Un membre avait mis en doute une hypothèse présentée dans un spot publicitaire sur la ruine de la civilisation des Pascuans, à avoir qu'ils avaient détruit leur environnement, et notamment les arbres, se privant du bois nécessaire au transport et à l'érection de leurs fameuses statues, les moai.
Le principal argument avancé contre cette hypothèse dans ce fil de discussion détruit par le maëlstrom d'avril était qu'un événement climatique avait seul détruit la forêt de l'île de Pâques, dédouannant ses habitants de cette destruction.
Je me permets de rouvrir ici ce sujet (originellement ouvert en "Préhistoire") pour citer un long extrait d'un ouvrage traduit de l'américain. Il y est notamment fait état de l'arrivée des Pascuans avant l'an Mil sur l'île de Pâques, leur isolement géographique inédit même dans le Pacifique, leur exploitation des ressources boisées pour la construction d'embarcations de haute mer (analyse des reliefs de repas) et de monuments (les plates-formes ahu et les statues moai). En fin de compte, l'édification de monuments et la pêche en haute mer cessent avant les premières traversées européennes. La fin de ces activités est contemporaine de la disparition des plus grandes espèces d'arbres de l'île, comme le montrent les analyses des pollens.
Un appauvrissement s'ensuit, laissant les Pascuans très démunis (disettes, chute démographique, guerres civiles...) lors de la découverte officielle de l'île en 1722
L'hypothèse la plus courante est que les Pascuans ont aveuglément surexploité un environnement fragile (froid et sécheresse relatifs limitant le renouvellement de ressources agricoles elles-mêmes limitées).
Cette hypothèse est ainsi dénoncée :
Citer :
Pour résumer, les Pascuans affirment : « Nos ancêtres n’auraient jamais fait cela », tandis que les scientifiques de passage déclarent : « Ces gens estimables que nous avons appris à aimer n’auraient jamais fait cela. » […]
Trois objections spécifiques ou théories alternatives ont été avancées.
En premier lieu, on a suggéré que l’état de déforestation dans lequel Roggeveen a trouvé l’île de Pâques en 1722 n’avait pas été causé par les insulaires dans leur isolement mais qu’il était le résultat, sans qu’on puisse vraiment le démontrer, de perturbations causées par le passage de visiteurs européens dont il ne reste aucun témoignage avant Roggeveen. Il est tout à fait possible qu’il y ait eu, en effet, un ou plusieurs passages non répertoriés : de nombreux galions espagnols naviguaient dans le Pacifique au XVe et au XVIe siècle ; le fait que les Pascuans se soient montrés nonchalants, peu craintifs et curieux à l’arrivée de Roggeveen confirmerait des rencontres précédentes avec des Européens, sans lesquelles on aurait plutôt assisté à un choc chez des gens ayant vécu dans l’isolement complet et pensant être les seuls humains sur terre. Cependant, nous n’avons aucune confirmation du passage d’étrangers avant 1722, pas plus que nous ne pouvons comprendre comment celui-ci aurait entraîné la déforestation. Même avant que Magellan ne soit le premier Européen à traverser le Pacifique en 1521, quantité de preuves attestent d’un impact très important de la présence humaine sur l’île de Pâques : extinction de toutes les espèces d’oiseaux terrestres, disparition des marsouins et du thon du régime alimentaire, diminution des pollens d’arbres forestiers dans les carottes de sédiments datant d’avant 1300 prélevées par John Flenley, déforestation de la péninsule de Poike au environs de 1400, disparition des noix de palmier après 1500 confirmée par la datation au radiocarbone, etc.
La seconde objection consiste à dire que la déforestation aurait pu être due à des changements climatiques naturels, comme des épisodes de sécheresse ou des cyclones du type El Niño. […] Mais, pour ma part, je pense que nous avons la preuve irréfutable que ce ne sont pas les changements climatiques seuls qui ont causé la déforestation et l’extinction des oiseaux : les restes de troncs de palmiers retrouvés dans les coulées de lave du Terevaka prouvent que le palmier géant se maintenait déjà sur l’île de Pâques depuis plusieurs centaines de milliers d’années ; et les carottes de sédiments de John Flenley attestent de la présence de pollen de ce palmier, des scalesia, du toromino et d’une demi-douzaine d’autres espèces d’arbres sur l’île de Pâques il y a de cela trente-huit mille à vingt et un mille ans. Les végétaux de l’île de Pâques avaient donc déjà survécu à d’innombrables sécheresses et cataclysmes du type El Niño, ce qui rend peu probable la théorie selon laquelle toutes ces espèces indigènes auraient finalement choisi le lendemain de l’arrivée de ces humains innocents pour disparaître brutalement toutes ensemble suite à un nouvel épisode de sécheresse ou à un cyclone. En réalité, les observations de John Flenley montrent qu’une période de temps sec et froid sur l’île de Pâques, il y a de cela vingt-six mille ans à douze mille ans, plus sévère que toute autre période sèche et froide dans le monde au cours du dernier millier d’années, a simplement occasionné un recul des arbres poussant aux plus hautes altitudes vers les basses terres, sans leur causer de dommages irréparables.
Une troisième objection argue du fait que les Pascuans ne pouvaient avoir été aveugles au point d’abattre tous leurs arbres sans avoir envisagé les conséquences de leurs comportements. […] On se prend à imaginer ce que put être l’état d’esprit du Pascuan qui abattit le dernier palmier au moment précis où il l’abattait. Comme les forestiers modernes, s’est-il écrié « Du travail, pas des arbres ! » ? Ou : « La technologie va résoudre nos problèmes, il n’y a rien à craindre, nous trouverons des substituts au bois » ? Voire : « Nous n’avons aucune preuve qu’il n’existe pas de palmier ailleurs sur l’île de Pâques, il faut chercher encore, votre proposition d’interdire la coupe des arbres est prématurée et n’est motivée que par la peur » ? […] Lorsque nous reviendrons à cette question au chapitre 14, nous verrons qu’il existe de nombreuses raisons pour lesquelles les sociétés commettent malgré tout de telles erreurs.
Jared Diamond (2005). Effondrement – Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Gallimard, Mesnil-sur-Estrée (2006), pp. 130-132.