La Révolution culturelle a longtemps suscité en France, et dans le monde occidental en général, engouement, fascination et incompréhension. Elle glisse peu à peu dans l'oubli, et cette incompréhension se transforme en nostalgie chez ceux pour qui ce mouvement politique, d'une ampleur inouïe, fait remonter à la surface leurs souvenirs d'une jeunesse idéaliste et généreuse. En Chine, les laissés-pour-compte de la croissance se mettent à la regretter en se disant que le bon vieux temps d'une pauvreté digne, mais partagée de façon égalitaire, valait mieux que la nouvelle exploitation forcenée qu'ils subissent aujourd'hui. Petit rappel historique : la Révolution culturelle (1966-1976) fut mise en route par le Parti communiste chinois et ses dirigeants avec, à leur tête, le président Mao Zedong. Interprétée diversement comme une tentative de rester au pouvoir, ou comme une hérésie idéologique, elle provoqua la mort et la persécution de millions d'individus au nom de la lutte des classes. Des sites historiques, des reliques irremplaçables, des livres et des objets d'art furent systématiquement brûlés, pillés, brisés, sous prétexte de se débarasser des "quatre vieilleries" de la tradition chinoise : les vieilles coutumes, la culture traditionnelle, les moeurs anciennes et les pensées réactionnaires. On lança ainsi les enfants contre leurs parents, les étudiants contre leurs professeurs, les ouvriers contre leurs dirigeants, et le peuple chinois tout entier plongea dans un chaos généralisé qui faillit mener le pays à la banqueroute. Durant l'été 1966, c'est pour répondre à l'appel de leur président que des groupes radicaux se forment dans les collèges et les lycées afin de donner naissance aux Gardes rouges. "Curieuse alliance que celle du hiérarque vieillissant avec ces adolescents fanatisés qui le considèrent comme un dieu" observe-t-on. Leur inexpérience en fait un groupe particulièrement mobilisable, certes, mais plus encore, ils constituent le dernier segment de la population chinoise à ne pas avoir été envahie par la désillusion : les démocrates et les intellectuels ont déjà pris leurs distances avec le PCC. Les paysans ont connu une décennie chaotique durant les années cinquante, avec les luttes politiques répétées, et, surtout, la marche forcée vers le communisme qui les a laissés complètement exsangues en ce milieu des années soixante. Ils tentent péniblement de survivre. Les jeunes, en revanche, découvrent avec enthousiasme qu'ils peuvent déjà jouer un rôle décisif dans la vie politique de leurs établissements scolaires, leurs familles ou du pays. Ils se ruent aussitôt, "Petit Livre rouge" en main, sur les cibles qui leur sont explicitement désignées par le centre : les grands intellectuels et les hauts fonctionnaires, mais aussi tous ceux qui sont plus ou moins soupçonnés de s'opposer au président Mao. Le côté subjectif, voire fantaisiste, de ces désignations provoque rapidement le chaos au sein des Gardes rouges, qui se scindent en factions rivales. La première prend le nom de "vieux Gardes rouges" (lao hongweibing), pour marquer son antériorité vis-à-vis des autres. Elle est constituée en grande pârtie d'enfants de hauts cadres, proches du pouvoir, qui se sentent donc investis d'une mission particulière, puisqu'ils se croient plus à même d'interpréter la volonté de Mao. Viennent ensuite les "rebelles" (zaofanpai), qui critiquent à la fois la hiérarchie et les options choisies par les factions adverses, puis les "conservateurs" (baohuangpai), c'est à dire ceux qui veulent protéger l'empereur, autrement dit Mao. D'autres scissions se produisent, qui donnent naissance aux "rebelles révolutionnaires" et aux "rebelles conservateurs". Si l'on ajoute à cela les appellations locales, on se rend bien compte du côté futile et absurde de ces fractures qui précipitèrent la population dans une véritable guerre civile.
