Je ne sais pas si je peux poster cet extrait du numéro 118 de la revue Commentaire, même s'il me semble probable que cela entre dans le cadre du droit de citation :
Voici donc la critique de l'ouvrage que je mentionnais plus haut.
Marc Crapez dans Commentaire a écrit :
Les Lumières peuvent-elles être défendues avec fanatisme?
MARC CRAPEZ
Zeev STERNHELL : Les Anti-Lumières. Du XVIII" siècle à la guerre froide. (Fayard, 2006, 590 pages.)
Dans notre numéro précédent, nous avons déjà publié une critique du livre de Zeev Stemhell par Fabrice Bouthillon : «Zeev Stemhell et les anti-Lumières », n° 117, p. 290. Marc Crapez, qui a collaboré plusieurs fois à notre revue, a souhaité expriimer son propre point de vue sur ce livre. Nous le publions bien volontiers. Si nous disposions de davantage de place, nous accepterions plus souvent que plusieurs voix s'expriment à l'occasion d'un même livre.
COMMENTAIRE
L'AUTEUR instruit notamment le procès de Burke, Herder, Vico, Carlyle, Taine, Renan, Meinecke. Son apport est important. À des « années lumière» du libééralisme de Tocqueville, Edmund Burke serait proche de la mentalité réactionnaire d'un de Maistre. A contrario, Voltaire est relu comme un esprit universaliste mais aussi historien contrairement aux allégations de ses contemppteurs. Zeev Sternhell fait preuve d'une vraie passion pour l'histoire des idées politiques. Dans le prolongement de ses travaux antérieurs, il peut saisir la rationalité subjective et restituer la logique interne des idées qu'il réprouve. Indubitablement, un courant historiciste véhiculant un relativisme inégalitaire exaltant l'instinct s'est acharné contre les valeurs universelles, les droits naturels et le contrat cher à Locke. Des esprits tels qu'Herder et Renan ont prêté main-forte à une interprétation de la nation en tant que fruit d'une constitution mentale et non point expression de la raison.
Pour autant, faut-il faire de Burke un esprit totalitaire ou, tout du moins, un « pionnier de la guerre totale » aux Lumières? Faut-il s'indigner: « Burke n'aimait pas l'esclavage, mais il n'a pas réclamé son abolition»? Faut-il pareillement oublier le contexte et rendre Meinecke suspect parce que, bien que n'aimant pas le nazisme, il n'a pas publiquement protesté? Peut-on, en outre, établir une sorte de déterminisme: Carlyle « fait le pont », puis Renan rend possible Vichy, tout comme Thomas Mann «a rempli son rôle dans la longue préparation des esprits sans laquelle l'avènement du nazisme n'aurait pas été possible »? Peut-on affirmer à la légère : «Le nationalisme culturel n'a jamais été qu'une première étape vers le nationalisme politique dans sa version radicale»? N'est-ce pas démenti par l'exemple de Paul Valéry, étranger au second bien que proche du premier (<< Il n'y a d'universel que ce qui est suffisamment grossier pour l'être »)? Et puis diraat-on, à l'inverse, de l'internationalisme culturel qu'il est le fourrier du communisme radical? Par ailleurs, en critiquant tel auteur, Sternhell peut-il vraiment garantir : «Il voit dans les hommes des Lumières des exaltés alors qu'ils étaient des réformateurs modérés »? Le contraire tout bonnement et à l'unisson? On reste sceptique devant ce schématisme.
Sternhell accuse Isaiah Berlin non pas seulement d'avoir fait fausse route intellectuelle mais d'avoir sournoisement repris le flambeau de «la longue guerre contre les Lumières franco-kantiennes ». Or, en admettant que Berlin n'ait pas toujours creusé ce qu'il appelait «la voie à l'empirisme, à la tolérance, au pluralisme, au compromis », est-ce une raison pour le juger «tortueux », «ridicule », pas « sérieux », faisant « sourire », faisant « honte » ? Cette sévérité paraît contrebalancée par une docte érudition : «Quiconque a pris un jour la peine de se pencher sur le libéralisme français le sait », stipule Sternhell sur tel aspect, après avoir signalé « ce passage de Faguet, bien connu de tous ceux qui sont un peu familiers avec la production intellectuelle française de la fin du XIXe siècle ». Passage en réalité inconnu de beaucoup de gens très familiers avec ladite production. Ce tour rhétorique d'érudition ostentatoire est destiné à écraser Berlin. Autre procédé, Sternhell détecte chez Berlin de 1'« incohérent» et des « inconsistances », ou déclare que Quentin Skinner «se retrouve forcément du côté de l'antihumanisme et du relativisme historique ». Cela réactualise la logique gauchiste de mise à l'index : on dévoile les antinomies réelles en décrétant qu'un adversaire inconséquent est l'allié objectif d'idées coupables. Le «Lumiérisme» de Sternhell tend à stigmatiser quiconque ne souscrit pas aux doctrines kantiennes de Cassirer et d'Habermas.
