Du moins abordé, mais loin d'être clôt !
Le nom de la Mer Rouge est une traduction littérale du latin
Mare Rubris.
Les Romains eux-mêmes empruntèrent ce nom aux Grecs en traduisant littéralement
Erythrê thalassa, mer Erythrée (Rouge), bien attesté dès le début du Ve (Eschyle, Pindare, puis Hérodote, etc.).
Que ce soit les Grecs ou les Romains, son sens était alors beaucoup plus vaste, englobant toutes les étendues d’eau du sud-est, correspondant donc à notre Océan indien, y compris les deux golfes que sont le golfe Persique et le golfe Arabique (notre actuelle mer Rouge). Au sud, elle s’étendait le long de la côte africaine jusqu’à se mêler dans l’Atlantique (même s’ils ne savait pas où se faisait la jonction), et vers le nord est, elle s’étendait jusqu’à ce qu’elle joigne le supposé l’Océan septentrional, ou Scythique. Vaste zone donc.
Là s’arrêtent les certitudes. Commencent les suppositions diverses et variées, parfois loufoques, des Anciens comme des Modernes. Autant le dire tout de suite : son étymologie reste toujours mystérieuse, et nous n’aurons sans doute jamais de certitude…
La question est donc: pourquoi
les Grecs l'ont-ils appelés Mer Rouge ?
Nous pouvons regrouper les théories en deux grands groupes.
Primo, les « pragmatiques » disons : «
Pourquoi mer Rouge ? » -- «
Ben parce qu’elle est rouge ! quelle question… ».
Secondo, le « éponymes » plus poétiques : «
Pourquoi mer Rouge ? » -- «
Il était une fois il y a très très longtemps dans un pays lointain un homme qui… blablabla… et il donna son nom à la mer »
Abordons le cas des Pragmatiques. Au premier niveau, pour eux donc, son nom provient le plus simplement du monde de la couleur de ses eaux «
parce que ses eaux sont rouges » (Pomponius Mela,
Cosmogonie III.8). Telle est (déjà) l’opinion populaire de l'Antiquité (rapportée par Pline VI.28.1 ; Quinte Curce X.1.13).
Evidemment, la réplique du sceptique ne se fera pas attendre : «
Il est certain que la mer qui baigne l'Inde n'a pas une couleur différente de celle des autres mers » (Quinte-Curce VIII.9).
Mais les Pragmatiques ne désarment pas pour autant et avancent bien des arguments pour corroborer leur opinion…
Selon les uns, cela vient en fait de ce que «
ses eaux semblent se colorer en rouge par l'effet de la réfraction de la lumière […] qui vient directement du soleil quand cet astre est parvenu au point le plus élevé de sa course » (Strabon, XVI.4.20, citant Artémidore), repris par Pline VI.28.1.
Selon d’autres, cela provient de la lumière «
que dégagent les rochers du littoral chauffés et rougis par les feux du jour » (Strabon,
idem) ou directement de la couleur des côtes (peut-être déjà dans Eschyle, cité par Strabon 1.2.27 : «
[Là tu verras] l'Érythrée rouler ses flots sacrés sur un sable rougi » ; sinon Pline VI.28.1).
Plus farfelue, l’opinion de Ctésias de Cnide, grand fantaisiste s’il en est : «
Artémidore cite encore l'opinion de Ctésias de Cnide, lequel croit plutôt à l'existence d'une source déversant dans la mer une eau rougeâtre et chargée de minium » (Strabon, XVI.4.20), complété par Solin,
Polyhistor 34, citant Varron se référant au même Ctésias : «
[…] Varron […] affirme que sur le rivage de cette mer il y a une source qui change la nature de la toison des brebis qui y boivent : de blanches qu'elles étaient, elles prennent bientôt après une couleur noire. »
Ce genre d’argumentation pertinente (sic) continue à tenir le haut du pavé de nos jours, avec quelques nouvelles théories tout aussi fumeuses mais ô combien populaires : «
c’est à cause des algues », «
c’est à cause du corail » (oubliant au passage que le corail de la mer Rouge est blanc, contrairement à celui de la Méditerranée), et j’en oublie sans doute…
Passons au clan suivant, les Eponymes.Un peu passé de mode, mais en très grande faveur dans l’antiquité. Le principe consiste à trouver un illustre personnage qui aurait donné son nom au territoire sur lequel il se serait distinguer pour une raison ou une autre.
