Ma lecture (pauvre si tu veux) du mythe est issue essentiellement des deux principales sources, Hésiode et Eschyle, qui sont à la fois les plus disserts, et de loin, et les plus riches, mais aussi les plus anciennes, celles qui serviront de base à quasi toutes les variations et interprétations qui suivent. Hésiode,
Théogonie, 508-616 et
Les Travaux et les Jours, 42-107, et bien entendu Eschyle,
Prométhée enchaîné.
Hésiode met bien en valeur les fautes successives du titan et les punitions lourdes de conséquences pour l’humanité qui s’en suivent : au partage de Mecône, il opère
« avec le dessein de tromper Zeus » « par une ruse perfide » ;
« mais Zeus aux desseins éternels devina la ruse et la reconnut ; dans son cœur, il médita, pour les hommes, de sinistres projets que, d'ailleurs, il devait accomplir. » Et quelle est cette punition ?
« par la suite, se souvenant toujours de cette ruse, il n'enflammait plus les frênes avec la flamme du feu infatigable, pour les hommes mortels qui habitent la terre ». La confiscation du feu est une conséquence de la duplicité de Prométhée. Au lieu de chercher à obtenir le pardon, il réitère sa tromperie en volant alors le feu. Évidement, ce qui devait arriver arriva :
« Et aussitôt, à la place du feu, il fit façonner un fléau pour les hommes », à savoir la première femme, Pandore, qui libèrera tous les maux de la boîte sur l’humanité. Moralité de l’histoire :
« Ainsi il n'est pas possible de tromper l'esprit de Zeus ni de lui échapper. Le fils de Japet lui-même, le bienfaisant Prométhée, ne put se soustraire à sa lourde colère, mais il fut contrant, malgré toute son habileté, à porter de terribles chaines. » La fable est essentiellement morale chez Hésiode (et accessoirement mysogine…), et le feu est d’abord prix au sens propre (ça tombe bien, il est Béotien).
C’est de cette source qu’est tiré l’anecdote sur ‘l’Espoir’,
Elpis, sauf qu’elle n’est en rien une invention de Prométhée ; son sens pose problème, puisque d’une part il s’agit d’un des maux qui accableraient l’humanité (puisqu’il est enfermé dans la jarre avec les autres), et d’autre part, il est resté inconnu des hommes puisque c’est le seul à être resté enfermé au fond de la boîte : ce n’est donc pas l’Espoir qu’Hésiode désigne par ce mot. Par contre, Zeus est réputé avec épargner aux hommes le don/malheur de prescience, de connaissance de leur dernière heure (par exemple Platon,
Gorgias, 523d) ; il a donc été proposé avec vraisemblance qu’
Elpis désigne cette dernière.
Quant à Eschyle, il écrit une trilogie,
Prométhée Porte-feu,
Prométhée enchaîné,
Prométhée délivré. Seule la seconde est conservée intégralement, et de là nait beaucoup de contre-sens, car la pièce est un auto-panégérique de Prométhée, où le tragique n’exprime jamais directement la raison concrète pour laquelle il est crucifié : seule la version prométhéenne se fait entendre, et il se laisse aller à une paranoïa qui le pousse à se croire victime de ses bienfaits. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a une suite… et cette suite est annoncée, préparée tout au long de la pièce : Prométhée est entièrement responsable de son malheur, seule sa furie qui l’aveugle l’empêche de reconnaître sa faute et d’être délivré sur l’heure. La pièce précédente et la suivante exposaient sans doute la version de Zeus de l’histoire, à laquelle Prométhée finalement se ralliera dans la dernière, au moment de sa délivrance ; mais dans cette pièce-ci, seule la version de Prométhée est développée. Mais cette derrière cette apparente panégyrique, le crime qui lui est véritablement reproché s’étale en permanence :
« Toujours la même audace. Au comble de l'infortune, tu ne sais point plier. Ta bouche ne respecte rien. L'effroi me saisit et me trouble. Je tremble pour toi. Je crains que jamais tu ne voies la fin de tes souffrances. » « Rentre en toi-même » « Rien ne t'humilie » « ignores-tu que la punition suit toujours des paroles imprudentes? » « Et tu ne trembles pas en proférant ces paroles? » « Voilà donc encore cet orgueil qui a déjà causé tes malheurs ! » « Que tu serais insupportable dans la prospérité! » « Insensé! ose, ose, une fois, apprendre de tes malheurs à devenir sage. » « vase amer d'amertume » « Rien de plus faible par soi-même, que l'orgueil d'un insensé. » « Hermès veut que, quittant l'orgueil, tu prennes un parti sage et prudent; ce qu'il dit ne nous semble pas déplacé : crois-le ; il est honteux pour un sage de persévérer dans sa faute. » « Ces discours, ces vœux ne sont-ils pas d'un insensé? Que manque-t-il à ce délire? Si le sort le secondait, où s'arrêterait sa fureur? » « Souvenez-vous, au moins, de ce qui vous est annoncé. Si l'orage, qui se forme, vous atteint, n'imputez rien au sort; ne dites point que Zeus vous frappe d'un coup imprévu, et n'en accusez que vous-même. Vous êtes prévenues. Ce ne sera ni faute de lumière, ni faute de temps, que vous vous serez imprudemment embarrassées dans le filet du malheur. » etc.
