris et seize détruits.
Trois jours plus tard, le 10 décembre, toujours selon des nouvelles londoniennes, le Journal de Paris continuait sur la même lancée : « La flotte de l’amiral Collingwood a encore perdu trois vaisseaux de ligne par l’effet d’une tempête qui a duré 36 heures. Nous voyons, de mieux en mieux, chaque jour, combien le combat du cap Trafalgar nous coûte cher. »
La veille, le Journal de l’Empire entretenait le doute et les espoirs en citant un rapport d’Escano (22 octobre) : « Toute la flotte ennemie se porta sur la moitié de la nôtre. Je n'ai encore aucun rapport exact sur ces combats particuliers. Je n'en ai aucun de l'avant-garde qui ainsi qu'on l'apprend a secouru au commencement de l’action des vaisseaux attaqués séparément mais je puis assurer votre Exc. que les vaisseaux français et espagnols qui ont combattu sous mes yeux ont fait leur devoir. »
Le journal poursuivait en annonçant une sortie d’Escano (23 octobre) qui avait permis de sauver deux vaisseaux espagnols et de secourir trois autres français. En vérité, cette opération ne fut pas si réussie que le Journal de l’Empire le laissait entendre. La sortie ne concerna que deux vaisseaux espagnols qui furent effectivement libérés mais dont l’un (le Neptuno) s’échoua finalement, sort qui concerna également deux vaisseaux du groupe de secours, le Rayo et l’Asis. Le premier sera brûlé par l’ennemi. Le Journal de l’Empire terminait par ces mots : « La mort de l’amiral ennemi est la plus forte preuve que nous puissions donner que les Anglais ont individuellement plus souffert que les Français et nous. »
Le 18 décembre, le Journal de Paris évoquait la remise de récompenses par le roi d’Espagne aux équipages de la flotte de Cadix « pour la belle conduite qu’ils ont tenue dans la dernière bataille. »
Evoqué par la suite à travers l’arrivée de Villeneuve en Angleterre et surtout les préparatifs des obsèques de Nelson (tout en censurant toutes les références à la victoire anglaise liées à cette cérémonie), Trafalgar fut finalement remisé dans l’ombre d’Austerlitz et du traité de Presbourg. En matière de marine, il convenait également de passer à autre chose : « Faites mettre dans le Moniteur le rapport du contre-amiral Allemand, faites-le avec art en doublant la perte des Anglais. » (Napoléon à Decrès, 3 janvier 1806)
Le 2 mars 1806, face aux députés et aux tribuns, Napoléon résumait la catastrophe de Trafalgar par cette phrase laconique : « Les tempêtes nous ont fait perdre quelques vaisseaux après un combat imprudemment engagé. »
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
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