La mort du président Mao, le 9 septembre 1976, mit fin à cette anomalie unique dans la longue histoire de la Chine. Le mois suivant, l'arrestation de la Bande des Quatre, composée de la veuve du président, Jiang Qing et de ses trois acolytes, Yao Wenyuan, Wang Hongwen et Zhang Chunqiao, permit de canaliser la vindicte populaire sur ces personnalités désignées comme boucs émissaires. La manoeuvre évita au régime de se livrer à une critique en règle des dérives de leurs plus prestigieux dirigeants et contribua à sa pérennité. Cet état d'esprit a peu évolué depuis puisque, l'actualité le prouve, lors du trentième anniversaire de la mort de Mao, aucune mention ne fut faite des dizaines de millions de malheureux morts de faim pendant le "Grand Bond en avant" (1958-1962). En 2007, il est toujours interdit d'évoquer les quelques cinq cent mille intellectuels déportés et jetés comme "droitiers" dans des camps de travail pendant les dizaines d'années qui ont suivi le mouvement des "Cent Fleurs" en 1957, ainsi nommé par allusion à la formule traditionnelle "Que cent fleurs s'épanouissent, que cent écoles rivalisent". A l'époque, Mao avait vivement encouragé la population à critiquer le gouvernement pour, disait-il, améliorer ses méthodes de travail. Dès que certains émirent quelques suggestions, Mao se retourna contre eux et ordonna une purge à l'échelle nationale.
Ces intellectuels, qui essuyèrent les humiliations de l'opprobre populaire à la fin des années cinquante, puis les violentes séances de lutte critique et de dénonciation durant la Révolution culturelle, tentèrent, à leur manière, de dévoiler la vérité afin de faire savoir aux jeunes générations ce qu'ils avaient vécu et d'obtenir ainsi une forme de réhabilitation. Zhang Xianlang fut l'un des représentants les plus remarquables d'un type de littérature que l'on surnomma "littérature des cicatrices" ou des "blessures" avec, à son actif, plusieurs grands romans comme La moitié de l'homme est la femme ou La mort est une habitude (excellent). Mais personne n'alla aussi loin que Ba Jin qui, à quatre-vingts ans passés, se mit à composer une série de courts écrits qu'il rassembla sous le titre de Pour un musée de la "Révolution culturelle". Selon lui, "la construction de ce musée répond à une absolue nécessité. Seuls ceux qui n'oublieront pas le passé se rendront maîtres de l'avenir". L'utilisation systématique de guillemets par certains auteurs chinois lorsqu'ils évoquent la Révolution culturelle est une forme de révolte en soi : comme cette révolution n'avait rien de culturel, le guillemet souligne le mépris de celui qui l'utilise pour cette dénomination. Partageant moi-même ce point de vue négatif sur cette période néfaste, on s'accordera donc à utiliser en permanence ces fameux guillemets, non pas par solidarité théorique mais par pragmatisme de rédaction. Ba Jin ne manque jamais d'ouvrir des guillements devant tout ce qui l'offusque et notamment le mot "servir", car l'expression "servir le peuple" n'avait pas de sens pour lui et ses compagnons. Ils ne méritaient plus que la "réforme par le travail", la rééducation en somme. Servir était désormais une affaire glorieuse entre toutes, de même que "camarade" était une appellation glorieuse entre toutes. Ils en étaient exclus. De même qu'il convient de surveiller les anniversaires comme le lait sur le feu, les lieux de mémoire deviennent aussi progressivement l'objet d'une manipulation qui permet de gommer les désastres infligés au patrimoine culturel du pays par les Gardes rouges. Une très intéressante recherche effectuée par Maylis Bellocq (n°96 de Perspectives chinoises) dans le village de Tongli au Jiangsu, montre comment le discours officiel propose une mémoire collective fortement marquée par la période de l'occupation japonaise dans les années trente et quarante. Ainsi les jeunes collégiaux locaux mentionnent systématiquement la destruction du temple de Luoxingzhou par les Japonais, mais ne font aucun cas des autres temples rasés durant la "Révolution culturelle", car ils n'en connaissent pas l'existence passée.