Mais il ne l’admet pas, de là tous ses malheurs. Il menace vainement l’Olympe par ses prédictions :
« ce prince des immortels sera contraint de recourir à moi, pour connaitre le nouvel ennemi qui doit lui enlever son sceptre et ses honneurs.» « il recherchera mon secours et mon amitié. » « Pour son repentir, il prendra une épouse telle qu'il s'en repentira. » « Elle accouchera d'un fils plus fort que son père. » « Tel est l'oracle que l'antique Titanide, Thémis ma mère, m'a révélé. » « Tout orgueilleux qu'il est, Zeus se verra humilié » « De tous les Dieux, nul autre que moi ne peut lui apprendre comment il préviendrait ce malheur ». Tout à sa haine, il ne se maitrise plus :
« pour moi, Zeus est ce que je méprise le plus. », etc.
L’épilogue, nous le connaissons, et les Athéniens qui assistent à la pièce aussi : il finira par faire son
mea culpa complet, révèlera à Zeus cet oracle (la femme en question est Thétis, que Zeus offrit alors à Pélée, dont le fils Achille fut effectivement plus fort que le père), et alors seulement sera libéré de son tourment par Héraclès. Prométhée lui-même connait ce dénouement, mais sa fureur l’empêche d’en bénéficier immédiatement :
« auparavant je serai délivré de ces liens. » « Et, qui t'en délivrera malgré Zeus ? » « Un de tes descendants » dit-il à Io…
« Il n'est tourment, ni ruse, qui me force à dévoiler ce secret à Zeus, avant que ces funestes liens soient relâchés : j'ai dit. » etc. Et c’est l’épilogue de la pièce, Hermès qui tente de raisonner un furieux, et la tirade du Titan enchaîné s’achève sur un malheur supplémentaire, foudroyé en prime pour cette ultime provocation, toujours sourd à la raison et inconscient de la portée de ses actes :
« voyez quels injustes tourments on me fait souffrir » alors que tous, Dieux, Océanides et Océan lui-même, sont les témoins impuissants et compatissants de sa folie et de la cause de ses malheurs.
Les fragments conservés du
Prométhée délivré mettent nettement en valeur la clémence de Zeus, avec les Titans eux-mêmes libérés qui forment le chœur et tentent de raisonner leur neveu toujours aussi obtus et qui persiste à attribuer ses malheurs à sa bonté pour les hommes, et non à son orgueil et sa duplicité. Finalement, il cèdera, renoncera à sa colère et livrera à Zeus l’oracle ; alors seulement Zeus enverra son fiston libérer le Titan (Hygin,
Fables, 54, qui semble s’inspirer de la pièce perdue d’Eschyle).
A remarquer que l’Aigle qui le supplicie ronge son foie, le siège des sentiments pour les Grecs, comme le cœur dans notre culture ; tant que la colère le dévore, il subit tortures et châtiment, mais dès qu’il s’apaise, il sera libéré et à nouveau accueilli dans l’Olympe.
Toutes les autres interprétations tirent leur origine de l’une ou l’autre de ces deux sources, soit en cherchant à les interpréter (le feu en particulier, tantôt symbole des arts le plus souvent, en particulier pour les Athéniens qui associent étroitement Prométhée et Héphaïstos, à tel point que les deux sont souvent interchangeables ; tantôt comme tu dis l’intelligence en général ou une autre subtilité), ou brodant autour du thème (Platon en particulier).
bardal a écrit :
pas révolté prométhée?
Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dis. J’ai contesté l’éternité, l'immuabilité de la révolte, pas la révolte en soit. Et pour cause, lorsqu’il façonne l’humanité, c’est avec la bénédiction et la coopération de Zeus, mieux, sur ordre de Zeus. De même tu évoques « l'homérique révolte [des Titans] contre les dieux de l'olympe » : il n’y a pas participé, au contraire, il se joignit à la récolte des Olympiens contre Cronos et ses frères : dans Eschyle, il va même jusqu’à s’attribuer tout l’honneur de la victoire. Et comme développé précédemment, il se réconcilie au final avec les Olympiens, pour le plus grand plaisir de ses compères Héphaïstos et Héraclès (qui lui doit, dans certaines versions, son immortalité).
Bien sûr que les mythes évoluent, et lorsque tu évoques « d’illustres penseurs » qui ont repris le thème, là je suis content, je ne les connais pas, donc parlons-en, voyons comment le mythe est resté vivace en s’éloignant de ses origines. Ce qui m’a surpris et me "dérange" encore, c’est quand tu avances au-delà de l’interprétation qui a pu changer, des faits mythiques absents des sources : a partir de quel moment le mythe, qui a un aspect collectif, devient un fantasme individuel ? C’est une liberté littéraire, mais ce n’est pas de l’histoire.
bardal a écrit :
je ne suis pas sûr que ce soit très important, ni qu'il faille ouvrir un fil sur ce point.
Au contraire, parlons-en ! Je ne voulais pas te vexer ; j’avais l’impression que ça ne reposait pas sur grand-chose, mais tu dis t’appuyer sur « d’illustres penseurs » : parfait, confrontons ! Pour une fois qu’on aura l’occasion de suivre un mythe vivace sur trois millénaires…