Vous avez cité San Gimignano et ses célèbres tours, dont il reste aujourd'hui une douzaine. On pourrait citer aussi Florence qui ne comptait pas moins de 200 tours.
Pour donner une idée de l'ambiance qui régnait dans ces villes-républiques italiennes, voici un extrait tiré du livre de Jacques Heers "
Le clan des Médicis" (Ed; Perrin ; 2008).
Jacques Heers a écrit :
Les combats de rues qui des jours entiers plongeaient la cité dans le vacarme et dans l'effroi ne sont pas souvent étudiés par les historiens d'alors qui jettent un voile pudique sur ces temps de malheur. Ils évoquent en de longs chapitres les campagnes contre Pise ou Arezzo, les sièges interminables de cités gardées par de hautes murailles et les exploits ou les lourdes trahisons des condottieri, mais se tiennent comme en retrait dès qu'il s'agit des combats entre les factions. Bons observateurs pourtant, perspicaces, souvent plongés en personne dans l'action et dans la fournaise, ils n'aiment pas s'y attarder et ne nous donnent que des récits rapides qui, en quelques lignes, font simplement mention des affrontements et des atrocités sans même en ébaucher une vraie description. Certains s'y refusent et ne parlent que de « nouveautés» sans plus.
Ce n'étaient pas, comme on voudrait parfois le faire croire, sursauts d'hommes en colère, mais de vraies batailles rangées entre des guerriers confirmés, sous le commandement de chefs rompus au métier des armes. Florence n'a rien connu de comparable aux émeutes populaires de Paris, aux temps d'Etienne Marcel et de Caboche. Si les foules descendaient dans la rue, c'était seulement pour crier, pour appeler les chefs au combat; on ne les voyait ensuite qu'au soir, l'ennemi vaincu, mettre le feu, piller et massacrer.
Giovanni Villani, qui fut à trois reprises prieur puis maître de la Monnaie, homme des comptes, appliqué à tout chiffrer, écrit que la Florence consulaire comptait quelque 50 groupes familiaux de nobles et de "grands", répartis entre les 4 quartiers qui, tous situés sur la .rive droite de l'Arno, portaient les noms des quatre principales portes de l'enceinte communale. Répartition très inégale: 7 seulement au nord, pour Porta Duomo, 9 a Porta San Pancrazio, 12 à Porta San Pietro et 19 au sud, plus près du fleuve et des ponts, pour Porta Santa Maria, ce que confirme la présence des tours, beaucoup plus nombreuses au sud de la cathédrale, près du Mercato Vecchio, au long de la rue des grands marchands, la Calimala, l'ancien cardo maius, vers l'église de San Martino del Vescovo jusqu'à la Porta Santa Maria. Dans ce secteur demeuraient plusieurs familles qui, très vite, ont tenu le haut du pouvoir et firent davantage parler d'elles. Les premiers récits des guerres entre factions, puis plusieurs chroniques se répétant l'une l'autre situent là les premiers signes d'un conflit armé, né, comme souvent, d'une simple querelle de voisinage.
Dans ces places, rues et ruelles du vieux centre, la ville n'offrait aux regards qu'un ensemble de camps retranchés et fortifiés. Chaque lignage rassemblait ses palais et ses maisons en blocs compacts, les immeubles serrés autour d'une cour intérieure où l'on n'accédait que par des portes étroites ou par des ruelles fermées la nuit par des barrières, vite transformées en barricades dès que sonnait l'alerte. Ces forteresses plantées, agressives, en plein cœur de la cité, ces palais aux hauts murs aveugles et crénelés, les tours, vrais donjons où les familles couraient s'abriter, faisaient de Florence une ville dure, austère, quasi sinistre. La petite cité de San Gimignano garde aujourd'hui une douzaine de ces grosses tours, qui font l'admiration du touriste quelque peu ébahi. Mais peut-on se représenter alors Florence hérissée de quelque 200 tours? C'était ainsi, on les a comptées.
La fortune et la notoriété du clan s'évaluaient encore au nombre de chevaux de combat. L'an 1302, alors que, depuis une vingtaine d'années, les ordonnances de la Commune appelaient à déconsidérer et à affaiblir les « grands », Dino Compagni, magistrat, membre éminent du gouvernement communal, écrit, sans trop s'en indigner, que les Cavalcanti, lignage d'ancienne noblesse, possédaient quelque 60 destriers. Florence, ville de marchands? Mais aussi ville de guerriers avec ses écuries, ses forges et ses ateliers de sellerie; où chaque jour l'on amenait quantité d'avoine et de fourrage.
Aux premiers moments des combats, les attaquants lançaient, à grand fracas, bannières déployées, leur cavalerie jusque sous les fenêtres des ennemis. C'était, disait-on, correre la terra, la terre à conquérir étant la ville; on paradait, on s'affirmait les maîtres et l'on défiait qui se montrait. […]
Les premiers assauts passés, les attaquants ne pouvaient plus rien contre les solides murailles des palais alors que de grosses pierres pleuvaient sur leurs têtes, lancées des hautes tours. Evoquer la ville "à feu et à sang» n'est pas formule de style. Le feu était bien arme de guerre, arme terrible frappant sans discernement le voisinage, riches et pauvres. Et Giovanni Villani, qui ne s'attarde pas volontiers à parler des malheurs de sa ville, réserve un long chapitre à décrire "comment il y eut un nouveau feu à Florence et se brûla une bonne part de la cité".
En 1304, les Donati mirent le feu aux tours et aux maisons des Sassetti puis à celles des Cavalcanti, qui étaient venus à leur secours. Ils préparaient leur poudre, un mélange incendiaire sans doute appris en Orient chez les Grecs de Constantinople, dans un terrain vague, près de l'église d'Ognissanti et la transportaient dans de grosses marmites, où les archers trempaient leurs flèches. Et le chroniqueur, tout de même impressionné, montre l'un des combattants, Simbaldo, fils de Corso Donati, qui en tenait en main "au point de ressembler lui-même à une torche enflammée". Campés sur le Mercato Vecchio, ils tiraient des multitudes de traits d'arbalète vers la grande rue marchande de Calimala, enflammant les échoppes, les ateliers et les entrepôts, si bien que ce feu, que personne ne pouvait maîtriser, s'étendit jusqu'au Ponte Vecchio: près de 2 000 bâtiments furent, en un instant, la proie des flammes. Arme redoutable: "Les Cavalcanti perdirent, ce jour-là, leur courage et leur sang en voyant tout brûler et virent, impuissants, flamber leurs palais, leurs cabanes et les locaux de toutes sortes qui, par les loyers élevés qu'ils pratiquaient du fait de l'exiguïté des lieux, les faisaient riches. Ils se laissèrent chasser de la ville tandis que les voleurs traversaient les feux aux yeux de tous pour dérober. Mais on ne disait rien. Celui qui voyait ses biens emportés n'osait les réclamer à cause du désordre de la cité."
Ce fut, pendant deux siècles, une longue suite de guerres d'une si confondante sauvagerie que l'on a peine à voir cette cité florissante, où tant d'artistes et d'écrivais de talent ont vu le jour et résidé , en proie à de tels excès.