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Jean Froissart |
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Inscription : 21 Sep 2008 16:42 Message(s) : 1219 Localisation : Seine et Marne
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Vous aurez tous compris que si je parle de Pierre-André de Suffren, c'est que je lui trouve davantage de qualités que de défauts. L'amiral Monaque nous présente la correspondance du Provençal avec sa tendre amie, et il est le seul à avoir éveillé ma curiosité sur Marie-Thérèse du Perrot : "Contrairement à une légende fort répandue, Mme d’Alès, la grande amie de Suffren, n’était pas sa proche cousine. Il y avait peut-être un lien de parenté lointain entre les deux familles, si l’on en croit Théodore Ortolan, qui publia en 1859 une partie de la correspondance adressée par Pierre-André à l’arrière-grand-mère de son épouse. L’auteur de la publication écrit en effet : « Elle [Mme d’Alès] était un peu plus âgée que Suffren, avec lequel des relations de parenté l’avait liée de bonne heure d’une étroite amitié qui s’est conservée inaltérable jusqu’à la vieillesse et jusqu’à la mort. » Il ajoute : « Nous choisissons, pour les transcrire ici fidèlement sans en rien retrancher, quelques-unes des lettres du bailli, parmi celles dont la date ne remonte pas au-delà de l’année 1779. » Dans une lettre écrite en 1766 à l’archiviste de la famille Margry, Ortolan justifie ainsi la raison de ce choix : « Malheureusement, parmi les lettres autographes de Suffren en ma possession, celles qui remontent à une époque antérieure à 1764 ou 1772 sont des lettres intimes adressées à Mme d’Alais, la bisaïeule de ma femme, sur des sujets peu intéressants pour l’histoire. » On ne peut que gémir sur les scrupules dont fait preuve l’auteur de cette lettre, qui nous prive ainsi d’éléments importants pour la connaissance de la personnalité de Suffren. Il est évident qu’Ortolan a écarté de la publication toutes les lettres de Suffren qui présentaient un caractère par trop intime. On peut se féliciter, en revanche, qu’il ait prit l’honnête parti de ne pas amputer les documents qu’il nous a transmis.Marie-Thérèse de Perrot était née à Draguignan le 6 décembre 1725. Elle avait donc presque quatre ans de plus que Pierre André. Elle était la fille du noble Jean-Joseph de Perrot, seigneur d’Avaye et de Bourigaille, et de Marguerite de Lombard-Taradeau. Les biographies de Suffren, se fiant sans doute à l’indication donnée par Ortolan d’une amitié liée « de bonne heure », en font une camarade d’enfance de Pierre-André. Une lettre de ce dernier, écrite le 9 août 1786, alors que les deux amis connaissaient une brouille sévère, permet de déterminer l’année de leur rencontre. Suffren dit en effet : « Depuis 34 ans vous avez dû me connaître. » C’est donc en 1752 que Pierre-André et Marie-Thérèse se rencontrèrent. Ils avaient respectivement 23 et 27 ans. La jeune femme avait épousé à Seillans, le 11 mars 1748, le comte Alexandre-Pierre d’Alès de Corblet, officier de l’armée de terre originaire de Blois. Le 20 décembre de la même année, elle avait mis au monde une fille. L’acte de baptême de l’enfant précise que le père, malade, n’a pu assister à la cérémonie. Sur la page suivante du registre paroissial de Fayence, on trouve, à la date du 23 décembre, l’acte de décès du père de l’enfant. Marie-Thérèse, après moins de dix mois de mariage, s’était donc trouvée veuve et mère d’une petite fille, Marguerite-Louise, pour laquelle Suffren éprouvera plus tard une vive affection. En 1752, comme nous l’avons vu, Pierre-André embarqua quelques semaines à bord de la galère la Hardie et passa la plus grande partie de l’année à Toulon. Il est très vraisemblable que Marie-Thérèse ait fait alors un séjour à Toulon chez ses parents, et y ait rencontré le jeune chevalier de Malte. Elle ne devait jamais se remarier.Si l’on en croit Frédéric Mireur qui le tenait d’un de ses arrière-neveux qui l’avait ouï-dire