Pour relancer ce sujet :
Si, comme l'école de la République l'apprend depuis longtemps, on retient des Lumières l'Encyclopédie, il faut entre autres remonter à Pierre Bayle et son Dictionnaire historique et critique, référence reconnue par tous, notamment Voltaire ! Si l'on parle de Voltaire, on pense alors à la tolérance, et encore une fois, nous retrouvons Pierre Bayle, avec cette fois le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ "Contrains les d'entrer".
Pour évoquer les influences des Lumières, précisons d'abord que depuis une trentaine d'années, les historiens des idées et/ou philosophes s'accordent sur la définition de deux "types" de Lumières : les Lumières radicales et les Lumières modérées. Les premières peuvent être qualifiées de "branche libertine et athée", la seconde de "courant moraliste normatif".
Selon Panajotis Kondylis, un historien grec, les Lumières - radicales et modérées - sont précédées par une phase de l'histoire intellectuelle qu'il a qualifiée de rationalisme moderne ("neuzeitlichen rationalismus"). Durant cette période, Kondylis met en avant le rôle de Spinoza. Il s'inscrit dans une perspective totalement différente de celle choisie par Jonathan Israel, qui fait de Spinoza et de son système - le spinozisme - le cœur des Lumières radicales.
La position d'Israel est critiquée, notamment par Pierre-François Moreau, qui pose de manière ironique la question suivante : "Spinoza est-il spinoziste ?" Moreau insiste sur le fait qu'Israel présente, sous le terme de spinozisme, des systèmes de pensées qui ne sont pas compatibles avec certaines idées de Spinoza. Ce que met en avant Pierre-François Moreau, c'est l'omission d'un élément fondamental de la pensée de Spinoza : l'évaluation positive de la religion. De la lecture spinoziste de la religion, la tendance est de mettre en avant la critique de la superstition. C'est oublier que Spinoza distingue dans la religion trois éléments positifs : la justice, la charité, la reconnaissance d'un credo minimal. Moreau écrit ainsi : « À propos de la religion révélée, Spinoza prend systématiquement une tierce position. Les deux camps des Lumières luttent pour le déclin de la religion révélée […]. [De son côté], Spinoza montre, d’une part, que la religion révélée, à cause du caractère ambivalent de la connaissance par l’imagination dont elle relève, peut être l’arme la plus efficace dans les mains de ceux qui tentent de dominer la multitude. Mais d’autre part, il y a un noyau dur de convictions religieuses dans toutes les religions révélées qui incitent l’homme à obéir à Dieu en prenant soin de leurs prochains. […] Ce qui importe ce n’est pas de viser la mort de la religion révélée mais de ménager un culte permanent de la vraie religion, par opposition à la superstition » (Pierre-François MOREAU, « Spinoza-est-il spinoziste ? », in Catherine SECRETAN, Tristan DAGRON et Laurent BOVE (dir.), Qu’est ce que les Lumières “ radicales ” ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 304-305. Pour ceux qui s’intéressent à cette question des sources des Lumières, cet ouvrage est une véritable mine. Je tire en grande partie mes réflexions de la lecture des articles de Moreau et Walther).
Spinoza propose donc une lecture fine de la religion, qui l’amène à développer dans le Traité théologico-politique le concept d’orthopraxie. De cette notion, Spinoza donne lui-même la définition la plus claire qui soit : « Il suit enfin que la Foi requiert moins des dogmes vrais que des dogmes pieux » (Spinoza, TTP, Paris, Flammarion, 2005, ch. XIV, p. 242. Il convient de noter que le terme d’orthopraxie ne se trouve pas sous la plume de Spinoza : il a été forgé au XXe siècle). Or, avec ce concept d’orthopraxie, nous retrouvons Pierre Bayle, la référence occultée par l’éclat des Lumières, si l’on me permet l’image ! En effet, Élisabeth Labrousse a montré qu’en invoquant les « droits de la conscience errante » dans le Commentaire philosophique…, c’est bien l’avènement de l’orthopraxie qu’assure le protestant exilé à Rotterdam. Avec l’orthopraxie, Spinoza et Bayle se place « au-delà de la tolérance » (cf. Jacqueline LAGREE, « Spinoza et la question de la tolérance », http://www.librairiedialogues.fr/dossiers.php?theme=2&id=45). En effet, ce n'est plus accepter l'autre à défaut de pouvoir l'éliminer qui prévaut (la "tolérance de dissentiments"), mais le respect mutuel des individus et des croyances de chacun.
Ainsi, en remontant la généalogie du concept de tolérance, mis en avant par les philosophes des Lumières, nous retrouvons deux de leurs références ou « ancêtres » : Spinoza et Bayle. Si ce dernier est lu et relu par les Voltaire et autres Diderot, les leçons qu’ils en tirent sont d’ailleurs en demi-teintes : plusieurs spécialistes de Bayle soulignent que ce dernier va plus loin que ses successeurs du XVIIIe, précisément sur la question de la tolérance.
_________________ L'avantage avec le passé, c'est qu'il est passé. "Je pense donc je suis". Mieux vaut donc ne pas penser. Personne n'est revenu de la mort. Pas fou. - Paul Rancoeur -
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