Je me décide enfin à donner mes impressions sur le
Gai savoir, après l'avoir lu (je dois confesser que je l'ai terminé depuis longtemps mais que j'avais la flemme d'écrire ce message
). J'ai trouvé le livre très bon, je pense que je vais beaucoup aimer Nietszche. Cela dit, je me suis parfois senti frustré en le lisant. En effet cet ouvrage aborde beaucoup de sujets sans vraiment les approfondir. Néanmoins malgré cette apparence décousue, il en ressort une cohérence d'ensemble assez incroyable, comme si quelque chose d'indiscernable liait toutes les sujets explorés dans le livre, aussi divers puissent-ils être. C'est difficile à expliquer, mais il m'a semblé qu'il se dégageait de ce livre une pensée globale (presque systémique même si je ne pense pas que Nietszche aurait apprécié qu'on lui dise ça) à partir d'une somme de pensées éparses (à première vue en tout cas). Je vais lire le reste de son oeuvre afin d'approfondir un certain nombre des sujets qu'il aborde dans le
Gai savoir.
En ce qui concerne les apports philosophiques du livre, je crois que Nietzsche est le premier à avoir élaboré une pensée "post-métaphysique". Je veux dire par là que les autres philosophes, tout en se déclarant matérialistes, n'en considéraient pas moins la pensée comme une chose à part, finalement guère éloignée des Idées de Platon. Ils leur restaient toujours cette vieille intuition philosophique qui sépare le corps et l'esprit pour faire de l'homme pensant une sorte de machine, et cela le plus souvent sans même s'en rendre compte. Nietzsche ose remettre la pensée à sa place, elle est pour lui liée à ce qu'il appelle les pulsions (et je ne crois pas qu'il pense uniquement à des pulsions du corps, bien au contraire). On peut selon lui être naturellement plus ou moins porté (je ne sais pas s'il considére que ces penchants sont innés ou acquis mais ça n'a aucune importance) à penser de telle façon ou de telle autre, bref nous ne sommes pas des machines. Il ramène aussi la conscience à un accident survenu par nécessité, prenant le contrepied de la plupart des autres penseurs. Le livre aborde encore beaucoup de sujets, et il serait trop long de les énumérer ici. Néanmoins je crois qu'on ne peut passer sous silence son approche "généalogique" de la morale, et la façon dont il montre qu'il n'y pas de morale "en soi". Je pense d'ailleurs qu'après le
Gai savoir, je lirai la
Généalogie de la morale. En tout cas je crois que Nietszche m'a guéri de mon déisme, même s'il m'arrive de faire une rechute le temps du
Requiem de Mozart
Pour revenir sur le sujet initial, à savoir la difficulté de lecture de Nietzche, je persiste à penser que son oeuvre doit être lue avec attention afin d'éviter les contresens. Néanmoins on se fait vite à sa façon de philosopher, et aux aphorismes qui m'avaient déroutés au départ. Bref, je ne pense pas que Nietszche soit un philosophe particulièrement difficile à lire (Kant en est un lui
) mais comme quelqu'un l'a dit plus haut, il faut éviter de le lire sur la plage
Comme promis je cite un extrait du
Gai savoir pour vous montrer ce que j'entendais quand je disais qu'il philosophait beaucoup par images.
Nietszche (<i>Gai savoir</i>, 124) a écrit :
Dans l'horizon de l'infini. Nous avons quitté la terre et nous sommes embarqués ! Nous avons rompu les ponts derrière nous, - plus encore, nous avons rompu la terre derrière nous ! Et désormais, petit vaisseau ! Prend garde ! Autour de toi s'étend l'océan, c'est vrai, il ne rugit pas toujours, et quelquefois il s'étend comme soie et or et réverie de bienveillance. Mais il viendra des heures où tu reconnaitras qu'il est infini, et qu'il n'y a rien de plus effrayant que l'infinité. Oh quel pauvre oiseau qui s'est senti libre et qui désormais se heurte aux murs de cette cage ! Malheur si la nostalgie de la terre te saisit, comme s'il y avait eu là-bas plus de liberté, - il n'y a plus de "terre" !
Voici comment j'interpréte cet aphorisme : à mon avis il décrit les "dangers" qui attendent ceux qui osent se libérer des "consolations métaphysiques" (l'expression est de Camus). Cet océan infini, c'est le réel tel qu'il est, c'est-à-dire infini (donc non connaissable) et dénué de sens (ce qui est effrayant). La terre représente le monde tranquille de ceux qui sont restés dans une illusion, au premier rang desquel on trouve les déistes, mais aussi la plupart des athées qui ont supprimé Dieu (qui l'ont tué comme dit Nietszche) sans aller au bout du mouvement (ils ne sont pas allé jusqu'à vraiment envisager le nihilisme). Enfin il pose l'impossibilité du retour en arrière une fois qu'on a pris conscience des illusions dans lesquelles on s'entretenait, et cela même lorsqu'on regrette de s'en être ainsi libéré. Je pense que cet aphorisme (qui en soi est difficile à interprêter sans une large part d'incertitude quant à la justesse de l'interprétation) est à mettre en parallèle avec celui qui suit, où Nietszche dénonce de façon un peu plus claire ces athées qui se sont arrêtés en cours de route. A la lumière de cet aphorisme (125), le précédent devient beaucoup plus clair.
A++
ps : mon édition du
Gai savoir est celle de Patrick Wotling parue chez GF Flammarion, et que j'ai trouvé tout à fait excellente. La traduction me semble bonne, pour autant que je puisse en juger, et surtout les notes se concentrent sur des précisions à propos de la traduction (et en montre les difficultés) plutôt que de chercher à interpréter Nietszche.