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e pencherai donc pour une adaptation du système esclavagiste aux EU après l'abolition de la traite en 1808.
Vous avez mis le doigt sur le principal facteur.
En fait, les historiens américains discutent encore des causes de cette anomalie que constitue la démographie largement positive de l'esclavage aux EU.
Due bien évidemment
au fait que les esclaves y avaient un taux de naissance plus élevé que partout ailleurs aux Amériques/Antilles, et un taux de décès plus faible que partout ailleurs, et que le premier excèdait significativement le second, ce qui n'était pas le cas dans les autres cultures esclavagistes.
Cette spécificité démographique semble résulter de la combinaison de plusieurs facteurs associés en une synergie produisant un effet du type "cercle vertueux"
D'abord, oui, l'esclave des champs dans les plantations de coton, de tabac ou de riz du Sud des EU était mieux traité et son travail moins pénible que celui de l'esclave dans les plantations de canne à sucre des Antilles ou du Brésil.
Le travail de la canne à sucre était, parait il, particulièrement dur, mais surtout le mode d'organisation du travail était différent: pour la canne à sucre, en équipes travaillant un nombre d'heures défini par jour (gang system) , opposé au mode d'organisation du travail servile aux EU , qui était à la tâche (task system) , ce qui faisait que les esclaves pouvaient disposer de leur temps une fois qu'ils avaient terminé la tache qui leur était assignée; le temps de travail quotidien était de ce fait nettement plus court aux EU, probablement de 2 à 4 heures.
Aussi, l'autosuffisance alimentaire des EU opposée au manque de cultures vivrières des Antilles, qui devaient importer nombre de produits alimentaires de première nécessité--c'est toujours le cas d'ailleurs. Les esclaves US étaient de ce fait mieux nourris, même si leur nourriture, à base de farine de mais, riz et bacon, était plus satisfaisante quantitativement que qualitativement, et pouvait comporter de nombreuses carences, notamment protéiniques.
Mais sans doute le facteur le plus important a été en effet l'abolition relativement précoce de la traite aux EU: 1808, alors qu'elle a continué, éventuellement clandestinement, jusque vers 1850 à Cuba et 1868 au Brésil.
Cette abolition de la traite a eu pour conséquence une "créolisation'" (américanisation si vous préférez) des esclaves vivant aux UE, qui a indirectement favorisé l'expansion démographique de cette population, et ce de multiples façons.
D'abord, la traite, visant à importer de la force de travail pour des travaux agricoles durs, importait plus d'hommes que de femmes: environ 2/3 d'hommes pour 1/3 de femmes aux EU, peut être plus aux Antilles. Ce déséquilibre H/F n'est évidemment pas favorable à un taux de naissances élevé, et il s'est maintenu tant que la traite a continué.
Aux EU, par contre, à partir de 1808, la population servile s'est progressivementré ré-équilibrée dans le sens d'un nombre presque égal d'hommes et de femmes, comme c'est le cas naturellement.
Rapidement, les esclaves nés de parents et grands-parents ''américains" ont vu leur nombre augmenter, tandis que diminuait puis disparaissait celui des esclaves "africains".
Ces esclaves "créolisés" ont peu à peu abandonné leurs coutumes africaines et adopté des coutumes européennes; l'une d'elles a eu un retentissement direct sur le taux des naissances: les femmes africaines, comme dans la plupart des cultures traditionnelles, allaitaient leurs bébés pendant 2 ans ou 2 ans 1/2, ce qui (pour des raisons hormonales liées à la lactation) produisait un espacement des naissances de 2 à 3 ans.
Les esclaves noires créolisées ont adopté l'allaitement limité à un an, ce qui leur permettait (théoriquement) d'être enceintes tous les an et demi.
De même, la fin de la traite a modifié l'attitude des maîtres par rapport à leurs esclaves: désormais, il n'était plus possible de "boucher les trous" en important des esclaves d'Afrique, le stock d'esclaves ne pouvait se renouveler et s'accroître que par la reproduction naturelle de la population existante.
Les propriétaires ont donc de plus en plus considéré leurs esclaves comme un cheptel qu'il fallait soigner de façon à accroître sa fécondité, particulièrement les femmes.
J'avais signalé que, pendant tout le XVIIIème siècle, les esclaves femmes étaient traitées à peu de choses près comme les hommes pour ce qui est des travaux agricoles: elles défrichaient et nettoyaient les terrains des pierres, souches et broussailles pour les préparer à la mise en culture, elles semaient, binaient, labouraient (dans les rizières, le terrain était trop mou pour permettre d'utiliser chevaux ou boeufs qui s'enfonçaient, le labourage était donc entièrement exécuté par les esclaves), elles creusaient même parfois des fossés d'irrigation. Et elles travaillaient jusqu'à l'accouchement--des cas d'accouchement dans les champs sont rapportés--et reprenaient le travail très vite, emmenant leurs bébés aux champs sur leur dos ou les laissant en garde aux esclaves âgées de la plantation.
Après la fin de la traite, la valeur reprodutrice des esclaves femmes est privilégiée aux dépens de leur valeur directement économique en tant que force de travail : les maîtres leur donnent des travaux légers quelques semaines avant l'accouchement, leur laissent ces travaux légers quelques semaines après, leur donnent une meilleure nourriture pendant leur grossesse. Certains maîtres vont même jusqu'à pratiquer une forme d'eugénisme empirique , comme pour du bétail, en choisissant l'esclave avec lequel elles sont censées procréer, pour sa force et sa santé, comme on sélectionne un étalon.
La majorité des maitres laissent leurs esclaves relativement libres de choisir leur conjoint toutefois, même si un esclave ne peut se marier sans leur autorisation.
La créolisation des esclaves entraîne aussi le développement d'une attitude paternaliste chez les maîtres: d'une part, les esclaves, parlant finalement bien anglais, connaissant les usages américains et christianisés, travaillent mieux, sont plus dociles, n'ont plus besoin qu'on leur explique tout ce qu'ils ont à faire et qu'on brise leur résistance comme pour des "sauvages" fraîchement arrivés d'Afrique.
Les maîtres sont donc moins portés à utiliser punitions et coercition, en fait il devient mal vu de punir cruellement ses esclaves, les mutilations, castrations etc régressent, faire preuve d'humanité et prendre soin de ses esclaves en récompense de leur travail devient le discours type tenu par la classe des planteurs avant la guerre de Sécession, et ce discours n'est pas nécessairement hypocrite: de vrais liens d'affection se développent avec des esclaves dont la famille travaille pour des maîtres depuis plusieurs générations.
Contrairement à ce qui se passe dans les plantations des Caraibes/Brésil, où la prédominence des esclaves africains entraîne l'absentéisme généralisé des maîtres, qui laissent la gestion difficile des esclaves à des contremaîtres et ne vivent pas sur les plantations, aux EU la majorité des maîtres au XIXème siècle vivent sur les plantations, et en surveillent eux-mêmes la marche, assistés d' overseers, changés fréquemment, souvent sous la pression des esclaves mécontents, et de "slave drivers" eux qui sont eux mêmes esclaves.
En d'autres termes, les esclaves sont de mieux en mieux traités, et on peut dire qu'avant sa disparition, l'esclavage était (relativement) en voie d'humanisation aux EU.