Lord Foxhole a écrit :
L'orthographe de la bête mythique est bien manticore.
" Marticore ", je ne vois ce que ça pourrait être...
Raté !
Son vrai nom est bien "martichoras", mantichore est une erreur de lecture de Pline qui s'est ensuite popularisé au cours du Moyen Age latin.
Un seul et unique auteur a décrit ce monstre, Ctésias, les autres se contente de reprendre sa description sans rien y ajouter, à l'exception de Juba, j'y reviendrait. Et donc d'après Ctésias, les Indiens nomment cet animal "martichora", ce qui se traduit en grec par androphage ou anthropophage, "mangeur d'homme". L'étymologie semble effectivement persane,
mardkhora signifiant "égorgeur d'hommes".
Pour le reste, je rejoins le scepticisme de Lord Foxhole.
D'abord, il s'agit d'un monstre persan attribué à l'Inde : les Grecs n'ont rien à voir dans sa genèse, donc il est inutile d'essayer de l'interpréter par rapport aux schémas culturels helléniques.
Ensuite, surtout, ce n'est pas un monstre mythique, mais est considéré comme un animal réel, vivant, et non comme une allégorie que peut par exemple représenter la chimère. Cette réalité de l'animal est hautement proclamé par son inventeur Ctésias (grand créateur de bestiaire fantastique !), qui prétend l'avoir vu de ses yeux à la cour de Perse. Rappelons en deux mots que Ctésias fut médecin de la cour d'Artaxerxes II, il vécut de nombreuses années à la cour achéménide, attaché à la personne royale, qu'il a donc accompagné lors de ses nombreux voyages dans son empire ; entre autres, il était présent à Counaxa où il prétend avoir lui-même soigné la blessure du roi, et offrait ainsi un récit pendant à Xénophon, dans l'autre camp. Deux de ses ouvrages furent longtemps célèbres : une Histoire de la Perse, et une Histoire de l'Inde. Instruit et porté apparemment par une belle plume, il est le premier grec a pouvoir offrir au monde hellénique des connaissances de première main, tant sur la cour achéménide que sur ces lointains confins de l'empire perse. Malheureusement, il avait un goût démesuré pour le fantastique et a peuplé son récit d'une multitude de fables, tout particulièrement un bestiaire fantastique abondant qui connaîtra une belle destinée, puisque repris encore et encore dans l'antiquité et au Moyen-Age, et jusque dans nos univers Fantasy actuels. C'est d'ailleurs le seul vestige durable de son œuvre, le reste (les parties "réalistes", "documentaires" qui auraient été précieuses à l'historien) n'a guère survécu...
La description la plus complète est celle d'Elien,
De la Personnalité des Animaux, IV.21:
Il existe en Inde une bête d'une force physique considérable, aussi grande que les plus grands lions, qui a la peau d'un rouge qui fait penser au cinabre, velu comme un chien, et qui porte dans la langue indienne le nom de « martichoras ». Son visage semble être non pas celui d'une bête mais celui d'un homme. I1 a trois rangées de dents implantées dans la mâchoire supérieure et trois rangées dans la mâchoire inférieure, qui ont l'extrémité particulièrement pointue et qui sont plus longues que celles des chiens. Ses oreilles ressemblent, elles aussi, à celles des hommes, mais elles sont plus grandes et poilues. Il a des yeux bleu pâle qui, eux aussi, ressemblent à ceux des hommes. Et imaginez ses pattes et ses griffes comme pareilles à celles d'un lion. A l'extrémité de sa queue est fixé un dard de scorpion qui peut bien dépasser une coudée, et sa queue porte une rangée de piquants de chaque côté. Le bout de sa queue pique mortellement l'homme qui se présente, et le tue instantanément. Si quelqu'un le pourchassé, il projette ses piquants latéraux comme des flèches, et c'est un animal qui tire loin. Lorsqu'il veut décocher ses piquants vers l'avant, il arque sa queue vers l'arrière ; s'il veut tirer au contraire vers l’arrière, à la façon des Saces, il la bande vers lui au maximum . Quel que soit l'animal que son trait atteint, il le tue, mis à part l’éléphant, qui n'en meurt pas. Les piquants qu'il lance sont d’un pied de long et ils ont l'épaisseur du jonc. Au reste, Ctésias raconte, en assurant que les Indiens sont d’accord avec lui, qu'aux endroits où les piquants ont été détachés il en repousse d'autres, si bien que ces