Bon, avant cette plongée dans l'épistémologie, j'aimerais que quelque chose soit clair : Je ne suis pas un défenseur de la foi contre la science. Au contraire, mon background est scientifique, et je me sens encore plutôt "scientifique". C'est-à-dire que je ne suis pas relativiste. Maintenant, il y a quelque chose que les "scientifiques" ont beaucoup de mal à comprendre, c'est que quand on aborde la théorie de la connaissance de manière naïve, en se fondant plus ou moins sur des postulats positivistes -et dont, bien souvent, on ne sait d'ailleurs même pas qu'ils sont positivistes- on tombe facilement dans le scientisme, qui est lui-même un dogme.
Donc, quand je lis : "La définition de la science, c'est simple", ce que je veux simplement dire, c'est que l'épistémologie est au contraire éminement problématique. Le statut de la connaissance, et de la connaissance scientifique, n'a jamais été de soit : Comment la connaissance est-elle possible, qu'est-ce que savoir, qu'est-ce que connaitre, qu'est-ce que croire, ce sont des questions que se pose la pensée occidentale depuis 2.000 ans. Et en aucun cas il ne faut croire que le débat est tranché. Peut-être même bien au contraire : Si ça se trouve, il n'a jamais été aussi vif.
Alors, je vais vous demander simplement une chose : Ne faites pas, svp, comme si tout cela pouvait se résoudre en deux coups de cuiller à pot et comme si ça ne posait aucun problème. Au contraire, je vous l'assure, ça
pose problème. Et, comprenez-moi bien svp, c'est
uniquement cela que je vais essayer rapidement de montrer : Il n'y a pas de réponse, il n'y a que des questions.
Et je vous propose d'ailleurs d'emblée de réfléchir à ce point : Si ce qui sépare la science de la croyance, c'est que la croyance est une forme de théorie qui ne se remet pas en question, cad que le croyant, comparé au scientifique, ne se pose pas de question sur ce qu'il considère comme vrai, la première des règles quand on discute du statut de la science et qu'on se considère soit-même comme "scientifique" ne devrait-elle pas être de commencer par se poser des questions, plutôt que de commencer par employer la forme affirmative ? Pour être concret, si à toutes ces questions, vous pensez déjà avoir une réponse, dites-vous bien qu'il y a toutes les chances pour que vous soyiez en train de
croire. Ce qui n'est pas un jugement : nous sommes faits pour croire, notre cerveau semble fait comme ça. Mais il faut quand même bien être attentif au paradoxe constitutif qui consiste à discuter de la croyance avec un cerveau qui est fait pour croire
Partir de ce principe de précaution est donc un raisonnement tout-à-fait incommode intellectuellement, et contre-intuitif, c'est certain, mais c'est peut-être justement à cela qu'on reconnait un raisonnement "scientifique" -et avouons que c'est bien peu de choses...
J'aimerais aussi que soit pris en compte le fait que mon but n'est pas de remettre en cause les convictions de qui que ce soit, mais simplement de
discuter de l'un des aspects du système de valeurs de notre civilisation -l'un de mes sujets de prédilection. Et je précise que je ne suis qu'un "étudiant" en la matière.
Ceci posé -longuement !-, je vous propose d'examiner maintenant vos arguments.
Brainstorm :
1.
Non, car elle ne repose pas sur une observation réelle de l'univers : Qu'est-ce qu'une observation "réelle", et qu'est-ce que serait le contraire ?
et a un but non-scientifique : déterminer à l'avance le destin d'une personne : Voulez-vous dire que la prédictibilité n'est pas un "but scientifique" ?
Bebel :
2.
Non, on réfute d'une part ses bases théoriques, comme on le ferait pour une hypothèse scientifique : Ok, là on est poppérien. Reste à savoir ce que veut dire : "Réfuter une hypothèse scientifique" (ou une théorie, chez Popper, puisque le statut y est le même) : Cf.8
3.
et d'autre part le caractère scientifique de cette discipline : Là on n'est plus poppérien. Qu'est-ce que c'est que le "caractère scientifique" d'une discipline, voire simplement d'une théorie ? Quels sont vos critères objectifs* pour le déterminer ?
4.
La théorie astrologique n'est pas scientifique : Affirmation. Vous justifiez :
puisqu'elle ne procéde pas par une recherche évolutive par l'observation, l'expérimentation et la déduction : Mais critères necessaires ou suffisants ? Pour chacun d'eux, voir les points suivants.
5.
C'est un système figé : Jugement de valeur
reposant sur l'affirmation d'un axiome dogmatique : Jargon scientifique mal à propos, à bannir depuis Sokal au moins ;) Que voulez-vous dire ? Toute connaisssance repose sur des principes premiers non-démontrables, la connaissance scientifique comme les autres.
