Florian a écrit :
Sebastiano Maffettone, dans sa magistrale étude sur les Fondamenti del Liberalismo (1996) a proposé de distinguer ce qu'il appelle le "libéralisme réaliste", plutôt conservateur (le libéralisme d'Hayek par exemple), du "libéralisme critique", plus idéaliste et qui entend au contraire changer la société au nom de principes supérieurs (c'est le libéralisme d'un Rawls par exemple).
Ah c'est inattendu comme thèse ! Je suppose que l'interprétation dépend du point de vue d'où l'on se place, mais il me semble que la vocation de la
Théorie de la Justice n'est clairement pas de changer la société, disons : de modifier les institutions, mais bien plutôt de les justifier.
En revanche, l'objectif de Hayek était bien un changement, il s'agissait bien de critiquer un ordre socio-politique conçu comme existant -au sortir de la seconde guerre mondiale- fondé sur la redistribution voire la planification, et, non pas conserver, mais
revenir à un ordre social préexistant, qui était globalement celui de l'apogée du libéralisme mi/fin-XIXe. En règle générale, les "hayekiens" ont plutôt tendance à récuser le qualificatif de "conservateur", en s'appuyant par exemple sur le texte "Pourquoi je ne suis pas conservateur" qu'on trouve en annexe de
La Constitution de la Liberté. La question reste ouverte de savoir si l'argumentation qu'y produit Hayek tient ou non la route, bien sûr, et cette appréciation dépend évidemment, et au moins en partie, de la manière dont on peut constituer la doctrine "conservatrice" qui, elle aussi, est bien entendu très mouvante.
Par ailleurs, je crois qu'au fondement de ces deux "libéralismes", il y a des systèmes de valeurs, qui ne sont peut-être pas agencés de la même manière, mais je ne vois pas que l'un puisse être plus
réaliste que l'autre, plus
idéaliste. De toutes façons, une doctrine idéologique "réaliste", ça ne me semble pas avoir beaucoup de sens : Ou toutes les idéologies sont réalistes, ou aucune ne l'est, mais prétendre distinguer les idéologies entre elles selon leur degré de "réalisme", ce me semble toujours annoncer un discours lui-même très idéologique.
Enfin, la typologie de Thucydide me semble intéressante -on peut la discuter, je crois, mais elle est intéressante- sauf qu'elle intègre un biais particulièrement conséquent : Ce qui est ici qualifié de libéralisme réfère à des ensembles de doctrines qui trouvent plus ou moins directement leurs racines dans la culture anglo-saxonne. Les exceptions (Aron et Alain essentiellement, autant que je puisse en juger) sont placées plutôt "à gauche".
Ce me semble tout à fait symptomatique de la manière dont on appréhende le terme "libéralisme" aujourd'hui. Il y a tout un pan -immense- de la culture libérale qui est oublié, ou réduite à des orientations politico-économiques (attention portée aux principes de redistribution, à la justice, l'Etat-providence, etc.) Cette sphère oubliée, c'est la version
continentale du libéralisme, d'origine essentiellement germanique. Peut-être fera-t-on un jour l'histoire de cet autre libéralisme, et la manière dont il a été absorbé par la culture anglo-saxonne victorieuse, aidée en cela par l'émigration massive des intellectuels allemands aux Etats-Unis, et le sentiment de faillite que les allemands eux-mêmes éprouveront après-guerre quant à leur histoire culturelle "particulière". Rawls est d'ailleurs un bon exemple du résultat de cette hybridation.
Il reste qu'à l'origine, Kant donne naissance à une tradition libérale radicalement différente de celle qui commence avec Locke et Hume.