Une stigmatisation
Un historien italien a distingué un premier Sternhell d'un second, axé sur la notion de «révision antimatérialiste du marxisme ». Il faut en ajouter un troisième, celui qui, depuis 1997, ne cesse de dénoncer les «anti-Lumières », sans qu'ait jamais été explicité le retrait de la deuxième notion au profit de la troisième. Actuellement, la trilogie initiale qui avait fait la réputation de Sternhell (Barrès, La Droite révolutionnaire et Ni droite ni gauche) se trouve amputée de la préface de Raoul Girardet et encadrée d'introductions ultérieurement rédigées. Le cas de Girardet n'est pas isolé : longtemps loué, René Rémond est honni depuis 1997. Quant à Jacob Talmon, l'inspirateur de sa trilogie, Sternhell l'a jugé trahi par François Furet avant de faire volte-face en le rejetant lui aussi dans la catégorie infamante des «anti-Lumières de la guerre froide ». Autre signe d'une absence de sérénité, Sternhell tend à évacuer les distorsions cognitives en ignorant les contradictions apportées à sa thèse, qu'il s'agisse de l'étude d'Arthur Hertzberg estiimant que «l'antisémitisme moderne est davantage l'enfant des Lumières que du christianisme (1) », ou encore du travail de Simon Epstein qui souligne une discontinuité entre affaire Dreyfus et période vichyste (2). Dans le même temps, Sternhell laisse ses nouveaux amis faire flèche de tout bois en recyclant des historiens (David Irvine, Robert Soucy, Robert Tannenbaum) que sa trilogie tenait en très piètre estime mais qui s'avèrent maintenant politiquement compatibles (3).
Clore ce volume par un chapitre intitulé «Les anti-Lumières de la guerre froide» consiste à camper en descendants des proto-fascistes du « début du xxe siècle » (décrits au chapitre précédent) ceux qui furent en réalité - car l'antitotalitarisme n'est nullement une invention de la guerre froide - les héritiers des antitotalitaires de l'entre-deux-guerres. Berlin mais aussi Zygmunt Bauman, François Furet, Gertrude Himmelfarb et son mari Irving Kristol, Ernst Nolte, Jacob Talmon notamment, sont dénoncés ou désignés à la vindicte (et Commentaire est suspecté pour avoir publié Kristol). Nolte n'a pourtant jamais présenté le fascisme comme «un produit somme toute légitime », «un acte de défense légitime » ou « une réponse légitime» au communisme. Et lorsque Irving Kristol critique l'agressivité d'intellectuels dressés contre les sentiments populaires, ajoutant que le fascisme a été alimenté par un réflexe d'exaspération contre « un rationalisme utopique radical », ce n'est pas « une certaine légitimation du fascisme» ni une idée contraire aux vues de Raymond Aron à cause du distinguo moral qu'il a pu établir entre nazisme et communisme.
À la vérité, Aron a quasiment renié dans ses Mémoires l'idée d'un distinguo moral entre nazisme et communisme (qui de surcroît ne figure qu'épisodiquement dans son oeuvre) (4). Il a, en outre, persisté (5) dans ses propos du 17 juin 1939 relatifs à «deux phénomènes antithétiques et qui se nourrissent l'un l'autre : la démagogie sans limites des uns et les sympathies fascistes des autres, la démagogie des uns servant de justification au fascisme des autres et inversement ». À rebours des « demi-intellectuels» émerveillés par « le progressisme, le moralisme abstrait », Aron s'inquiétait de l'attaque contre « toutes les vertus anciennes : le respect de la personne, le respect de l'esprit, de l'autonoomie personnelle ».
De même, les libéraux italiens de l'après-guerre ne confondaient pas lumières et aveuglement. Ils avaient compris ce qu'est une « petite chapelle dans laquelle on professe des rites mystérieux en hommage à une foi rhétorique» et ils souhaitaient se prémunir contre ces «fanatiques de tout type qui, partant du principe qu'ils sont seuls dépositaires de la vérité et de la justice, veulent imposer leur propre dictature contre le péril de la dictature des autres (6) ». C'est d'ailleurs un thème qui saute aux yeux. Le nazisme n'a pas eu uniquement une autonomie propre plongeant ses racines dans le nationalisme allemand. Son chantage à l'anticommunisme n'invalide pas le fait qu'il ait été aussi, pour partie, une réplique au précédent du bolchevisme soviétique et des tentatives de coups d'État bolcheviques en Allemagne. Au demeurant, le bolchevisme lui-même s'était alimenté du repoussoir d'une virulente extrême droite russe. Le nazisme superposa une imitation du modèle antécédent du fascisme italien, lequel, à son tour, entretenait une rivalité mimétique avec le communisme et s'explique davantage en termes de «révision antimatérialiste du marxisme» que d'« anti-Lumières» (selon l'appréciation jadis portée par Sternhell dans le sillage de Renzo de Felice, George L. Mosse et Eugen Weber).