instruments de mort se renouvellent. Son plus grand plaisir, dit le même auteur, est de manger des hommes, et effectivement il massacre une foule de gens ; il ne se met pas en embuscade pour une seule personne, mais peut s'attaquer à deux ou trois personnes, et à lui seul il vient à bout d'eux tous. Il triomphe de même de tous ses autres adversaires animaux, sauf du lion qu'il est incapable de terrasser. Que cet animal éprouve un suprême plaisir à se gorger de chair humaine, son nom même le trahit assez, car traduit en grec il signifie « mangeur d'hommes », et c'est cette activité qui lui vaut son nom. Il court aussi vite qu'un cerf. Les Indiens chassent les petits de ces animaux, tant qu'ils n’ont pas de piquants sur la queue, et ils leur écrabouillent la queue avec une pierre pour empêcher qu'il leur pousse des piquants. Il émet des sont très voisins de ceux de la trompette. Ctésias dit avoir vu aussi cet animal en Perse où il avait été importé d'Inde et offert en cadeau au roi des Perses – si tant est que l’on considère Ctésias comme une autorité fiable en la matière. En tout cas rien n'empêche, après avoir entendu quelles sont les propriétés de cet animal, de consulter l'historien de Cnide.Cette description se retrouve identique ou abrégée dans Aristote,
Histoire des Animaux, II.3.15 (501b ; peut-être une glose), Pline,
Histoire Naturelle, VIII.30.3 (qui invente donc par erreur le mot "Mantichore", sans doute par l'intermédiaire de Juba), Pausanias,
Description de la Grèce, IX.21.4-5, Philostrate,
Vie d’Apollonios de Thyane, III.45 (repris par Eusèbe de Césarée,
Contre Hiéroclès, 21), Solin,
Polyhistor, 53 (suivant Pline, et donc l'orthographe "mantichore"), et enfin Photius,
Bibliothèque, 72.7 (du IXe siècle, dernier à avoir lu Ctésias en entier...), qui ajoute une dernière précision : "
Ces animaux sont en grand nombre dans l'Inde. On les chasse monté sur des éléphants, et du haut de ces éléphants on leur lance des dards, ou on leur tire des flèches."
Cette description reste donc inchangée, toujours reprise, issue du seul Ctésias. Seul Juba II, le roi numide et grand érudit contemporain d'Auguste, va tenter de donner une nouvelle vie à cette histoire, en introduisant deux modifications, issues d'une interprétation personnelle de Ctésias (Juba écrivait en grec):
- d'une part il transporte l'animal en Afrique, du moins, dans l'Ethiopie libyenne. Alors que Ctésias la plaçait dans l'Ethiopie indienne. (l'Ethiopie antique correspond aux pays des hommes noirs, qu'ils soient asiatiques ou africains).
- d'autre part, il accentue son "humanité" : alors que Ctésias lui prêtait un visage, des oreilles et des yeux humains, mais une voix proche des trompettes et des flûtes, Juba va lui donner en plus la parole. Pline, Histoire Naturelle, VIII.45.1 : Juba rapporte que la mantichore aussi imite, en Éthiopie, la parole humaine.
Il est le seul a avoir ainsi modifié le texte original ; avec peu de succès, du moins dans l'antiquité, j'ignore si le prestige de Pline pour les siècles suivant a popularisé ou non cette caractéristique.
Une des raisons qui ont préservé je pense la description de Ctésias est justement son caractère de témoignage : en tant qu'animal réel, il faut transmettre sa description exacte pour pouvoir espérer un jour l'identifier; alors qu'un monstre mythologique sera déformé au gré de l'imagination des poètes, un animal sera décrit consciencieusement par les érudits.
Et le débat sur son existence réelle ou non faisait déjà rage dans l'Antiquité : certes, Ctésias est un affabulateur de renom ; néanmoins, nombre de ses descriptions se sont finalement avérés justes : les Grecs puis les Romains découvrent ébahis dans les siècles qui suivent l'éléphant, le rhinocéros, les serpents géants type python, des girafes, des chameaux, etc. autant d'animaux jusque-là considérés plus ou moins comme des affabulations de voyageurs. Dans ce contexte, le doute est permis, surtout que contrairement à d'autres de ses "créations", Ctésias prétend l'avoir vu, de ses yeux vu.
Ainsi, Pline (et Solin) ne doute pas de son existence ; Aristote ou Elien se montrent prudents ; mais Philostrate lui dément son existence appelant comme témoins les Indiens eux-mêmes.
