Bien, j'ai trouvé un article de Redeker qui définit mieux ce que sont les "antimodernes"
Les réactionnaires de charme, ou le sel de la modernité.
Par Robert Redeker
Il y a Voltaire, mais il y a de Maistre. Il y a Rousseau, mais il y a Chateaubriand. Il y a Jaurès, mais il y a Péguy. La liste des antithèses pourrait, sur ce modèle, s’allonger démesurément…La modernité – les Lumières, la démocratie, le progrès, les droits de l’homme, autrement dit les incarnations récentes de l’optimisme – possède son revers, sa part de résistance littéraire, philosophique et politique, disséquée par Antoine Compagnon dans son nouveau livre Les Antimodernes. Ceux-ci, loin de former cependant une Ecole constituée – qui irait de Joseph de Maistre, le premier contre-révolutionnaire d’envergure, le premier réactionnaire autoproclamé, jusqu’au dernier Roland Barthes –, se signalent, en troupe hétéroclite en proie aux agents-doubles et aux trahisons, plutôt par un certain état d’esprit : l’amor fati, ainsi que la combinaison de la réaction et du charme (Julien Gracq gratifiant Chateaubriand d’un poétique compliment : “ réactionnaire de charme ”).
Identifions dans la contre-révolution (dont Burke, Chateaubriand, de Maistre, de Bonald furent les premiers représentants) le berceau des antimodernes. L’antimodernisme prolonge jusqu’aux rivages du XXIème siècle l’esprit d’une contre-révolution passée de saison depuis bien longtemps. Qu’est-ce qu’un antimoderne ? D’abord, un esprit qui s’oppose aux Lumières, prenant en aversion “ le siècle XVIII ”. Le refus des abstractions conceptuelles signe cette posture, que l’on peut suivre jusqu’à Charles Maurras opposant “ le pays réel ” au “ pays légal ”. A l’inverse des hommes des Lumières, l’antimoderne se veut pragmatique, tirant sa conduite de l’histoire plutôt que des construction désincarnées des philosophes. Ensuite, le pessimisme hante l’antimoderne. La mélancolie, le spleen et le mal du siècle colorent ce pessimisme de leurs noirs atours. Le scepticisme historique suinte de ce pessimisme : l’histoire est un déclin, la Révolution est sans retour (Chateaubriand et de Maistre s’accordent sur ce constat). Par ailleurs, l’antimoderne croit, à l’instar de Baudelaire, au péché originel comme explication du mal, y trouvant une raison suffisante pour se tenir à l’écart de l’optimisme progressiste. Plus : comme le suggère de Maistre, frôlant les infernales flammes de l’hérésie, le meurtre de Louis XVI est un nouveau péché originel, un “ péché originel de second ordre ”. De plus, l’esthétique de l’antimoderne se donne comme une esthétique du sublime. La fascination pour la Révolution – partagée dans une horreur quasi sacrée par de Maistre, Chateaubriand et Tocqueville -, l’exaltation du bourreau et du soldat, le dandysme (“ le dandy doit aspirer à être sublime sans interruption ” écrit Baudelaire), la révolte mélancolique sont des éléments de ce sublime. Violence héroïque, aux antipodes de la combinazione politique, le mythe de la grève générale continue, chez Georges Sorel, cette propension au sublime. Enfin, la vitupération marque le style des antimodernes, qui excellent dans le pamphlet colérique. L’antimoderne atteint au sublime dans l’imprécation : Joseph de Maistre, Baudelaire et Léon Bloy l’illustrent. Pour servir l’imprécation, de Maistre est devenu le maître de l’oxymoron (“ nous sommes tous attachés au trône de l’être suprême par une chaîne souple qui nous retient sans nous asservir ”, inversion de “ l’homme est né libre ” rousseauiste). Le style est marqué par la passion de la langue – au point que Roland Barthes estimera que le style des antimodernes est leur rachat.
Qui sont-ils, ces hommes qui se sont voulus, de toutes leurs forces, à contre-courant ? Ceux de la renaissance romantique du catholicisme : Chateaubriand, Lacordaire, Montalembert. Mais également Léon Bloy, la colère faite plume, l’auteur bouillonnant du Salut par les Juifs où l’on lit cette phrase : “ L’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain, comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau ”. Sans oublier Charles Péguy en révolte permanente, à travers une écriture du martellement, contre le monde moderne, “ le monde de ceux qui font le malin ”. Péguy, l’écrivain-penseur chez qui toutes les figures de l’antimoderne paraissent, qui en vint à instrumentaliser la philosophie de Bergson en opérant le passage de ses idées-forces dans un autre univers que leur métaphysique originelle, dans la sociologie, l’histoire, l’action politique et sociale. Péguy fut entouré par deux figures nettement plus instables : Georges Sorel et Jacques Maritain. Sorel fut une sorte de de Maistre inversé: il positive le mythe révolutionnaire en le changeant en mythe mobilisateur. Jacques Maritain, lui, fait appel au thomisme pour répondre au défi du moderne. Finalement Sorel, Maritain, et même Benda trahiront à un moment où à un autre l’antimodernisme foncier appris à l’ombre de Péguy. La galerie des antimodernes comprend aussi l’exigeante figure de Julien Gracq, campant si à l’écart de toutes les modes littéraires. Au cours du XXème siècle, le silence de Rimbaud est devenu un mythe plus que son œuvre ; Gracq combattit cette dérive, son antimodernisme se confondant avec son refus de l’écriture blanche . Pour échantillon de cette position: “ J’avoue que je m’intéresse davantage aux poèmes de Rimbaud qu’aux raisons de son silence ”. Mais la plus étonnante présence, ici, est celle de Roland Barthes. Le dernier Barthes, celui de La Préparation du roman, retrouve des thèmes typiquement antimodernes. Cassandre en récrimination contre le monde moderne, Barthes y défend la phrase, se plaint de l’état contemporain de la langue, compose l’apologie de la notion d’œuvre contre celle de texte, pense rédimer la littérature par la poésie, trouvant abri dans la référence à Chateaubriand. Selon Antoine Compagnon un fil antimoderne permet de relire à rebours tout Roland Barthes.
Les antimodernes furent paradoxaux. N’étaient-ils pas, pour reprendre une formule de Barthes, “ à l’avant-garde de l’arrière-garde ” ? Nostalgique d’un monde défunt, n’ont-ils pas apporté au monde moderne un air qui lui faisait défaut ? Ne sont-ils pas, comme le veut Antoine Compagnon, “ le sel de la modernité ” ? Il existe une autre façon de les juger: ils ont apporté la liberté de penser aux modernes, qui sans eux seraient demeurés prisonniers des dogmes modernistes. Le progrès, les lumières, étaient du côté de ceux qui se sont coulés dans le mouvement de l’histoire, la liberté du côté de ceux qui sont entrés en combat contre ce cours historique. Ayant traversé la réaction, jouant avec ironie de cette réaction, ils apparaissent bel et bien, eux que l’on lit avec un plaisir vivant, “ les réactionnaires de charme ” indispensables au maintien de la liberté dans la pensée.
Cet article est paru dans Bücher/Livres, le supplément littéraire du Tageblatt, en avril 2005.
_________________ lecture de l'été :
"Votre Jeunesse", L.Lorent, Editions Jean-Paul Bayol
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