Pour résumer les deux siècles et quelques de flibuste et de piraterie dans les Caraïbes, on peut dresser le tableau chronologique suivant. Bien sûr, les frontières ne sont pas étanches entre chaque période, bien sûr il y a des exceptions... Mais considérons-le comme un patron, un schéma général.
Auparavant, il faut quand même re-préciser certains termes très importants: - pirate: le pirate existe depuis la nuit des temps. Il travaille pour lui-même et n'a aucune allégeance envers quelque pays que ce soit. - corsaire: il ressemble au pirate dans la forme. Mais, lui, travaille pour le compte d'un pays. Chacun y trouve un avantage: l'Etat peut frapper ses ennemis sans avoir à monter ou entretenir une flotte de guerre. Le corsaire garde le butin qu'il fait (il en rétrocède parfois une partie) et bénéficie de la protection de l'Etat (lettres de course...) s'il est pris. - flibustier: en gros, synonyme de corsaire (qui est un terme général) pour les Antilles. - boucanier: sorte de colons indépendants voire sauvages installés sur différentes îles; ils boucanaient (=fumaient) la viande et représentaient ainsi une source d'approvisionnement pour les flibustiers qui faisaient relâche ou cherchaient des vivres. A noter qu'un certain nombre abandonnait temporairement la terre pour grossir les rangs des flibustiers. Les frontières entre ces catégories ne sont pas intangibles. On a déjà vu des flibustiers devenir pirates, des boucaniers devenir flibustiers ou pirates...
Voici maintenant le tableau chronologique brossé à gros traits:
1520-1560: flibuste exclusivement française. On la nomme aussi flibuste ponantaise car elle était constituée de Normands, de Rochelais et de Basques. Grandes figures: Jean Fleury (sans doute la plus belle prise de l'histoire de la flibuste: le trésor de Moctézuma en 1523), François Le Clerc... Les périodes de paix entre France et Empire habsbourg ne s'étendaient pas au-delà des "lignes d'amitié" (ouest des Açores, sud du tropique du cancer), ce qui explique que la flibuste ne connaissait pas d'interruption.
1560-1600: période des guerres de religion. La flibuste française, soutenue à bout de bras par l'Amiral Coligny, prend un tour religieux et certains flibustiers (Jacques de Sores, Nicolas Valier...) semblent prendre la mer autant par désir de tuer du Catholique que pour faire du butin. Les Espagnols ne sont pas en reste, qui remplacent carrément le terme "corsaire" par "hérétique"! 1564 voit l'entrée en scène des Anglais (deux grandes figures: Hawkins et Drake) et 1579 des Hollandais.
1600-1620: apaisement général. Les traités de paix de l'Espagne (1598 avec la France, 1604 avec l'Angleterre, 1609 avec les Hollandais) participent de cet apaisement. Surtout, Madrid renonce à son monopole sur toutes les Indes (c'est-à-dire l'Amérique) pour ne faire valoir son droit que sur les terres effectivement occupées, ce qui permet aux Français, Anglais et Hollandais de commercer plus librement et de commencer à s'installer sur les terres pas encore habitées par les Espagnols. En France, seul Charles Fleury aura réussi à soutirer des lettres de représailles du gouvernement pour faire la course contre Espagnols et Portugais. L'Angleterre est encore plus soucieuse du respect de la trève et Walter Raleigh est carrément exécuté après son raid sur Sao Tomé.
1620-1640: la période hollandaise. L'éclatement de la Guerre de Trente Ans en Europe va évidemment avoir des répercussions dans les Caraïbes. France et Hollande n'étant pas encore tout à fait en guerre contre l'Espagne, c'est l'âge d'or de la flibuste hollandaise. La plus grande figure en est Cornelis Jol. A noter aussi que c'est le moment où la flibuste devient antillaise, c'est-à-dire que, résultat de la colonisation entreprise par les autres puissances européennes, ses bases de départ se trouve maintenant directement dans les Caraïbes et non plus en Europe.
1640-1670: grosse période de flibuste (sur laquelle nous avons beaucoup de sources, ceci expliquant aussi cela...). Age d'or de l'Ile de la Tortue, conquête de la Jamaïque... Prédominance de la flibuste anglaise (jusqu'en 1660 environ) mais avec présence hollandaise et française importante. Grandes figures: Morgan, Mansveldt, Marten, L'Ollonais, Diego le Mulâtre (au service de la Hollande puis de la France), Le Basque, le chroniqueur Oexmelin, Gerritsen (alias Roc Brasiliano), Harmensen, Monbars (doutes sur sa "carrière")... A noter que c'est la période où les lignes deviennent plus floues. La sorte d'union sacrée entre Français, Anglais et Hollandais contre l'Espagne commence à prendre fin (guerre anglo-hollandaise, guerres louis-quatorzièmes qui s'annoncent...). Les gouverneurs (de la Tortue, de la Jamaïque) qui donnent les lettres de course aux flibustiers suivent les aléas politiques et n'ont pas de ligne tout à fait claire. On retrouve des flibustiers hollandais au service de la France, des flibustiers français avec des lettres de Jamaïque anglaise...
1670-1710: déclin ou institutionnalisation de la flibuste, avec prédominance française. L'Angleterre ayant officiellement interdit la flibuste dans les années 1670, on ne retrouve désormais que par à-coups des flibustiers anglais dans les Caraïbes. Et bien souvent, tout comme les Hollandais, ils sont nombreux à être... sous commission française! En effet, Louis XIV étant en guerre contre toute l'Europe, c'est la France qui recourt à nouveau pleinement à la flibuste mais en l'organisant, voire en la soumettant à la marine régulière. Les flibustiers perdent ainsi beaucoup de leur autonomie. On note maintenant certaines tendances très claires à la piraterie et, contre-coup, une volonté des pouvoirs en place de lutter contre ce "fléau". Grandes figures: De Graaf (par la suite naturalisé français), Grammont, Sharpe, Tocard, Coxon, Trébutor, Brouage, Paine, Bréhat, Bannister, Le Sage, Andriessen, Archambaud, Grenezé, Evertsen, Aernouts... En Europe, il faut évidemment citer Jean Bart, Duguay-Trouin...
1710-1730: piraterie. Fruit de la disparition de la flibuste et apparue dès le tournant du siècle voire avant, la piraterie prend son essor après la Guerre de Succession d'Espagne et connaît un véritable âge d'or pendant une quinzaine d'années. Pour diverses raisons, les grandes puissances ont arrêté leur politique de flibuste: paix générale en Europe, pression des marchands qui réclament un commerce sans entraves et sûr, impossibilité morale de soutenir les flibustiers... Diverses tentatives étaient déjà apparues au cours des décennies précédentes de faire rentrer dans le rang ces aventuriers. Désormais, ces derniers se retrouvent placés devant un choix: soit ils se "rangent" et se font colons, soit ils persistent. Dans ce cas, ne pouvant plus faire la course pour des Etats, ils la font pour leur propre compte et deviennent pirates. Apatrides, combattus par les marines des Etats qui, il y a encore peu, les soutenaient, ils organisent leur propre société. Il faut souligner que les sources sont - et pour cause !- beaucoup plus lacunaires que pour les flibustiers et qu'il est difficile de faire la part des choses entre la légende et la réalité. Grandes figures: Edward Teach/Barbe noire (d'abord corsaire), le Français Emmanuel Wynne (le premier qui ait utilisé le drapeau noir avec tête de mort), Avery, Rackam, Le Vasseur (dans l'océan Indien), Roberts, Beauchêne (qui a vraiment existé même s'il est difficile de savoir où s'arrête la réalité et où commence le mythe)...
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