Plus Oultre a écrit :
d'où la sors-tu ?
Ah cher ami, il n'y avait bien que toi qui pouvais me poser cette question.
Oui, c'est un peu étonnant, n'est-ce pas, c'est la raison pour laquelle cela m'est resté en tête. J'ai trouvé cela chez Papaioannou, bon, mais c'est un texte de jeunesse (1796), qu'on a même longtemps attribué à Schelling dit notre commentateur, mais qui est clairement écrit de la main de Hegel :
"Il nous faut une nouvelle mythologie, mais cette mythologie doit être au service des Idées, elle doit être au service de la
Raison. Aussi longtemps que nous n'aurons pas transformé les idées en oeuvres d'art, c'est-à-dire en mythes, elles n'auront aucun intérêt pour le
peuple et, inversement, aussi longtemps que la mythologie ne sera pas rationnelle, le philosophe aura honte de lui-même. Les éclairés et les non-éclairés devront finalement se donner la main [...] Alors règnera la liberté universelle et l'égalité des esprits ! Un esprit supérieur envoyé par le Ciel doit instaurer cette nouvelle religion parmi nous ; elle sera la dernière oeuvre de l'humanité."
Et, bah, Hegel est sans doute plus ta spécialité que la mienne, mais je trouve que cela apporte un éclairage, un peu inattendu certes, mais pas inintéressant sur la suite de l'oeuvre, non ?
En fait, citer Hegel me permet surtout d'exemplifier ce dont nous discutons ici : Si l'on s'en tient à ce que Nietzsche écrit noir sur blanc, Hegel constitue plus un repoussoir qu'une influence. Mais si l'on cherche à dépasser les apparences, il me semble que nombre de figures hégeliennes, à commencer par l'Aufhebung bien sûr, sont évidentes dans la pensée du "Prophète". Mais bref, Löwith a montré cela depuis longtemps déjà.
Alors cela étant dit, Jean le bleu, il faut ajouter que, pour les mêmes raisons sus-mentionnées, Nietzsche est un auteur auquel on peut faire dire beaucoup de choses. Et il ne suffit pas de dire qu'il a été "récupéré", comme s'il existait une interprétation vraie de Nietzsche et plusieurs interprétations fausses et récupératrices. En fait, de l'ensemble de l'oeuvre, on peut extraire des citations à l'appui d 'une interprétation ou de son contraire. Par exemple, Jean le Bleu, vous défendez une interprétation aristocratique de Nietzsche -tiens, plus ou moins celle de Losurdo, pour reprendre un nom qui commence à être connu ici
- je pourrais vous trouver des passages qui dépeindraient Nietzsche en défenseur de la démocratie. Et, à moins de, justement, s'éloigner considérablement de Nietzsche, il n'y a aucune
raison de considérer qu'une interprétation soit plus
vraie ou plus
fondée qu'une autre. Car Nietzsche a beaucoup d'intérêt mais il a aussi beaucoup d'inconvénient, à commencer par la dissolution de tout concept de vérité.
(En revanche, et au passage, il me semble qu'une interprétation "aristocratique" de Hannah Arendt se défend beaucoup moins bien, mais il faudrait voir ce que vous entendez par là).
Maintenant, sur la question qui nous intéresse, l'art d'écrire. J'avoue ne connaitre la thèse de Strauss que de seconde main, mais ce que j'en comprends est qu'il s'agit effectivement d'une méthode de
dissimulation vis-à-vis de l'opinion. Au contraire des théoriciens de l'espace public (effectivement un concept fondamental de la démocratie), Strauss dit, en gros, que la vérité ne peut être énoncée au plus grand nombre sans danger, et que la plupart des soit-disant publicistes ont toujours procédé en masquant le coeur de leurs thèses de manière à n'être compris que d'un public cultivé, véritable destinataire de l'oeuvre. En particulier, Strauss était un grand lecteur de Platon, et l'exemple paradigmatique c'est encore et toujours le sort que la démocratique Athènes réservera à Socrate, et ce que le fondateur de l'Académie, ainsi échaudé, en concluera pour son propre enseignement.
Est-ce là une synthèse à peu près acceptable ? Vous me direz, Jean le Bleu, s'il vous plait.
Maintenant, Nietzsche pratique-t-il l'art d'écrire ? Et bien, je sais comme le moustachu constituait une influence primordiale pour Strauss, mais
il me semble qu'avec lui, on est dans tout à fait autre chose. Nietzsche, encore une fois, ne dissimule pas la vérité, il la dissout. Ce n'est pas pour se protéger d'une opinion irrationnelle et dangereuse que Nietzsche dissimule, et s'exprime par analogies et métaphores, c'est, d'une part parce qu'il revendique clairement un statut d'artiste -et donc, non de philosophe ou d'intellectuel- Nietzsche pense être l'un des grands génies de la langue allemande ; et d'autre part, parce qu'encore une fois, il y a au contraire une stratégie de manipulation chez lui. Nietzsche a un horizon, clairement affirmé : Inversion de toutes les valeurs.
Toutes les valeurs, pas seulement celles des élites culturelles et intellectuels. Les destinataires de l'oeuvre de Nietzsche, ce ne sont donc pas les élites, ce ne sont pas les "meilleurs", c'est au contraire l'homme du commun. Simplement, et encore une fois, Nietzsche sait/pense qu'on ne change pas les valeurs en s'adressant à la raison, à l'intellect.
Mais éventuellement, on peut aller plus loin, et considérer que si Nietzsche pense qu'on ne peut changer les valeurs en s'adressant à l'intellect, c'est justement parce qu'il s'adresse au peuple.
Sauf qu'à mon sens, c'est réduire Nietzsche à bien peu de choses, une sorte d'Ortega y Gasset germanique, bof.
Et puis, pour finir, j'aimerais ajouter quelque chose sur l'interprétation élitiste ou aristocratique qu'on fait de Nietzsche aujourd'hui. Ce qui est certain, c'est que Nietzsche est un amoureux de l'art et de ce que, aujourd'hui, nous appelons "culture". La forme la plus élevée de l'expression, pour lui, c'était la musique, et durant les dix années qui suivront son "accident", la seule chose qu'il sera capable de faire, dans l'état de légume qui était le sien, ce sera de s'assoir à son piano, et jouer -magnifiquement d'ailleurs, rapportent les rares témoins.
Or, A.Philonenko écrivait à ce propos quelque chose qui me semble très juste : Nous ne pouvons plus avoir, aujourd'hui, le même rapport à la culture que celui qu'entretenait Nietzsche. Pour une raison simple : La musique était alors une expérience extrèmement rare -et donc de grande valeur. On considère par exemple que Nietzsche n'a du avoir l'occasion d'entendre un opéra de Mozart qu'une seule fois dans sa vie. Par conséquent, il est clair que la musique, comme toute activité "culturelle", était alors une activité profondément élitiste, mais non pas élitiste par doctrine : élitiste par force. Elle
ne pouvait pas être autrement qu'élitiste.
Mais ce n'est plus le cas aujourd'hui : De nos jours, on peut acquérir la totalité de l'oeuvre de Mozart pour quelques dizaines d'euros, et l'écouter aussi régulièrement et aussi aisément qu'on le souhaite. C'est sans doute l'une des conséquences du progrès technologique les plus importantes sur le plan sociologique que celui de la diffusion massive de la "culture", en tant que connaissance et art. Voila, je crois, un point, fondamental, qui sépare irrémédiablement Nietzsche de notre contemporanéité -et par la même occasion, qui fait que la thèse de Strauss, antimoderne par excellence, ne tient pas dans le cas de Nietzsche, à mon humble avis.