à ses ascendants, Mme d’Alès « possédait tous les agréments de corps et d’esprit qui en faisaient une personne accomplie. Aux grâces de son sexe, elle joignait une intelligence vive, non seulement des choses du monde, mais encore des événements et des affaires ». Malheureusement, aucune lettre de Marie-Thérèse à Pierre-André ne nous est parvenue. On ne sait qui, de l’ordre de Malte ou de la famille du bailli, s’est chargé de faire disparaître une correspondance qui pouvait paraître compromettante pour la dignité du personnage. Le portrait contenu dans l'ouvrage de Mireur, une miniature, montre une jeune femme à la taille de guêpe, coquette, au regard vif, tenant dans sa main gauche un masque noir, charmante dans une tenue de bal d’une élégante simplicité. Telle est l’amie du « gros calfat ». On voit des biches qui remplacent leurs beaux cerfs par des sangliers...A ce jour, de toutes les lettres que Suffren écrivit à son amie pendant les 36 années de leur relation, moins d’une centaine seulement nous sont parvenues. La plus ancienne, isolée et de provenance inconnue, date du 6 janvier 1776. Toutes les autres, écrites de 1779 à 1788, concernent donc les neuf dernières années de la vie de Pierre-André. Il paraît évident que les personnes qui ont fait ce choix ont voulu rendre compte des périodes glorieuses de la vie de Suffren, campagne d’Amérique, campagne des Indes, ambassade à Paris, tout en évitant de révéler des détails trop intimes qui devaient abonder dans les écrits antérieurs. Trois sources principales de diffusion de cette correspondance ont été identifiées jusqu’à présent : Théodore Ortolan déjà évoqué, Octave Teissier, qui publia quelques lettres dans le Petit Marseillais en 1893, et enfin, plus récemment, Edouard Tron de Bouchony qui, dans les années 1980, confia généreusement au musée de Saint-Cannat les originaux de 61 lettres, inédites pour la majorité d’entre elles.Bien qu’unilatérale, limitée à neuf ans d’une relation qui en compta 36, et largement expurgée des missives trop intimes, la correspondance actuellement disponible donne accès à certains épisodes de la vie de Suffren et apporte un éclairage fort intéressant sur ses opinions politiques et sur plusieurs traits de sa personnalité. Elle permet, tout d’abord, sinon de trancher de manière définitive, du moins de répondre avec une certaine assurance à la question longtemps controversée de la nature des relations entre les deux amis. Certains auteurs, soucieux de la respectabilité du chevalier de Malte, ou bien influencés par l’homosexualité avérée de Suffren, estiment qu’il n’y eut jamais entre Pierre-André et Marie-Thérèse qu’un amour platonique. J’estime, pour ma part, que la lecture des quelques extraits de lettres qui vont suivre rend cette opinion difficile à défendre :« Malgré cela, j’ai de grands désagréments, et un des plus forts est... Je n’ose achever. » (1er avril 1782) « Je t’envoie, ma chère amie, une médaille, puis je t’enverrai mon buste ; tu m’auras de toutes les façons excepté celle que tu désirerais que tu m’eusses. » (7 octobre 1784) « Je ne veux pas laisser partir le courrier sans te dire que je t’aime. » (31 décembre 1785) « Mais mes incommodités m’ont affaibli cruellement d’un côté où j’avais fort peu à perdre. » (4 février 1786) « Mais j’ai le cœur pour juge : il n’a jamais cessé de vous aimer, et l’amitié la plus tendre a succédé à d’autres sentiments et elle durera, dussiez-vous me haïr. » (9 août 1786) « J’ose me flatter aussi que vous aurez [à Draguignan] des souvenirs qui seraient bien délicieux pour moi. » (1788)On notera l’alternance du tutoiement et du vouvoiement. C’est une des caractéristiques de cette correspondance, comme la variation du ton, qui peut aller de la plus grande familiarité à des formules protocolaires : la fille de Mme d’Alès est désignée tantôt par « ta fille », tantôt par « madame votre fille ».Dans de nombreuses lettres, Pierre-André exprime avec force sa certitude