@ Alain
En préambule, je voudrais dire que je ne suis pas surpris que vous citiez David Landes étant donné qu’il est régulièrement accusé d’européocentrisme, ce qu’il revendique d’ailleurs lui-même. C’est peut-être une lecture plaisante mais gardez en tête qu’elle est tendancieuse à la base.
Toujours en préambule, une chose me chiffonne : le postulat que l’on retrouve un peu partout qui consiste à dire que c’est en s’ouvrant (et pour un européocentriste comme Landes, cela signifie évidemment s’ouvrir à l’Occident), c’est en s’ouvrant, donc, et en commerçant que l’on se développe et progresse (vers où ? Comment le mesurer ? C’est encore un autre débat, mais ne compliquons pas la chose…). Ce postulat fourre-tout, qui ne s’appuie sur aucun argument scientifique ou historique, vit de lui-même ; tout le monde en est persuadé, alors même que personne n’a analysé sa validité. Pourtant, on pourrait trouver de nombreux contre-exemples : des sociétés autarciques ou quasi-autarciques ont atteint un grand degré de civilisation (Aztèques, Mayas, Incas, Tibétains…) ; à l’inverse, des sociétés très ouvertes sur l’extérieur ont périclité (les pays européens dans la deuxième partie du XXème siècle…). Bref, ce postulat repose sur pas grand chose. Il est mu par des idéologies (libre-échangisme, peur du racisme…) ou tout simplement par la volonté de recourir à la facilité intellectuelle (c’est une solution clé-en-main très facile, qui dispense de réfléchir à la spécificité de chaque groupe humain, de chaque culture : "allez hop ! tout le monde logé à la même enseigne : si vous vous ouvrez, vous progressez, sinon vous mourrez"). On mesure là aussi l’européocentrisme qui sous-tend cette vision : "puisque l’Europe l’a fait à l’époque, c’est valable pour tout le monde !".
Troisième préambule, en partie lié : l’aspect téléologique de ce genre d’hypothèse me gêne un peu. Zunkir l’a expliqué mieux que moi et je suis tout à fait d’accord lorsqu’il dit qu’
Citer :
il faut éviter une vision linéaire du développement, et que ce n'est pas parce qu'un paraît avantagé à un moment qu'il l'est forcément pour longtemps.
La Chine a décroché vis-à-vis de
certains pays européens (pas tous) au XIXème siècle, à un moment où le développement de ces mêmes pays européens explosait. Ça nous a donné l’image saisissante d’un décalage ahurissant. Fallait-il pour autant en tirer une conclusion générale et universelle sur la supériorité ou infériorité de tel système, culture ou organisation ? Je ne le pense pas. Ce décrochage ressemble plus à un accident de l’histoire, à un soubresaut. Et l’on voit bien à l’heure actuelle, alors que la Chine mange un à un les pays européens, combien cette idée était fausse. Et d’ailleurs, maintenant que la Chine parvient peu à peu au sommet et que les pays européens s’enfoncent relativement, je ne pense pas non plus qu’il faille en tirer des conclusions essentialistes sur la supériorité du modèle chinois : chaque groupe humain se développe selon ses propres critères, ses spécificités culturelles, en suivant sa voie, connaissant des temps d'arrêt. A certains moments, au vu des circonstances, telle voie semble la plus performante. A d’autres époques, telle autre voie semble la meilleure. Bref, la roue tourne comme dirait Shiva…
Prendre une période de temps (en gros 1800-1950) relativement courte à l’échelle historique – période durant laquelle la Chine stagne tandis que certains pays européens explosent dans la lignée de leur révolution industrielle – et en conclure à la supériorité intrinsèque du "système occidental" me semble une démarche tendancieuse et intellectuellement malhonnête. A l’inverse, je trouve tout aussi étrange de voir qu’on enseigne maintenant dans certaines entreprises occidentales Sun Zi ou les
36 stratagèmes sous le seul prétexte que le modèle chinois est celui qui actuellement procure les plus forts taux de croissance (ce qui ne veut pas dire que ces lectures ne sont pas à faire en soi ; au contraire, elles sont très stimulantes sur le plan intellectuel). Il en est des modes comme des saisons…
Ayant pas mal "préambulé", j’ai un peu la flemme d’engager le développement…
Je ferai donc juste quelques remarques :
- Vous continuez à parler "d’Occident" alors que cette discussion ne concerne en réalité qu’un tout petit nombre de pays occidentaux. Est-ce que la Chine a décroché par rapport à l’Espagne ? Aux États italiens ? A la Pologne ? A l’empire Habsbourg ? Au Portugal ? A la Belgique ? Non… Ce que vous appelez "Occident" est en fait la Grande-Bretagne, qui s’est engagée dans la révolution industrielle, rejointe ensuite par la France. Donc, on a un décrochage au XIXème siècle (et non au XVIIIème) par rapport à un voire deux pays qui ont engagé leur révolution industrielle (et ça aurait été la même chose si cela avait été la Papouasie-Nouvelle-Guinée ou les Tuamotu
) et non par rapport à un système de valeurs, un système civilisationnel comme vous (mais vous êtes loin d’être seul dans ce cas) semblez le suggérer. Il me semble que c'est une question économique, non une question de valeurs civilisationnelles.
