Puisqu'on me l'a demandé je récapitule les points importants pour faire repartir la discussion.
Les arguments pour la parenté de l'égyptien ancien avec les langues sémitiques et berbères et pour l'existence de la famille afro-asiatique
Je vous présente ici différents arguments qui ont été proposés et acceptés par les spécialistes comme des preuves de l'existence de la famille afro-asiatique. Je me concentre sur le cas de l'égyptien et de la famille sémitique, et dans une moindre mesure du berbère puisque c'est le point qui pose problème.
Je m'appuie pour cela sur les ouvrages suivants, tous des travaux récents écrits par des spécialistes reconnus et édités par de grandes maisons d'édition académiques :
Cohen, David (éd.). 1989.
Les Langues dans le monde ancien et moderne 3 : langues chamito-sémitiques. CNRS.
Dolgopolsky, Aron. 1999.
From proto-Semitic to Hebrew. Centro Studi Camito-semitici.
Hayward, Richard J. 2000. « Afroasiatique ». in Heine, Bernd & Nurse, Derek (éds).
African Languages : An Introduction. Cambridge University Press. pp. 74-98.
Orel, Vladimir E. and Stolbova, Olga V. 1995.
Hamito-Semitic Etymological Dictionary: Materials for a Reconstruction[/i. Brill.
Takács, Gábor. 1999. [i]Etymological Dictionary of Egyptian. Brill.
Takács, Gábor. 1999.
Development of Afro-Asiatic (Semito-Hamitic) comparative-historical linguistics in Russia and the former Soviet Union. LINCOM.
The Tower of Babel : An Etymological Database Project. [url=http://starling.rinet.ru/cgi-bin/response.cgi?root=config&morpho=0&basename=\data\semham\afaset&first=1]Afroasiatic etymology database[/url]. (projet international interuniversitaire)
Leur honnêteté scientifique et leur qualité ne saurait donc être remise en question a priori, sans arguments précis et valables.
Notons aussi qu'il ne s'agit nullement d'une présentation exhaustive.
Je confronte ces arguments aux contre-arguments de Théophile Obenga, tels qu'on les trouve dans
Origine commune de l'égyptien ancien, du copte et des langues négro-africaines modernes.
Enfin je recommande aux discutants de prendre connaissance de la méthodologie de la linguistique historique avant de discuter celle-ci.
Je conseille les manuels d'introduction suivants :
Anttila, Raimo. 1989.
Historical and comparative linguistics. J. Benjamins.
Fox, Anthony. 1995.
Linguistic reconstruction : an introduction to theory and method. Oxford University Press.
Hock, Hans H. 1991.
Principles of historical linguistics. Mouton de Gruyter.
Lehmann, Winfred P. 1997.
Historical Linguistics : an introduction. Routledge.
Trask, Robert L. 1996.
Historical linguistics. Arnold.
La famille afro-asiatique et son prédécesseur, le chamito-sémitique, ont été au départ établis sur la base de rapprochements typologiques et lexicaux. Mais ces arguments ne sont que des indices, si forts soient-ils, et pas des preuves de parenté linguistique. La preuve se fait par la démonstration de l'existence d'une morphologie et d'un vocabulaire de base communs, reliés par des correspondances phonologiques régulières entre les langues (du type : dans un environnement donné, le son X dans la langue 1 correspond toujours au son Y dans la langue 2). Ce sont les preuves de ce type que nous allons passer en revue, en nous concentrant sur l'égyptien et le sémitique (le berbère n'est donné qu'à titre indicatif).
NB: un astérisque * devant un mot signifie qu'il s'agit d'une forme reconstruite. Je cite les formes telles que dans les sources consultées. Les spécialistes sauront jongler entre les systèmes de transcription et rectifier mes éventuelles fautes de frappe. Certains caractères ne sont visibles que si vous avez une police unicode complète et un navigateur intelligent (autre qu'Explorer).
