J'ai ouvert mon exemplaire du Louis XVI de Jean-Christian Petitfils, pp. 308-311, chapitre 11. L'auteur parle de Sartine :
Le rapide passage de Turgot au secrétariat d’Etat à la marine lui avait permis de dresser, dans un mémoire au roi, la triste situation dans laquelle se trouvait ce département, endetté de plus de 11 millions de livres. Les fournisseurs, les ouvriers, les charpentiers, les calfats, les officiers, les matelots n’étaient plus payés ; les ports de Brest, Lorient, Toulon étaient paralysés par manque d’approvisionnement ou de matériel, comme le bois de construction, le fer ou les toiles à voile ; les coques des vaisseaux pourrissaient sur les aires de radoub. « Tout languit ou périt de misère », concluait l’ancien intendant du Limousin.
" Son successeur, Antoine Raymond Jean Galbert Gabriel de Sartine, secrétaire d’Etat à la marine et aux Colonies le 24 août 1774, puis ministre d’Etat le 6 juillet 1775, ne connaissait rien aux affaires maritimes, mais c’était un administrateur hors pair, d’une remarquable efficacité. Né en 1729, fils d’un intendant de Catalogne au service de Philippe V, il avait d’abord été conseiller au Châtelet de Paris, puis lieutenant criminel. En 1759, il était promu lieutenant général de police, poste où il réussit à gagner une surprenante popularité, en raison de sa rigueur, de sa probité et de la douceur de son caractère. Il remplit ses nouvelles fonctions avec un zèle infatigable, accomplissant durant les six années de son ministère une œuvre admirable qui en fait le digne successeur de Richelieu et de Colbert.
Il sut d’abord s’entourer d’hommes compétents, notamment deux personnes que Louis XVI apprécia beaucoup : Blouin, premier commis, chef du Bureau des officiers, administrateur chevronné, au jugement sûr et avisé, et le chevalier Charles de Fleurieu, hydrographe, expérimentateur des horloges marines de Berthoud, inspecteur adjoint du dépôt des cartes et plans, qui se vit confier la direction du Bureau des ports et arsenaux.
S’attelant avec cœur à ses nouvelles responsabilités, Sartine leva un emprunt de 15 millions sur les trésoriers généraux, afin de rembourser les dettes de son département. Il visita les ports de Bretagne, inspecta les ateliers, étudia minutieusement les marchés d’approvisionnement. Il fit construire des casernes à matelots spacieuses dans les principaux ports du royaume, en commençant par Brest, ferma l’Ecole royale de marine du Havre, si contestée par le Grand Corps, et reconstitua les trois compagnies de gardes de la marinen chargées à Brest, Rechefort et Toulon de la formation des canonniers, en y renforçant la sélection et l’enseignement des mathématiques. Il créa également un corps royal d’infanterie de marine, composée de cent compagnies de fusiliers, chacune commandée par un lieutenant de vaisseau.
Enfin et surtout, il réforma en ses fondements l’administration maritime par les sept ordonnances du 27 septembre 1776. Au siècle précédent, Colbert avait consacré la prééminence des officiers d’administration (la Plume, comme on l’appelait), chargés de la gestion à terre et à bord des navires, sur les officiers combattants (l’Epée), dont les connaissances techniques et pratiques laissaient à désirer. Sartine renversa ce système qui avait perdu de sa pertinence depuis que ces derniers, mieux éduqués et mieux formés, avaient acquis d’excellentes capacités. Il confia l’autorité suprême à un chef d’escadre directeur général, assisté de quatre officiers de vaisseau. L’intendant, cantonné aux affaires comptables et financières, était secondé de commissaires des ports et arsenaux et de commissaires des classes, chargés du recrutements des matelots. Dans chaque port, le conseil de marine, sorte de conseil d’administration permanent, devait se réunir au moins tous les quinze jours. Quant au corps des contrôleurs de la marine, il fut réorganisé et rattaché au ministère. C’était une vraie révolution que Bonaparte consacrera lui-même en 1800 par la création des préfets maritimes et la prédominance du commandement militaire.
Afin d’homogénéiser la fabrication des canons de marine, Sartine l’acquisition de la fonderie de Ruelle, près d’Angoulême, et créa celle d’Indret, non loin de Nantes. Dans cette dernière vinrent s’installer deux recrues anglaises de grande qualité, John et William Wilkinson, inventeurs du four à réverbère, bientôt rejoints par Ignace de Wendel, capitaine d’artillerie qui descendait d’une famille de maîtres de forges lorrains, appelée à une renommée durable.
Tout remontait au roi, qui suivait attentivement cette réorganisation. Sartine, constamment, lui demandait son opinion et ses intentions. Celui-ci répondait ou non par un « approuvé » en marge des notes transmises. Parfois il donnait de sa main des instructions plus détaillées : « Il faut envoyer des vivres au Protée et des frégates en même nombre que celles qui sont en Amérique pour les relever... Il faut armer jusqu’à concurrence de dix-huit vaisseaux pour le présent... » Il veillait au détail, réclamait l’état exact des escadres, voulait connaître jusqu’aux menus incidents l’état exact des escadres, voulait connaître jusqu’aux menus incidents de la vie navale et portuaire — grogne des officiers ou avarie d’un navire —, et passait de longs moments à regarder les cartes, surtout pendant la guerre d’Amérique. Louis XVI fut l’un des rares rois de France à avoir conscience de la nécessité de construire une puissante flotte de guerre. A preuve, l’évolution du budget de ce département, qui passa de 17,7 millions de livres en 1774 à 20,5 en 1775, à 27,2 en 1776, à 41,1 en 1777 et à 74 en 1778. Un effort financier sans précédent ! Pourtant — et c’est encore une singularité de ce « navigateur immobile » —, il ne sentit pas la nécessité d'accompagner son ministre dans la tournée des ports, mystère qui s’explique par les mauvais conseils de Maurepas, lui aussi immobile dans son fauteuil, et qui avait peur que le roi lui échappât. Dommage pour sa popularité qui les ait suivis ! Ce passionné de mer ne verra les côtes qu’en 1786, lors de son rapide voyage à Cherbourg.
Les arsenaux, à nouveaux réapprovisionnés, se mirent d’abord à réparer les navires hors service. Puis, s’inspirant des travaux de l’ingénieur Duhamel du Monceau, rationalisant les types de bâtiments, Sartine s’orienta vers la construction de trois grands modèles : le vaisseau de 118 canons, celui de 80 et celui de 74. En accord avec le roi, il fixa un objectif de 80 vaisseaux de ligne et de 60 frégates (soit une quinzaine de plus que le précédent plan de Choiseul). Au total, durant le ministère de Sartine, on construisit 22 vaisseaux de ligne, 33 frégates, et l’on rénova une trentaine de bâtiments.
Afin d’entraîner les équipages — trop de navires s’échouaient en sortant de Brest, s’égaraient ou s’abordaient les uns les autres ! —, Louis XVI et Sartine tombèrent d’accord pour rétablir les escadres d’évolution. Constamment, le roi interrogeait son ministre sur la discipline régnant au cours de ces exercices d’entraînement, « sur la police de l’escadre, les soins de propreté et les précautions qui peuvent contribuer à conserver la santé des équipages. » "
_________________ "L'Angleterre attend que chaque homme fasse son devoir" (message de l'amiral Nelson à Trafalgar)
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