6.
la croyance est une histoire de foi, on y croit ou pas, c'est invérifiable et indémontrable : La démonstration procède par
déduction. C'est la raison pour laquelle il est tout à fait possible de démontrer l'existence de Dieu. Il en existe d'ailleurs plusieurs preuves, et tout à fait valides, mais qui partent de présupposés qui, eux, sont discutables. Cad précisément, comme vu au 4. : On ne peut pas démontrer qu'ils sont vrais ou faux, mais on n'est pas non plus obligé de les accepter. Seulement les accepter ou non dépend donc de critères subjectifs*.
7.
Il est important de ne pas mélanger les 2 pour que la science garde son intérêt : Argument instrumentaliste étonnant, disons du moins subjectif*: La validité d'un énoncé scientifique repose-t-elle sur le fait qu'il soit
intéressant ? Serez-vous d'accord avec l'idée qu'il y a bien d'autres types de savoirs qui sont intéressants et qui ne sont pas scientifiques ? L'astrologie, par exemple, est sans doute très intéressante pour les astrologues.
8.
Une théorie peut-être acceptée même si elle n'explique pas tout et qu'il y a des éléments contradictoires (du moment qu'ils ne sont pas rhédibitoires) : Langage parlé. Quelle différence faites-vous exactement entre "contradictoire" et "rhédibitoire" ? En logique, on dit plutôt justement que le modus tollens (sur lequel se fonde la méthode de Popper) est contradictoire.
dans la mesure où elle explique de la meilleure façon la majorité des phénomènes observés : Majorité, cad ? Quelle proportion exactement de phénomènes devrait être expliquée par une théorie pour qu'elle soit valide ? Sachant, je vous le rappelle, que le hasard est défini comme une proba de 50% ;)
9.
réfutation elle-même, la démonstration de la fausseté : La réfutation n'est pas la démonstration de la fausseté.
Soit T (théorie), et q (vérification empirique), la validité d'une théorie est définie par la proposition : si T alors q
La réfutation est donnée par nonq, puisque dans tous les cas où q est faux, T est faux.
Voila d'ailleurs la raison pour laquelle je dis : tant qu'on n'a pas trouvé de q faux, on ne peut rien dire de T. Autrement dit : Tant qu'on n'a pas prouvé qu'une théorie est fausse, en toute logique, il est impossible de décider de son statut ! Il est donc impossible de dire si une théorie est plus vraie, plus valide, plus scientifique qu'une autre.
10.
Si l'on retourne le problème, cela veut dire la possibilité de la tester et de la vérifier : "Vérifier" ou "réfuter" ? Il vous faut choisir une méthode, elles sont différentes et emmènent la discussion dans des voies opposées.
Narduccio :
11.
Le schéma : Même réponse, Narduccio, ce schéma décrit la méthode vérificationniste, pas la méthode faillibiliste. Si on commence à entrer dans la méthode vérificationniste -vérification par l'expérience- on se heurte au problème de l'induction, le théorème de Cox, etc. ça devient une toute autre discussion.
12.
Donc, on peut en conclure que l'astrologie fut pendant plusieurs siècles considérée comme une science. Mais les connaissances évoluant, elle perdit ce statut vers la fin du moyen-age (chez les occidentaux). Malgré cela, de nombreux zélateurs de l'astrologie continuent à la considérer comme une science, voire à la faire reconnaitre comme une science.
Alors ok, mais ce que vous dites là n'est pas un argument pour la non-scientificité de l'astrologie. Parce que l'une des critiques les plus fortes contre le modèle de Popper (par Kuhn, Feyerabend, Hübner, etc.) s'appuie justement sur cette observation faite à partir de plusieurs études en histoire des sciences : Les théories scientifiques, lorsqu'elles sont réfutées, ne sont
pas abandonnées. Au contraire, il semble que lorsque des faits empiriques sont présentés, qui réfutent une théorie, la communauté scientifique réagit, non pas en abandonnant la théorie, mais en la cantonnant à un périmètre où il semble qu'elle puisse résister, ou en la déplaçant, ou en segmentant les domaines réfutés et ceux qui peuvent être "sauvés", ou en attendant une théorie de remplacement, etc. quand ce ne sont pas les faits réfutants eux-mêmes qui sont discutés et contestés, d'où d'ailleurs le débat scientifique !
