Absolument : je suis entièrement d'accord avec vous, et notamment sur votre analyse de Tacite qui est, comme on sait, le "plus grand peintre de l'Antiquité", mais sans doute aussi le plus grand "metteur en scène". Changement de caméra, oui, mais de caméra "subjective"... !
Vous posez également le problème de la
recitatio (lecture publique d'oeuvres littéraires).
Je ne crois pas que parce qu'une oeuvre est "parlée" lors de sa représentation, elle soit forcément "parlée" dans son écriture.
L'Enéide de Virgile, comme toutes les oeuvres latines versifiées, emploient une langue qui, comme l'écrivait Horace, rend le poète reconnaissable même si ses "membres sont dispersés" ("disiecti membra poetae"). Cette langue, coulée dans le moule de l'hexamètre dactylique ou distique élégiaque qui, originellement, s'accommodaient assez mal avec la langue latine, a des particularités stylistiques qui sont dues, notamment, a certaines contraintes métriques. Quoi de plus commode que de trouver sa longue initiale avec un "Nam" ? Une syllabe vous manque : tournez avec "at", comme Homère employait "ar'" !
Je force le trait, bien sûr, mais c'est un fait que les genres poétiques dits "élevés" ne peuvent guère servir d'étalon pour mesurer l'état de la syntaxe de la langue courante.
Pour ce qui est des prosateurs, on entre dans un autre problème, bien abordé (si mes souvenirs sont bons) par Tiziano Dorandi dans
Le Stylet et la tablette : la scriptura continua utilisée par les latins (ou, si vous préférez : "l
ascripturacontinuautiliséeparleslatins" [je m'amuse comme un petit fou mais je suis sérieux]) rendait l'exercice de la lecture beaucoup plus périlleux qu'aujourd'hui. Sans ponctuation, sans guère de séparation entre les mots (sauf dans les éditions "collector" comme celle des Elégies de Gallus), les latins lettrés avaient pris l'habitude de ponctuer mentalement leurs phrases à l'aide de ces balises logico-grammaticales que sont les "particules" et les "adverbes". Quel bonheur de savoir qu'on pouvait élever la voix après un "
non tantum" jusqu'à ce qu'on ait rencontré un "
sed etiam" qui donnait le signal du début de la fin ! Quelle joie que de savoir, grâce à un "autem", qu'on quittait le sujet du passage précédent pour en aborder un autre. Ces marqueurs étaient d'autant plus nécessaires qu'en dehors des cas où l'auteur lisait lui-même son oeuvre (Virgile devant Auguste), c'était le plus souvent votre esclave (rompu à cette pratique) qui vous lisait vos livres (voir comment Pline le Jeune décrit la méthode de travail de Pline l'Ancien), et la moindre erreur dans l'intonation lui était sévèrement reprochée.
La langue parlée, au contraire, ne s'ennuyait guère avec les contraintes du style périodique, qui oblige à concaténer très strictement les principales, les subordonnées et les sous-subordonnées : elle préférait tout simplement la juxtaposition de phrases assez brèves, avec au grand maximum une ou deux subordonnées. On en trouve la description chez Cicéron lorsqu'il parle du style simple, ou "
humilis", qui se rapproche de la langue parlée et évite les périodes à rallonge (pas comme moi !
). Les latins rattachent ce style directement à Homère, lorsque ce dernier décrit la façon de parler de Ménélas : "Peu de mots, mais qui sonnaient bien". Or, nos prosateurs, qu'il s'agisse de Salluste, Cicéron, Tite-Live, Sénèque, Tacite... n'ont pas cultivé le style "
humilis" ; on dit que ce dernier se trouve plutôt chez Plaute et Térence, ainsi que chez les auteurs que j'ai cités dans le message précédent qui, effectivement, ne concatènent pas leurs phrases avec la même densité.
Et puis, lorsqu'on voit les inscriptions de Pompéi, on se rend bien compte que la langue courante n'utilisait pas tant que cela les particules de liaison. J'ai dans un recueil d'inscription des "tracts électoraux" entiers où il n'y en avait pas une seule !