Alors que colloques, écrits et travaux continuent à explorer les drames du génocide arménien, de la Shoah, du Rwanda, des Khmers rouges et de tant d'autres tragédies plus ou moins récentes, personne ne peut affirmer clairement combien de morts a provoqué la "Révolution culturelle". Pourtant, presque chaque "incident" est décrit avec une minutie étonnante qui prouve le souci qu'avaient les gens de l'époque de consigner chaque évènement dans les archives officielles, plus ou moins secrètes. On apprend par exemple qu'au cours de "l'incident" du Guangxi, dans le district de Binyang, 3883 personnes furent tuées de juillet à août 1968. Dans le seul district de Wuxuan, plus de 110 "ennemis de classe et leurs enfants" furent assassinés après juillet 1968, et il souffla un véritable vent de cannibalisme dans tout le Guangxi. Au Qinghai, des instructions furent données en janvier 1967 concernant la répression militaire des "réactionnaires, droitiers, contre-révolutionnaires", etc., ce qui marqua la fin de la politique de non-ingérence de l'armée dans les affaires civiles. Lors de l'attaque du Quotidien du Qinghai, 169 civils furent tués et 178 blessés. A Shadian, au Yunnan, les évènements se déroulent en 1975. un conflit avait éclaté autour de la dénomination de la brigade de Shadian, qui passa en 1959 de "brigade maraîchère" à "brigade céréalière". Les paysans locaux, qui appartenaient à l'ethnie hui, voulaient revenir au statut de "brigade maraîchère", qui leur aurait permis de mieux exploiter leurs terres, et tentaient de faire entendre raison aux gouvernements locaux. De plus, ils voulaient que soit levée l'interdiction de pratiquer les rites musulmans. A cause de ces exigences, au printemps 1975, 10 000 artilleurs furent envoyés pour "pacifier" Shadian : plus de 1000 civils furent tués sur une population de 7000 à 8000 âmes. En Mongolie, la violence prit des proportions démesurées après le lancement du "mouvement d'extirpation du Parti mongol". De 1967 à 1968, 16 222 personnes furent tuées et 340 000 arrêtées, torturées et/ou estropiées. D'après Chen Tijie, un historien qui s'est penché sur le cas très particulier de la Mongolie-Intérieure pendant la "Révolution culturelle", les estimations semi-officielles font état de 23 700 morts, 120 000 handicapés à vie et 500 000 arrestations, soit un tiers de la population persécutée, proportion qui dépasse celle de toutes les autres provinces de la Chine.
Je ne pense pas, pour répondre finalement véritablement à l'intitulé, que la vision donnée de l'oeuvre de Mao durant la Révolution culturelle par des apparatchiks du PCC puisse prévaloir, et que l'on puisse dans le même type de phraséologie douteuse se permettre de déclarer que pour le mal qu'il a fait, il a aussi instillé du bien. Le questionnement est plus complexe quand au processus même de la Révolution culturelle, mais il faut tout de même réduire cela à un acte fou, une volonté d'accomplir qui n'a pas été conforme aux prévisions et qui n'a laissé qu'amertume et désillusion très rapidement, jusque chez Mao Zedong. Disons que l'argument couramment avancé, c'est que Mao n'a trompé dans rien, comme vous l'avez dit "qu'il ne voulait pas cela". Tout simplement parce que les brigades entières de Gardes rouges agissaient souvent sans ordres, et que le principal de l'épuration n'a été dicté que par un assentiment silencieux du pouvoir, qui a simplement continué à marteler ses doctrines révolutionnaires.
Je ne pense pas qu'il soit utile de porter un jugement moral sur un tel acte, d'une telle étendue, sur un évènement qui marque profondément un pays comme ce fut le cas pour la Révolution culturelle. Aujourd'hui, c'est une douleur qu'il est nécessaire que les historiens finissent d'explorer profondément, afin de pouvoir la remettre au peuple chinois. C'est dans cette optique, cette vision qu'il est radicalement impossible d'être en accord avec les membres rédacteurs de ce jugement, de cette prise de position, mais qu'il est tout autant improbable de voir là dedans une simple situation de "d'accord/pas d'accord", "blanc/noir", etc. Le manichéisme ambiant est malvenu en histoire, et il importe ici de replacer réellement le contexte de ce genre de déclaration, ainsi que la nécessité d'explorer intensément le sujet avant de pouvoir se prononcer, même de manière minimale.
_________________ "John Stuart Mill a dit que les dictatures rendaient les hommes cyniques. Il ne se doutait pas qu'il y aurait des républiques pour les rendre muets." Lu Xun
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