De la même manière qu'il faut prendre avec des pincettes les phrases et citations de Napoléon qui a délibérément dit tout et son contraire sur les mêmes sujets, il faut aussi prendre avec méfiance les déclarations des autres grands ou moins grands personnages de l'époque.
Savary non pas parce qu'il baratinait mais bien plutôt parce qu'il n'était ni un grand diplomate, c'est peu de le dire, ni un politique qui voyait loin.
Talleyrand parce qu'il est, bien plus qu'un Metternich, le grand maître ès-duplicité et retournements de veste de son temps. Talleyrand, pour le coup, est un grand penseur politique et géo-stratégique. Or la vraie conviction de Talleyrand, c'est que les partages de la Pologne entre 1772 et 1795 ont constitué un bouleversement de l'équilibre dommageable pour la France et qu'il convient, si possible, de revenir dessus. L'autre grande constante de la pensée géo-stratégique de Talleyrand, c'est que l'allié naturel de la France est l'Autriche et non pas la Russie.
En l'espèce, donc, le plus probable est que Talleyrand, prenant acte qu'il ne pourra pas persuader l'empereur de ne pas aller trop loin avec la Russie, joue loyalement son rôle de ministre/conseiller en l'enjoignant d'être logique : si on veut l'alliance avec la Russie, alors il ne faut pas la braquer sur la Pologne.
Sur le problème de légitimité dynastique dont souffrait Napoléon, je pense que les choses étaient plus nuancées. Après tout, en 1807, ça fait moins de 2 siècles que les Romanov siègent sur le trône de Russie. Et avant d'y accéder, les Romanov étaient des boyards, certes très riches et ayant fourni une épouse à Ivan IV le terrible, mais ils n'étaient pas du 1er cercle de la noblesse. Alors certes, l'écart est sans commune mesure par rapport à un nobliau corse, c'est-à-dire à demi-étranger, mais la différence n'est pas là. D'autres royaumes ont connu des renversements de dynastie, à commencer par l'Angleterre.
A mon avis, la différence tient surtout à 2 choses :
- à ce que la dynastie légitime française, la plus ancienne (8 siècles de règne sans discontinuité) et la plus prestigieuse d'Europe, n'est pas éteinte.
- et au caractère révolutionnaire du pouvoir de Napoléon, même revêtu de la pourpre impériale.
Il faut un minimum de temps pour enraciner et légitimer une dynastie. Napoléon aurait su faire une paix suffisamment acceptable pour qu'elle soit durable que son fils serait monté sur le trône et qu'on n'aurait plus guère parlé des Bourbons que dans quelques cercles nostalgiques, comme ça a a fini par être le cas pour les Stuart en Angleterre et en Ecosse.
Sur la question des caractères, l'accusation de fourberie ou d'hypocrisie est sans valeur dans le champ de la politique. Tous ces chefs d'Etat ont eu le Prince de Machiavel comme livre de chevet et on ne saurait leur reprocher de faire ce qu'il faut pour sauver leur trône et atteindre leurs objectifs politiques.
Napoléon a-t-il été moins fourbe qu'Alexandre quand il a attiré la famille royale d'Espagne dans un traquenard pour la déposer et placer son frère Joseph sur le trône ?
Depuis l'Antiquité, le fourbe ce n'est, bien sûr, que l'autre, l'adversaire qui réussit à m'entourlouper. Moi, si je réussis à gruger mon adversaire, je suis un génie et un grand homme d'Etat.