quant à la solidité et à la pérennité des liens qui l’unissent à Marie-Thérèse. Il le fait parfois avec une vanité un peu naïve comme dans cette lettre du 13 septembre 1783 : « Je jouis, ma chère amie, lui écrit-il, du plaisir que tu auras eu en apprenant au mois de mars 82 que je sois chef d’escadre, et en mars 83 que je sois lieutenant général. En lisant la gazette, car c’est par là que tu l’auras appris, tu auras fait un beau cri de joie. » Lorsqu’une nouvelle guerre contre la Grande-Bretagne semble probable, il écrit de même : « Si nous avons la guerre, ton ami sera ou le premier homme de l’Etat ou retiré dans quelque campagne, car il ne montrera jamais à Paris la figure d’un général malheureux. »Dans quels lieux Pierre-André et Marie-Thérèse vécurent-ils leurs amours ? Mme d’Alès semble avoir mené une vie relativement sédentaire, partagée pour l’essentiel entre sa maison de Draguignan où elle habitait 32/34, rue de Trans, et son château de Bourigaille situé à huit kilomètres au nord de Fayence. La maison dracénoise, située à une centaine de mètres au sud de l’enceinte médiévale, a été largement préservée. Comme l’indique Frédéric Mireur, c’était une maison double. Le n° 32, détruit dans les années 1980, a laissé place à la courte « traverse du Palais » qui relie la rue de Trans à la rue des Jardins. Le n° 34 subsiste, c’était la partie la plus importante de la demeure. La façade du rez-de-chaussée, sommée par une corniche et percée d’une belle porte rectangulaire, est bâtie en pierres de taille. La maison comporte trois étages. Assez étroite — elle compte seulement trois fenêtres par niveau sur la rue de Trans —, elle est fort profonde, et s’étendait jadis jusqu’à la rue des Jardins. Le couloir d’entrée et les escaliers sont recouverts de voûtes d’arête très rustique mais non sans charme. Un puits, dont la courte margelle borde le couloir, apportait un confort fort appréciable pour l’époque. Place aux Herbes, non loin de cette maison, le « café historique » des Mille Colonnes accueille toujours le visiteur. Ouvert depuis 1760, il fut sans doute fréquenté par Pierre-André et Marie-Thérèse.Bourigaille — le domaine existe toujours — n’est à dire vrai qu’une vaste gentilhommière, implantée à flanc de coteau dans un paysage boisé et assez tourmenté. De vénérables cèdres dérobent en partie aux regards la longue façade de la maison. Une source abondante alimente un petit lac aux eaux claires. Une baignoire taillée dans un bloc de calcaire fut peut-être utilisée par les deux amants au retour de leurs promenades. Louis Henseling, l’écrivain toulonnais, raconte que le père de Mme d’Alès avait dû payer aux envahisseurs austro-sardes en 1746-1747 une écrasante contribution, et que le château avait été vidé de tout ce qu’il contenait de précieux et ses abords saccagés. On peut donc imaginer que la grande demeure avait été restaurée et rénovée après ce fâcheux épisode, même si les lieux restèrent, semble-t-il, d’une grande simplicité et d’un confort tout campagnard. Suffren aspire à y revenir à chaque fois que ses occupations lui en laissent la possibilité. En 1785, à l’occasion de son dernier séjour, Pierre-André évoque les temps heureux des promenades à deux : « Tu comprendras que ma corpulence, ma position ne me permettent pas de courir les montagnes à cheval comme il y a vingt ans. » Dans une de ses toutes dernières lettres, il écrit avec nostalgie « que les rochers d’Avaye [lui] faisaient plus de plaisir que tous les jardins à l’anglaise, où l’on s’efforce de faire briller la nature en l’étouffant ». Marie-Thérèse ne semble pas avoir quitté sa Provence natale. La correspondance du bailli permet seulement de noter sa présence épisodique à Fréjus et à Aix, où elle doit se rendre pour ses procès."La suite au prochain numéro...
_________________ "L'Angleterre attend que chaque homme fasse son devoir" (message de l'amiral Nelson à Trafalgar)
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