- Au XVIIIème siècle, l’Europe n’a encore rien à proposer à la Chine, notamment en ce qui concerne les marchandises. Les produits chinois sont supérieurs à ce qui est produit en Europe, ce qui explique le déficit énorme de la balance commerciale des pays européens avec la Chine. Les Européens importent de Chine soieries, thé, laques, porcelaines… et ne vendent rien en contrepartie, tout simplement parce qu’ils n’ont rien d’intéressant à proposer (et rien que la Chine ne produise déjà). L’excédent de la balance commerciale chinoise n’est donc pas un indicateur du refus d’ouverture de la Chine mais une preuve du retard productif des pays européens concernés. Pardon pour ce HS, mais c’est comme si l’on accusait aujourd’hui les trois principaux exportateurs mondiaux (Japon, Chine et Allemagne) d’être repliés sur eux et de ne pas s’ouvrir au monde ! Bah non… S’ils ont une balance commerciale excédentaire, c’est tout simplement que leurs produits surpassent ceux de leurs concurrents. C’est une force, non une faiblesse. Votre logorrhée consistant à voir la Chine refuser de "s’ouvrir aux produits occidentaux" reprend en fait les remarques aigries de certains Européens de l’époque désespérés de voir le numéraire partir en Chine. Et c’est pour y remédier qu’ils vont introduire de force et sans vergogne l’opium en Chine. L’opium : le seul produit "occidental" sortant de l’ordinaire et susceptible d’être vendu en Chine. Vous voyez une supériorité de l’Occident ; j’y vois au contraire la preuve de sa faiblesse productive (fallait vraiment être en dessous de tout pour ne pas être foutu de vendre autre chose que de l’opium afin de compenser le déficit de la balance commerciale…).
- Votre dernier message se penche sur les inventions. Là, je vous rejoindrais en partie. D’abord, il faut noter le paradoxe chinois : jamais peut-être un pays n’a autant inventé que la Chine (l’imprimerie, le papier-monnaie, la poudre, la boussole, les allumettes, le sismographe…). Or, jamais environnement culturel ne fut plus défavorable. Il y a déjà 2500 ans, Confucius enseignait qu’il valait mieux transmettre qu’inventer. Ses préceptes ont-ils influencé la société chinoise ou étaient-ils simplement la matérialisation d’un état de fait ? C’est la poule et l’œuf… Toujours est-il que c’est quelque chose de profondément ancré dans la psychologie chinoise : on ne sort pas du groupe par un procédé original, on ne se met pas en avant, on reste modestement à sa place, on n’invente pas, on reproduit… Donc, c'est un paradoxe étonnant de voir autant d’inventions dans un environnement aussi défavorable.
Quant à l’utilisation de ces inventions, vous exagérez sur certains points.
Le papier-monnaie a été utilisé, introduit par les Song. Sous la dynastie suivante (les Yuan), la planche à billets a trop tourné, ce qui a entraîné inflation et méfiance vis-à-vis des billets. Ni plus ni moins ce que connaîtra l’Europe, avec des siècles de retard.
Je me suis un peu renseigné sur la poudre, et il n’est pas vrai de dire que c’est une invention sans lendemain, comme le fait Landes. C’est en Chine, vers le Xème ou XIème siècle que sont inventés le lance-flammes et les grenades, utilisant les propriétés de la poudre. Cette utilisation de la poudre, transmise en Europe via les marchands arabes, y connaîtra une belle destinée, peut-être plus "belle" qu’en Chine même où les guerres sont moins nombreuses. C’est également un point important : on n’utilise une invention que si on en a, merci monsieur Lapalisse, l’utilité. N’oubliez pas qu’à partir du XIIIème siècle (Yuan, puis Ming, enfin Qing), la Chine ne connaîtra plus les divisions et guerres incessantes qu’elle a connu durant les deux millénaires précédents. Les seules guerres auront lieu contre les nomades (contre lesquels on n’utilise pas des canons) et lors des changements dynastiques (rare), ce qui réduira l’importance de posséder un armement performant. Une autre utilisation, plus souriante elle, de la poudre sera le feu d’artifice, domaine dans lequel la Chine restera insurpassable.
Pour les horloges, je vous avais déjà répondu précédemment. Tout d’abord, les horloges mécaniques ne sont pas la seule mesure valable du temps ; on peut mesurer le temps d’autres façons (horloges à encens, sablier, cadran solaire…). Ensuite, contrairement à ce que vous dites, les empereurs étaient très intéressés par l’horlogerie mécanique et ont utilisé les connaissances des Jésuites pour monter des ateliers de fabrication. Voir par exemple :
http://books.google.fr/books?id=_y9C80R ... ne&f=falsep. 64 et suivantes.
@ Narduccio
J’entends tout à fait ce que vous dites car je pensais la même chose. J’avais tiré cette idée du livre des époux Elisseeff : la division chinoise aurait été synonyme d’émulation entre ses différentes parties. J’en avais même parlé dans un autre fil qui ressemblait étrangement à celui-ci d’ailleurs. Mais je me rappelle que Zunkir (encore lui !
) m’avait fait remarqué que certaines des périodes les plus fastes de l’histoire chinoise – tant au point de vue politique qu’artistique, ou intellectuel ou scientifique - correspondaient à des périodes d’unité de l’empire (Tang, Song, première partie de la période Ming voire première partie de la période Qing…), mettant à mal cette hypothèse.