Méconnaissance du bolchevisme
Dans les années 1970, un jeune universitaire aujourd'hui converti aux thèses de François Furet présentait les fascismes comme des «régimes d'exception mis en place ou acceptés par la classe dirigeante dans le cadre du système capitaliste (7) ». Par un singulier chassé-croisé, celui qui avait ruiné cette interprétation d'extrême gauche, à savoir Zeev Sternhell, semble dorénavant adopter le vocabulaire de ses amis trotskistes (D. Leschi, J.-J. Marie, E. Traverso) en présentant et comme circonstance atténuante et comme titre de gloire le fait que «le communisme tenta d'extirper le capitalisme et d'accomplir un formidable bond en avant (8) ». Or, c'est justement pour cette raison que la littérature antitotalitaire de l'entre-deux-guerres perçoit dans le bolchevisme un danger culminant à une rare intensité. Le député socialiste Charles Dumas, par exemple, redoute toute confusion du «socialisme avec le bolchevisme» dont le «programme politique n'est qu'une spéculation grossièrement démagogique» qui nécessite de «porter la guerre civile jusque dans l'intérieur des villages et dresser maison contre maison, famille contre famille, en faisant appel aux plus bas instincts et en magnifiant comme vertu civique la délation, la haine et la vengeance ». Le bolchevisme représente un «effondrement total de la civilisation », voire une «entreprise infernale », car selon une formule de Gorki «le sort du peuple est indifférent aux sectaires fous, ils le considèrent comme du matériel pour leurs expériences sociales (9) ».
Comme est réducteur le sarcasme de Sternhell contre « ce qui selon Talmon constitue une internationale des utopistes ayant son état-major à Moscou» ! Pourquoi prêter aux seuls néo-conservateurs le souci de préserver un capital culturel de valeurs accumulées par les générations précédentes, parvenues jusqu'à nous et qui font partie intégrante d'un indestructible héritage? Cette idée, peu ou prou partagée par la majorité des socialistes français d'antan, est de celles qui ont prémuni la Commune de 1871 contre un basculement terroriste. Mais cette idée était la bête noire des Soviétiques. ~opposition entre « leur morale et la nôtre» est le b.a.-ba du bolchevisme. Et l'éradication des anciennes valeurs rendit concevable la férocité de la répression qui s'abattit, pour commencer, sur le peuple russe.
En imaginant un bolchevisme exempt d'« idéalisation de la guerre» et de la violence, Sternhell passe complètement à côté de la nature d'un phénomène qu'on peut pourtant résumer en quelques lignes. Comme dans la dictature classique, une camarilla sans scrupules s'empare des rênes du pouvoir pour régner sans partage. Mais le bolchevisme inaugure l'agressivité totalitaire : une oligarchie chauffée à blanc par une supériorité « scientifiquement» certifiée veut guider la collectivité vers une prodigieuse contrée où l'on ne pourra plus régresser. La révolution totalitaire entend remodeler les esprits pour mieux éliminer les conditions de possibilité d'un retour en arrière. Dans l'immédiat, elle force tous les verrous moraux afin de se débarrasser, par la terreur et la guerre civile, des «groupes maudits» (Aron) d'indésirables scientifiquement identifiés. Elle est aux commandes d'abord pour détruire des ennemis et sa terreur tend à redoubler dans un second temps en dépit du fait que ceux-ci sont déjà hors d'état de nuire en quoi que ce soit.
Jeanne Hersch dessinait les traits d'une mentalité sectaire - tour à tour désignée ici comme démagogique, progressiste ou utopique - en énumérant ses préjugés de prédilection : un refus de «tout réexamen, une indifférence à demi volontaire mais obstinée aux faits, une tendance très forte à universaliser et à totaliser des certitudes, un refus des problèmes et des antinomies (10) ». L’auteur de L'Étonnement philosophique, si proche et si amie de Commentaire, n'était pas un suppôt des anti-Lumières.
Notes :
(1) Arthur Hertzberg, Les Origines de l'antisémitisme modeme, Presses de la Renaissance, 2004 (1968).
(2) Simon Epstein, Les Dreyfusards sous l'Occupation, Albin Michel, 2001.
(3) Voir Michel Dobry (dir.), Le Mythe de l'allergie française au fascisme, Albin Michel, 2003.
(4) Michelle-1rène Brudny commente le «ne m'impressionne plus guère» d'Aron en parlant d'une « sobriété proche de l’understatement» (Communisme, 59, 1999, p. 264).
(5) Voir Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1983, p. 153-157.
(6) Cité in Stéphane Courtois (dir.), Le jour se lève. L'héritage du totalitarisme en Europe, 1953-2005, Ed. du Rocher, 2006, p. 3522353.
(7) Pierre Milza, Le Fascisme au x)." siècle, Éd. Richelieu, 1973, p.387.
(8) Zeev Sternhell, « Le fascisme, ce "mal du siècle" ... », in Michel Dobry (dir.), op. cit., p. 405.
(9) Charles Dumas, La Vérité sur les bolcheviks. Documents el notes d'un témoin, Ed. Franco-Slave, 1919, p. 85, 90, 6-7, 55.
(10) Jeanne Hersch, «Préjugés, postulats, valeurs. Exercice de discernement ", Cadmos, 20, hiver 1982, p. 28.