Sapho a écrit :
Tout d'abord, félicitations aux administrateurs de ce forum, il est vraiment super.
La Soha est considérée comme la première fois qu'une civilisation a utilisé des moyens industriels et une bureaucratie organisée dans le seul but d'éradiquer une minorité.
N'existe-t-il pas une civilisation antique qui ait, elle aussi, déployé des moyens importants et organisés, comparables à des moyens industriels, dans le but d'éliminer une minorité ethnique?
Je vois que c’est votre premier message, alors je vous souhaite d’abord la bienvenue sur le forum…
Pour revenir à votre question, je crois que vous importez dans le monde antique un concept, celui de « génocide », qui lui est complètement étranger. L’utilisation de concepts en histoire est effectivement intéressante pour comprendre des civilisations, mais le danger est toujours celui de l’anachronisme.
Pour reprendre votre définition, pour qu’il y ait eu génocide, il faut que (1) une bureaucratie organisée, disposant (2) de moyens industriels, ait la volonté (3) d'éradiquer une minorité.
En ce qui concerne le premier point, les Etats organisés et dotés d’une administration ne sont pas si nombreux à l’époque antique. Les Babyloniens, les Perses, les Egyptiens, les monarchies hellénistiques, les Romains… on a vite fait le tour. En ce qui concerne le second point, aucun n’a évidemment disposé de « moyens industriels » ; mais après tout ce n’est pas indispensable pour qu’il y ait eu génocide (je vous renvoie au génocide rwandais).
Le point crucial est évidemment le troisième : il y a pléthore de massacres et de déportations dans l’Antiquité, mais y a-t-il volonté délibérée d’éradiquer un peuple ou une minorité dans son ensemble ? Depuis que vous avez posé la question j’essaie de passer en revue les massacres que je connais, mais il me semble qu’ils répondent à une autre problématique que celle du génocide. Lors d’un génocide, il s’agit d’éliminer une minorité au sein de l’Etat, mais cette minorité répond à certains critères : elle est perçue comme définitivement dangereuse, autre, impossible à intégrer. Dans l’Antiquité, on rencontre effectivement des préjugés xénophobes (les Romains pensent que les Grecs sont bavards et mielleux, que les Gaulois sont des brutes et des ivrognes…), mais ces préjugés ne sont jamais la première motivation lors des massacres de minorités ou de peuples étrangers. Il s’agit presque toujours (du moins il me semble) de massacres qui ont lieu dans le cadre de conflits géopolitiques opposant des Etats à d’autres Etats. J’illustre maintenant mon point de vue avec quelques exemples.
Le massacre des Romains par les Grecs à l’instigation de Mithridate au Ier s. av. J.-C. : d’une part ces assassinats n’ont pas été exécutés avec l’aide d’un Etat et de sa bureaucratie (ils ressemblent davantage à des « pogroms », pour utiliser un terme moderne), et d’autre part le but de Mithridate et des élites grecques qui ont organisé le massacre est
d’éliminer toute influence de l’Etat romain en Orient.
Les Hébreux et les Babyloniens. Une partie importante d’entre eux est déportée à Babylone, où certains prospèrent, et les autres restent en Palestine, où ils vivent en bonne entente avec d’autres peuples (il y a des mariages mixtes).
Les Juifs et les Romains. A partir du moment où toute renaissance d’un Etat juif a été rendue impossible par Hadrien, les juifs sont parfaitement tolérés dans l’empire (on dit même que c’est durant la période romaine que les juifs ont bénéficié de la plus grande tolérance).
Les Carthaginois et les Romains. Je rejoins Narduccio et Shinji lorsqu’ils réfutent les assertions de dom calmet.
Là encore, il s’agit de la volonté d’un Etat (Rome) d’en éliminer un autre (Carthage). La principale source sur la troisième guerre punique est Appien. Selon celui-ci, les Romains débarqués en Afrique tentèrent d’imposer aux Carthaginois qu’ils abandonnent le site de leur ville pour s’installer à l’intérieur des terres. Et comme dit le consul aux ambassadeurs carthaginois (un peu hypocritement c’est vrai), cette mesure leur est imposée pour leur bien : Rome n’est pas hostile au peuple carthaginois, mais tant que Carthage restera une puissance maritime, elle espérera retrouver sa grandeur passée. Alors oui, lors de la prise de la ville, les soldats romains ont massacré les Carthaginois à tour de bras. Mais d’une part les Carthaginois avaient quelque temps auparavant horriblement mutilés leurs prisonniers romains du haut de leurs murailles ; d’autre part, les lois de la guerre sont hélas ce qu’elles sont. La guerre terminée, les Carthaginois de la campagne n’ont pas été persécutés, et des éléments de la culture carthaginoise, notamment la langue punique, ont perdurés pendant des siècles (saint Augustin en est témoin) sans que cela pose problème aux Romains.
Les Chrétiens et les Romains. La persécution déclenchée par Dioclétien est la plus terrible de celles subies par les chrétiens ; en effet depuis la refondation tétrarchique, la bureaucratie est beaucoup plus développée, et donc beaucoup plus à même de retrouver les chrétiens. Nous avons bien là un Etat qui persécute une minorité, et cette fois aucune perspective géopolitique de domination d’un territoire. Mais la persécution a été plus ou moins violente selon les régions, appliquée localement avec plus ou moins de zèle, et surtout il suffisait que le chrétien accepte de faire un sacrifice pour qu’aucune charge ne soit retenue contre lui. En somme, seuls ceux qui aspiraient au martyre ont été condamnés. Là encore, on ne peut donc pas parler d’un génocide.
Je reviens sur une dernière question (soulevée par une réflexion de dom calmet) :
la déportation en esclavage n’est pas un indice d’une volonté génocidaire (du moins dans l'Antiquité ; je ne veux pas rentrer das la polémique concernant les traites négrières). L’esclavage fait partie des lois de la guerre dans l’Antiquité : une fois l’ennemi vaincu, les prisonniers sont vendus pour faire du butin, pas pour éliminer le peuple vaincu (sinon à ce compte-là César a organisé le génocide des Gaulois…).