Manifestement, votre question réfère à une préconception assez clairement définie de ce que c'est qu'un philosophe allemand selon vous :
Durand78 a écrit :
Nietzsche est vraiment un philosophe Allemand dans le sens où il réinvente la roue, il crée une nouveauté en partant de rien. Une nouveauté qui se veut en prise directe sur la réalité. C'est le pendant à Marx comme philososphe. A Freud aussi quand il reconstruit l'esprit humain à sa guise. Il est typique de la langue Allemande employée en philosophie et qui est la seule à débarasser à ce point les mots de leur couleur, de leur origine et de leur connotation pour créer à tout prix du neuf dans le but d'agir.
Or, je ne partage pas vraiment ces propositions.
D'abord, aucun penseur ne crée quelque chose à partir de
rien. Cette perception ne me semble explicable que par l'ignorance de, justement, l'histoire des idées. Marx, par exemple, ne crée certainement pas à partir de rien. Marx a d'abord très bien assimilé Hegel, fréquente ceux qu'on appelle les "jeunes hégéliens" et en particulier, les "hégéliens de gauche" (B. Bauer). Feuerbach est alors la grande figure de ce mouvement philosophique, et a proposé d'interpréter la dialectique hégélienne dans une perspective matérialiste. C'est cette tentative que Marx critique, et enrichit, d'une part avec l'apport conceptuel d'Aristote (autre grande influence de Marx), d'autre part, avec une réflexion critique sur les théories socialistes "utopiques". Enfin, à Londres, il découvre l'économie politique, Smith et Ricardo en particulier, et donne ainsi naissance à une théorie originale dont
Le Capital est la grande synthèse. J'ai déjà indiqué dans ce forum comment même le concept de "lutte des classes" n'est pas une création de Marx.
Freud correspond peut-être plus à votre représentation du penseur allemand, mais c'est précisément ce qui fait de Freud une exception dans l'histoire des idées. Oui, lui, il part de pas grand chose (les quelques connaissances sur l'hystérie dont dispose la médecine de son temps), et découvre tout le reste empiriquement.
La SDN, dans l'Entre-deux-Guerres, aura l'idée de faire dialoguer Freud et Einstein sur la question de la paix, selon le principe des lettres ouvertes. Einstein était alors déjà le génie célébré partout qu'il est ensuite resté. Et à cette époque, dans la correspondance privée de Freud, peut-être un peu jaloux de cette renommée, on lit régulièrement cette idée que les travaux d'Einstein se sont appuyés sur les travaux de tous ceux qui l'ont précédé -ce qui est effectivement le principe d'une discipline dite "cumulative" comme l'est la physique. Tandis que lui, dans sa partie, il a du tout défricher tout seul, et s'enfoncer profondément dans des contrées totalement inconnues ou ignorées. Ca n'est pas tout à fait vrai -il a rapidement été rejoint par un certain nombre de disciples qui l'ont secondé dans l'élaboration des fondements de la psychanalyse, Jung, Ferenczi, etc.- mais ça n'est pas tout à fait faux non plus, et il y a peu d'exemples similaires dans l'histoire des idées et des sciences. Comme ça, au débotté, je ne vois guère que Copernic, et encore, lui s'est appuyé sur sa redécouverte, dans les milieux néo-platoniciens de Bologne, des théories et des travaux d'astronomes grecs pré-aristotéliciens.
Quant à la langue allemande, elle a cette spécificité très pratique pour les disciplines conceptuelles, de se prêter facilement à la création de nouveaux mots, par addition de préfixes, de suffixes, etc. Le nombre de concepts philosophiques créés à partir du radical "stellen" par exemple peut donner lieu à des études captivantes : Darstellen, vorstellen, herstellen, etc. Il ne s'agit donc pas de créer des mots nouveaux
dans le but d'agir sur le réel comme si on faisait de la magie -quoique, c'est précisément l'une de
mes convictions que la philosophie est ce qui nous reste de la magie, mais ce n'est clairement pas l'orientation d'esprit des Kant, Hegel et autres- il s'agit plutôt en l'état d'une disposition spécifique de la langue germanique qui en a fait le (un) terrain propice au développement de la philosophie en tant que création de concepts.