Manque de bol, les candidats se bousculent au portillon…
Premier candidat en lice :
Un certain Erythras, fils de Persée et d’Andromède. «
Artémidore mentionne aussi l'opinion qui fait d'Erythras un fils de Persée et qui le fait régner sur toute cette contrée. » (Strabon XVI.4.20), repris encore une fois par Varron cité par Solin qui précise le nom de la môman. Le rapport me direz-vous ? Facile : Andromède est la fille du roi d’Ethiopie Céphée. Et voilà comment les Grecs intègrent un espace par le biais d'une généalogie héroïque. Sans doute la version la plus ancienne, 100% grecque. A remarquer que dans cette optique, c’est la côte africaine qui prime, non la côte asiatique (détail qui aura son importance un peu plus bas dans mon exposé).
Second candidat, de loin le favori des Antiques, issue d’une légende d’origine carmanienne :
Le roi Erythras, enterré sur une petite île perdue au large de la Carmanie. La légende est transmise par un intermédiaire perse, mais sans doute d’origine locale, et fut portée à la connaissance du monde grec vers 325 avant notre ère lors des navigations de l’armée macédonienne dans le golfe Persique sous la conduite de Néarque, popularisée par les récits complémentaires mais parfois différents de ce dernier et du pilote Onésicrite qui l’accompagnait. Les deux marins auraient au cours de leur odyssée recueillis les propos du Perse Mithropastès, ex-satrape de Phrygie exilé sur place et qui régala complaisamment ses hôtes de quelques récits locaux.
Je cède la parole au décidément irremplaçable Strabon, XVI.3.5 : «
A 2000 stades, maintenant, au sud de la Carmanie, en pleine mer, Néarque et Orthagoras placent l'île de Tyriné, et, dans cette île, ils signalent certain tertre élevé, ombragé de palmiers sauvages, comme étant soi-disant le tombeau d'Erythras. Néarque ajoute qu'Erythras, ancien roi de la contrée, est le même qui laissa son nom à la mer Erythrée, et qu'Orthagoras et lui avaient recueilli ces détails de la bouche de Mithrôpastès, fils d'Aréinos, le satrape de Phrygie. Contraint de fuir la colère de Darius, Mithrôpastès avait, paraît-il, résidé pendant un certain temps dans cette î1e ; puis il avait eu occasion, quand les chefs de la flotte macédonienne avaient pénétré dans le golfe Persique, de s'aboucher avec eux, et il leur avait demandé alors de lui fournir les moyens de rentrer dans son pays. ». Cette version très populaire sera dorénavant suivie par Quinte-Curce (X.1.13-15 et VIII.9), Arrien (
Inde.37.3), Dion Cassius (laconique, en LXVIII.38), Pline (VI.39.10), Pomponius Mela (III.8), Priscien (
Périégèse), dans le désordre et sans doute sans exaustivité. La seule variation est liée au nom de l’île où repose le corps du défunt roi, généralement appelée non pas Tyriné, mais Ogyris (ou Oaracta dans Arrien). Cette fois-ci, le centre de gravité bascule sur la côte asiatique.
Troisième candidat, sans doute le même que le précédent mais issu cette fois d’une nouvelle version postérieure (fin IIe av.), purement perse, qui récupère à son compte le personnage précédent en l’enrichissant de certains détails.