Les arguments d'Obenga
Phonologie
Citer :
p.51 Le consonantisme égyptien, pharaonique et copte, techniquement étudié, s'écarte nettement du consonantisme sémitique, pour se rapprocher étroitement de celui ou de ceux des autres langues négro-africaines. Ce lien intrinsèque entre la phonétique pharaonique et copte et la phonétique négro-africaine est déjà révélateur d'une parenté linguistique historique
Une telle considération relève de la typologie et de non la linguistique historique et comparative. On ne peut pas établir ou réfuter des parentés sur des arguments de ressemblance ou de divergence des systèmes phonologiques ou grammaticaux. Il faut comparer des unités de sens (morphèmes lexicaux et grammaticaux) et non des systèmes de catégories, c'est la base de la linguistique historique, le b-a ba. Par exemple, l'Asie du Sud-Est compte une majorité de langues monosyllabiques à tons (chinois, vietnamien, thai, hmong-mien, etc.), mais ces caractéristiques sont le fruit d'une convergence par influence, et non d'une parenté. De même l'hindi est plus proche phonologiquement du dravidien que du français, c'est pourtant une langue indo-européenne et non dravidienne. Sur ce point Obenga a donc tort de tant s'avancer. Il n'est même pas besoin de discuter l'exactitude de ses critères de ressemblance.
Citer :
p. 67 Il importe beaucoup de faire état du système phonologique du berbère [...] On verra si ce système se rapproche ou non de l'égyptien, c'est-à-dire du pharaonique et de du copte. Cette question est décisive.
Cette question n'apporte rien, voir ci-dessus.
Citer :
p. 74 Bref, il n'existe pas, de loin ou de près, une parenté phonologique entre le berbère et l'égyptien
Bref, il n'existe pas, de près ou de loin, quoique ce soit qu'on puisse appeler « une parenté phonologique ». Ça n'est pas un argument valable.
Genre grammaticalCiter :
p. 84-85 Les langues sémitiques distinguent deux genres : masculin et féminin. Les mots masculins n’ont pas de finale spéciale, tandis que les substantifs féminins se terminent par -(a)t […] L’égyptien aussi a zéro morphème à la fin des mots masculins, et la terminaison du féminin est –t, prononcé vraisemblablement – at : s3, « fils », s3.t, « fille ». En berbère également, pour former le féminin d’un substantif masculin préfixe et on suffixe un th qui devient t lorsqu’il est précédé d’un n[...]
Mais cela n’a rien de rigide, singulier. En langue hébraïque et en langue syriaque le féminin proto-sémitique se termine dans la majorité des cas par un simple -a [...]
Les langues sémitiques montrent par ailleurs de nombreux cas où les morphèmes du genre féminin n’apparaissent pas, et où la finale -t n’est pas nécessairement caractéristique du féminin.[...]
En réalité, les morphèmes féminins ne sont pas seulement employés pour la formation grammaticale des substantifs féminins, mais encore pour les diminutifs et péjoratifs, les noms abstraits et collectifs : il existe ainsi tout un système complexe qui englobe aussi les nombres […]
Dans ces conditions, devant la diversité des terminaisons féminines sémitiques et berbères, il est assez hâtif de tirer des conclusions importantes sur la parenté génétique entre le sémitique, l’égyptien et le berbère : ce trait morphologique, -t, -at, indice grammatical du féminin, n’est ni général ni permanent, déjà dans chaque groupe de langues (sémitique/égyptien/berbère), à l’intérieur de chaque groupe linguistique, encore moins dans un « chamito-sémitique » inexistant, irréel.
Ex:
Egyptien : sn « frère » / snt « soeur »
Sémitique (guèze) : bəʔəsi « homme » / bəʔəsit « femme »
Les spécialistes des langues sémitiques reconstruisent bien un suffixe du féminin -(a)t. Il apparaît régulièrement dans suffisamment de langues de cette famille pour pouvoir postuler son existence dans la proto-langue sémitique.
Peu importe que certaines langues l'aient perdu ou qu'ils n'apparaissent pas dans certaines conditions (tous les mots en -t ne sont pas féminins? soit, mais tous les mots avec un suffixe -t ajouté sont féminins), ni que ce suffixe aie pris d'autres valeurs que le féminin. On peut parfaitement reconstruire un marqueur grammatical d'après les traces fossiles qu'il a laissé dans quelques dialectes uniquement. C'est le cas : proto-sémitique *-(a)t « suffixe du féminin ». Ceux qui voudraient démontrer le contraire doivent présenter leurs arguments précisément.
Dans ces conditions, il est tout à fait légitime de rapprocher les -t de l'égyptien et du sémitique. Les contre-arguments d'Obenga ne sont pas vraiment convaincants. Je me range donc à l'avis des linguistes spécialistes. Reste à voir s'il existe d'autres éléments communs entre l'égyptien et le sémitique qui conduiraient à penser qu'il ne s'agit pas ici d'une simple coïncidence.
À suivre...