Comprenez-moi bien svp : Ceci n'est pas un jugement de valeur, c'est comme cela que ça se passe, tout simplement. Et ça ne poserait aucun problème -après tout, c'est bien ainsi que la science progresse- si, toutefois,
ça n'invalidait le modèle de Popper. Parce qu'on est bien d'accord que lorsqu'on dit que ce qui fait qu'une théorie scientifique est sa réfutabilité, on implique bien qu'une théorie une fois réfutée est une théorie fausse, qui doit donc être abandonnée.
Vous voyez donc le paradoxe : En disant que l'astrologie a été réfutée, vous admettez que son statut était scientifique. Seulement vous pensez que le fait que la communauté scientifique ne l'utilise plus aujourd'hui lui ôte de facto son caractère scientifique.
Mais, et si on vous objecte que des astrologues continuent d'utiliser l'astrologie ? Vous répondez sans doute que ce sont des astrologues, non des scientifiques : Qu'ils fassent donc ce qu'ils veulent, ca ne prouve rien !
Certes, mais il se trouve que la communauté scientifique continue d'utiliser, elle aussi, des théories réfutées ! Par conséquent :
la réfutabilité d'une théorie n'est pas une preuve de son caractère scientifique.
Donc, si on continue de suivre ce raisonnement, on parvient à la conclusion que la seule différence entre l'astrologie et une théorie scientifique est que l'une est utilisée par les astrologues, et l'autre est utilisée par les "scientifiques". Autrement dit, que ce qui fait la validité d'une théorie est qu'elle est reconnue comme telle par Paul plutôt que par Jacques, ce qui est bien entendu un argument subjectif*.
* La question de l'objectivité, comme on vient de le voir, est évidemment essentielle. Chacun de nous aura forcément des arguments subjectifs à proposer quant à ce qui détermine la validité d'une théorie, et ce qui différencie une théorie scientifique d'une connaissance commune ou d'une croyance. Mais si Popper a acquis une telle célébrité, c'est justement parce que, dans l'histoire des idées, il est celui qui a apporté une réponse objective et logiquement satisfaisante au problème de l'induction posé par Hume 200 ans auparavant. Il est donc celui qui a paru rendre possible, à un moment donné, la validité objective de la connaissance scientifique. Ensuite, effectivement, son système n'a pas résisté aux critiques des épistémologues relativistes -enfin, "n'a pas résisté" disons : voila où on en est pour l'instant. Maintenant, c'est tout l'objet, je crois, d'essayer de trouver des rustines au modèle de Popper -ou d'en trouver d'autres.
Mais ce que je veux dire, c'est que, dans une discussion sur la validité de la connaissance scientifique, il nous en faut nous en tenir à des arguments objectifs. Si on avance des arguments subjectifs, dont l'appréciation dépend de chacun, il est bien évident que ce qui est scientifique pour X ne l'est plus pour Y, et par conséquent, on sombre dans le relativisme -ce qui est une autre manière d'aborder le paradoxe que j'évoquais plus haut.
Pour finir, et sans anticiper sur vos arguments, dont peut-être certains vont nous ouvrir de nouvelles portes, je ferai le lien avec la question première : C'est cet état de l'art en épistémologie dont le post-modernisme fait le constat. C'est de là dont il part : Il est impossible de fonder objectivement la connaissance scientifique, la validité d'un énoncé, quelqu'il soit, repose irréductiblement sur des critères subjectifs. En gros, le post-modernisme dit : "A la vérité unique du dogme religieux s'est d'abord substitué la vérité unique de la science, et désormais, cette vérité unique là est également remise en cause. Conséquemment, nous sommes entrés dans une nouvelle ère, fondamentalement relativiste et particulariste, où les idées dominantes de l'époque moderne, et qui reposaient d'une manière ou d'une autre sur la validité scientifique, n'ont plus cours. Tel quel, les individus n'en ont pas encore très bien conscience, mais on commence à en voir les effets au niveau social, culturel, et civilisationnel : En effet, cette évolution s'exprime de manières différentes, mais elle repose globalement sur la dévaluation progressive des idées de progrès, de démocratie, d'universalisme, voire d'homme."
Voila, c'était encore très long, mais j'ai essayé de montrer à quel point la question de la définition de la connaissance scientifique est tout sauf triviale et simple. Et en même temps, c'est sans doute une question extrèmement importante, parce que, sans faire dans le pathos : à la fois la science et la technique sont au coeur de notre vie quotidienne, et à la fois, on peut en effet supposer que nos systèmes cognitifs et axiologiques, comme on dit, sont irréductiblement fondés sur des valeurs liées d'une manière ou d'une autre au statut de la connaissance scientifique.
Dans ce débat, l'affaire Teissier n'est donc qu'un minime rebondissement, mais effectivement exemplaire et intéressant.