Strabon XVI.4.20 (citant Artémidore, se référant à Agatharchide, citant lui-même certain Boxos, Perse de nation. Bonjour les intermédiaires…) : «
[Artémidore] cite de même tout au long ce qu'Agatharchide, compatriote de Ctésias, dit avoir recueilli de la bouche d'un certain Boxos, originaire de la Perse, au sujet du Perse Erythras, [gardien] d'un des haras [royaux]. Une lionne, exaspérée par la piqûre d'un taon, avait chassé devant elle jusqu'à la mer, voire plus loin, jusque dans une île qu'un bras de mer sépare de la côte, toutes les bêtes du haras. Erythras s'était alors construit un solide radeau, et il avait passé dans l'île où jamais homme avant lui n'avait mis le pied. Il l'avait trouvée pourvue de tous les avantages qui rendent une terre habitable, si bien qu'après avoir ramené à terre le troupeau fugitif il s'était occupé de réunir une colonie, et cette colonie avait peuplé, non seulement l'île en question, mais plusieurs autres îles encore des mêmes parages, ainsi que la côte qui leur fait face ; après quoi il avait donné son nom à la mer elle-même. »
Un des points qui me semblent intéressant dans ce récit laconique, c’est l’importance inattendu donnée à la traversée du bras de mer («
construit un solide radeau », «
jamais homme avant lui n’avait mis les pied »). Aussi suis-je tenté d’en faire l’inventeur de la navigation cité par Pline VII.57.15 «
auparavant on naviguait sur des radeaux inventés dans la mer Rouge pour la navigation entre les îles, par le roi Érythras » qui suivrait donc lui aussi Agatharchide dans ce passage.
Quatrième et dernier candidat, isolé :
Philostrate,
Vie d’Apollonios de Thyane III.35 : «
Il existe une ancienne loi au sujet de la mer Érythrée : elle a été portée par le roi Erythras, alors qu'il régnait sur toute cette mer. D'après cette loi, les Égyptiens ne doivent pas y naviguer avec des vaisseaux longs, ils n'y doivent avoir qu'un seul vaisseau marchand. Que firent les Égyptiens? Ils imaginèrent un vaisseau qui leur tint lieu de plusieurs autres; ils observèrent les proportions convenables pour la carène, mais ils élevèrent les côtés, prirent un mât plus grand, firent sur le pont un plus grand nombre de cases, y mirent plusieurs pilotes sous la direction du plus âgé et du plus expérimenté, quelques-uns devant se tenir à la proue, les plus habiles et les plus adroits devant monter aux voiles. Dans ce navire, il y a aussi une force armée; car il faut qu'il soit prêt à résister aux Barbares qui occupent le côté droit de notre golfe, et qui peuvent l'attaquer pour le piller. »
Personnage réel ou imaginaire, pour qu’il puisse dicter sa loi au commerce égyptien, cet Erythras-là doit contrôler les détroits entre golfe Arabique et mer Rouge, donc du côté du Yémen. Il ne peut donc s’agir des deux précédents asiatiques. Ceci-dit, Philostrate peut avoir ici mêler une vieille tradition égyptienne concernant antique seigneur des mers anonyme, qu’il a mâtiné avec la tradition grecque désormais traditionnelle : le roi qui domine les mers se nomme Erythras, éponyme de la mer.
Quatre versions donc, quatre héros homonymes, quatre nationalités (un Greco-Ethiopien, un Carmanien, un Perse, un Arabe…). Peut-on en déduire quoi que ce soit concernant l’étymologie réelle qui nous intéresse, c’est-à-dire, peut-on préciser l’origine géographique de l’étymologie ? Qui fut le premier « Erythras », qui inspira les autres versions en les adaptant aux contextes locaux ? J’élimine d’entrée de jeu le personnage trois, le Perse, parce que la récupération du mythe Carmanien est patente.
Une seule chose évidente à l’issu de cette recension : le Grecs ne savent pas du tout pourquoi ils utilisent cet adjectif, « Erythrée », pour désigner cette mer. Aussi, je penche personnellement pour une origine étrangère, soit par traduction (la mer « rouge » d’un autre peuple), soit par assimilation (une mer dont le nom prononcé dans cette autre langue ressemble vaguement à « é/r/i/t/r/é »).
Mais qui ? Les mythes ne nous aident pas beaucoup, puisqu’ils lui donnent tantôt une origine asiatique (le Carmanien), tantôt une origine arabe, tantôt une origine africaine (le fils de Persée).
