Philippe, c'est effectivement cela : les nations protestantes, et l'Angleterre en premier (bien que j'aie toujours douté du caractère véritablement protestant de l'anglicanisme, mais passons, ceci est un autre débat), ont habilement su récupérer cette Brevísima relación pour forger ce que les Espagnols appellent "la leyenda negra", la légende noire (de façon caricaturale, les horribles conquistadores qui ont exploité les pauvres Indiens sans défense jusqu'à la mort, sans scrupule et pour leur profit personnel). Le livre ne jette en rien l'opprobre sur l'Espagne en soi, c'est davantage un système administratif, économique et social qui est dénoncé, mais ce n'est pas sans ambigüité (il ne faut pas oublier que Las Casas n'a pris la défense des Amérindiens que très tardivement dans sa vie, et après avoir lui-même été lié au système des "encomiendas" sans pour autant le fustiger). Par ailleurs, et cela a déjà été dit dans ce sujet, Las Casas a indirectement provoqué le développement de la traite des nègres, et je ne suis pas sûr que le clerc en ait réellement mesuré les enjeux ni la portée. Comme cela a également été dit, et comme l'ont déclaré à plusieurs reprises les "encomenderos", la loi de la monarchie "se acata, no se cumple" : elle se respecte mais ne s'applique pas. Comme souvent, c'est l'application réelle des décrets qui a péché, et ce pour plusieurs raisons (inertie, résistances locales, véritable appât du gain...).
Surtout, je pense qu'il y a eu une conséquence historique assez inattendue à l'action de Las Casas et aux lois ensuite édictées par la monarchie péninsulaire, conséquence très habilement analysée par Ernesto Laclau, le célèbre universitaire argentin, penseur des populismes sud-américains du XXème siècle. En effet, par son action, Las Casas a réussi à sensibiliser la monarchie aux problèmes soulevés par les "encomiendas" et celle-ci s'est aliénée durablement (sur plusieurs siècles) les "encomenderos" et leurs descendants, qui se sont considérés méprisés, bafoués dans leurs droits. Ça a créé une situation de méfiance assez revancharde entre les vieux propriétaires terriens sud-américains et l'administration, la monarchie péninsulaire pour des siècles, c'est-à-dire entre les élites "criollas" (qui ont d'ailleurs peu de rapport avec nos "créoles" bien français) et les représentants royaux. Et ce sont ces mêmes élites "criollas" qui ont par la suite pensé, organisé, mené et récupéré les guerres d'indépendances sud-américaines pour chasser "l'occupant" espagnol puis asseoir leur pouvoir sur les sociétés nouvellement indépendantes. Par la suite, Laclau mène une analyse plus poussée sur la façon dont ces élites récupèrent l'idéologie indépendantiste de façon à s'acheminer vers le populisme, mais là, ça sort du cadre de la discussion. Ce qui est intéressant avec cette petite digression, c'est que le combat de Las Casas a été très fructueux (qu'on en apprécie ou non les effets, le débat n'est pas là), bien plus que ce que l'on pourrait croire.
_________________ Su Majestad la Reina de España, princesa de Grecia y Dinamarca, Sofía...
|