Philostrate,
Vie d’Apollonios de Thyane, III.45, où Apollonios interroge l'Indien Iarchas:
Damis a aussi consigné dans ses Mémoires un entretien qui eut lieu entre Apollonios et les sages au sujet des récits extraordinaires sur les animaux, les fontaines et les hommes de l'Inde. Je le rapporterai, moi aussi, parce qu'il est bon de ne pas tout en croire, de n'en pas tout rejeter. Apollonios demanda d'abord : « Est-il vrai qu'il existe ici un animal appelé martichoras? - Et que vous a-t-on dit, demanda Iarchas, sur cet animal ? Car il est probable que ce nom vous représente une forme quelconque. - On en conte des choses étranges, incroyables : c'est, dit-on, un quadrupède ; il a la tête d'un homme et la taille d'un lion ; sa queue est toute hérissée de poils longs d'une coudée et semblables à des épines, et il les lance comme des flèches contre ceux qui lui font la chasse. » (. . .) Iarchas répondit : « (...) Quant à un animal qui lance des flèches (...), je n'en ai pas encore entendu parler ici. »Le plus original est Pausanias, qui tente d'identifier cet animal au tigre, en faisant abstraction des exagérations, qu'il tente même d'expliquer dans un louable effort de rationalisation, fort de ses connaissances acquises auprès des collectionneurs d'animaux (mode lancé par les Lagides, et largement développés sous l'Empire où il est de bon ton de montrer au peuple les animaux les plus étranges de la création... Chasseur de curiosités était un véritable profession, exercée par d'authentiques aventuriers qui s'engageait très loin pour avoir l'honneur de ramener un rhino, une autruche, un tigre, un élan, un auroch ou je ne sais quel animal propre à impressionner le peuple et donc gagner la faveur du souverain) : les Romains du IIe siècle ap. connaissent le tigre, qu'ils ont souvent vus dans l'arène.
Pausanias,
Description de la Grèce, IX.21.4-5 :
4. Quant à l'animal dont parle Ctésias dans son livre sur les Indes, que les Indiens nomment martichora, et les Grecs, androphage, je suis persuadé que c'est le tigre. Ils disent qu'il a trois rangs de dents à chaque mâchoire, qu'au bout de la queue sont des aiguillons dont il se sert pour se défendre contre ceux qui l'approchent et qu'il lance aussi loin que ceux qui tirent des flèches; mais j'attribue à la frayeur qu'inspire aux Indiens cet animal, les idées fausses qu'ils se transmettent les uns aux autres. 5. Ils se sont aussi trompés sur la couleur, soit parce que le tigre, lorsqu'on le voit au soleil, paraît rouge et d'une seule couleur, soit parce qu'il court très vite ; ou bien parce que, lors même qu'il ne court pas, il est toujours en mouvement, et que d'ailleurs, on ne le voit jamais de près. Je pense que si quelqu'un visitait les endroits les plus reculés de la Libye, de l'Inde ou de l'Arabie, pour y chercher toutes les bêtes féroces qu'on voit chez les Grecs, il en est qu'il n'y trouverait pas du tout; il en est d'autre aussi qui ne lui paraîtraient pas de la même forme.Évidemment, cette identification reste très théorique : quid du visage et des oreilles (éventuellement, son visage large et rond, son museau plutôt aplati ? par contre les oreilles...) ? quid de l'aiguillon de queue ? quid des yeux bleus (glaukos, clair, comme la mer) ? Qu'est-ce qui a bien pu inspirer ces détails saugrenus à Ctésias ?
A côté, il est vrai que la couleur (fauve certes, pas rouge), la taille, la cruauté, la réputation de mangeur d'homme, la rapidité, le feulement (qui avec un peu d'imagination peut ressembler à un concert de chalumeaux: [url=http://fauvesdumonde.free.fr/tigre/cri_tigre.php]enregistrement d'un feulement de tigre[url]) font effectivement songer au tigre. Et surtout, le détail conservé par Photius sur la chasse, du haut des éléphants. Or il s'agit effectivement du mode de chasse traditionnel des tigres dans l'Inde, le chasseur étant à peu près hors d'atteinte par la taille de l'éléphant.
J'aurais donc personnellement tendance à suivre Pausanias et identifier l'animal décrit par Ctésias comme un tigre (puisqu'il prétend avoir vu quelque chose...). Mais sur ce canevas, il a comme toujours brodé en s'inspirant de l'iconographie persane : fauves androcéphales, etc. Mais je ne connais pas assez la mythologie et l'iconographie achéménide pour présenter des parallèles. Voir même, n'a rien vu du tout, mais s'est attribué la "vision" d'un de ses correspondants, perse, qui lui a décrit l'animal conduit auprès du roi, l'imagination débordante de l'Ionien ayant pallié aux manque d'originalité de l'orateur.... Bref, qu'il ne s'agit pas purement de légende, mais qu'une fois n'est pas coutume, il existe peut-être un fond un peu plus concret.
Dans tous les cas, je ne vois strictement aucun rapport avec des pandémies.