Il fut remarqué que dans les traditions des nomades des steppes (et par contamination dans toute une ribambelle de peuples allant de la Chine à l’Iran en passant par les Turcs (qui sur ce principe baptiseront le Pont-Euxin Mer Noire lorsqu’ils s’installèrent en Asie Mineure) et les Mongols), les points cardinaux sont associés à des couleurs.
Aussi, peut-on faire l’hypothèse que la mer « Rouge » est synonyme de mer « du Sud » dans l’imaginaire perse, et que par conséquent, l’origine du nom provient de la côte nord, du golfe persique, avant d’être étendu à l’actuelle mer Rouge.
Pour appuyer cette théorie, on cite Hérodote II.158 qui donne mer Erythrée comme synonyme de mer du Sud. L’argument n’a aucun poids : «
Pour aller de la mer du Nord [la Méditerranée] à la mer du Sud, qu'on appelle aussi mer Érythrée, on prend par le mont Casios, qui sépare l'Égypte de la Syrie : c'est le plus court. » Il ne s’agit pas de noms usuels mais de repère géographique par rapport à un point de référence, le Sinaï : les Grecs et Hérodote n’ont bien évidemment jamais appelés la Méditerranée « mer du Nord » !
Mis à part la récupération malheureuse d’Hérodote hors contexte, j’y vois pour ma part de nombreuses objections : d’un part, linguistique et culturelle : j’ignore absolument si les cultures de la côte persique pré-achéménide (puisqu’il nous faut remonter au moins au VIe, puisque le nom est bien imposé et généralisé au Ve) usent de cette symbolique attestée seulement des siècles plus tard et sous d'autres latitudes, et je doute que ce soit prouvable. D’autre part, j’ignore comment les Perses achéménides eux-même (et leurs héritiers directs iranophones, je pense en particulier aux Sassanides) nomment dans leurs inscriptions l’Océan qui borde leur empire, mais visiblement il n’est pas question de « Rouge ». Enfin, chronologiquement, cette proposition suppose que les Grecs aient eu des contacts maritimes avec l’Océan indien d’abord par l’intermédiaire du Golfe Persique, et que ce n’est qu’après coup qu’ils atteignent la mer Rouge proprement dite, à laquelle ils étendirent improprement la dénomination perse. Or, à ma connaissance, si les Grecs fréquentent assidûment l’Egypte au moins depuis le VIIIe, ils ne sont concernés par le Golfe persique qu’avec les conquêtes Achéménides, en particulier lors des transferts de certaines populations sous Cyrus, donc bien plus tard et à une bien moindre échelle. Par ailleurs, la version asiatique n'apparait dans le monde grec que brutalement en 325, alors qu'auparavant (mythe du fils de Persée), la tradition place Erythras en Ethiopie (= côte soudanaise), donc désigne surtout la côte sud, avant d'être étendue au nord.
Aussi, cette théorie, certes ingénieuse mais tarabiscotée et démentie par la chronologie, me semble particulièrement fragile, pour ne pas dire gratuite (comme les autres, cela va sans dire).
Pour ma part, je chercherai donc plutôt une origine du côté de l’Egypte/Arabie, mais sans apporter une quelconque réponse, par ignorance des langues sémitiques et des textes égyptiens. Apparemment, la Bible ne qualifie pas ce bras de mer de Rouge ou d’«é/r/i/t/r/é » (mais qu’en est-il des autres Sémites ? Les Hébreux sont loin d’être concernés…), ni les Egyptiens.
Il a été signalé qu’une des tribus yéménite riveraine célébrées dans les textes gréco-latins à l’époque hellénistique, les Himyarites ou Homérites, seraient à rapprocher étymologiquement de « rouge » dans la langue locale. Joint à l’allusion de Philostrate concernant un roi des mer Erythras dans ce coin-là, et la proximité de l'Ethiopie de Persée, on a voulu y voir l’origine du nom.
Pourquoi pas, mais au prix d’un anachronisme aberrant : le Yémen archaïque étant quasi inconnu, rien n’autorise à généraliser la situation de la fin du IIe siècle avant JC aux siècles antérieures.
Bref, des idées, mais pas de réponse, à mon avis.