Geopolis a écrit :
Initialement, ils n'en voulaient pas car, étant très mal rémunérés, ils ne souhaitaient pas distraire une partie de leurs revenus pour un confort ou un malheur à venir (d'où les protestations initiales). Ces lois leur ont été imposées.
Je ne doute pas que des corporations d'ancien régime aient pu créer une forme de retraite (sans doute par capitalisation) mais il faudrait voir quelle fraction du peuple était concernée.
Imposées, dites-vous ? Mais absolument. Il est probable que même l'interdiction du travail des enfants ait suscité des protestations, dans des familles pour lesquelles la subsistance était à peine assurée.
C'est tout le problème de la vision que vous proposez : de quelles dispositions sociales parle-t-on effectivement ?
Il faudrait regarder le détail des prestations, voir quelle protection effective elles assurent, savoir quelle part des cotisations est à la charge de l'employeur et quelle part est à la charge de l'employé...
Je pense à un mot de Clemenceau, ouvrant un article sur l'affaire Dreyfus :" S'il n'y a pas de justice, au moins avons nous un ministre de la chose."
Question : assurance maladie, couverture des accidents du travail, retraite, si on a le mot, a-t-on la chose ?
En clair, il faudrait rentrer dans le qualitatif pour évaluer en quoi consistait exactement l'assurance maladie instaurée en 1928. (couverture salariale ? A quel taux ? Gratuité des soins ?) Une analyse complète demanderait également de mettre en parallèle la part de la nourriture - ou tout simplement du pain - dans les dépenses d'une famille ouvrière. S'il s'agit de rogner sur le minimum pour y faire rentrer à toute force des cotisations à la charge de l'employé, on peut considérer avec une certaine suspicion l'aspect social de ce qui constitue malgré tout un progrès, dans l'absolu : qui paie ce progrès, en définitive ?
Notez bien que je ne pratique pas la suspicion marxiste systématique sur un progrès social qui n'aurait rien coûté au patron, je ne pense pas que la réalité soit si caricaturale.
Simplement je me dis que la popularité des ordonnances sociales de la Libération ne peut entièrement reposer sur une vision mythique reconstruite après coup. Lorsque Jean Lacouture, bon témoin de l'époque, assure qu'elles ont "sorti la condition ouvrière de l'horreur", j'ai tendance à lui accorder un certain crédit, même si je n'ignore pas qu'un bon nombre de grandes entreprises avant-guerre pratiquaient déjà une politique sociale assez avancée.
Pour ce qui est des avancées sociales conquises par la lutte, je ne crois pas qu'il s'agisse d'un schéma systématique. Cette vision ressort probablement d'un slogan martelé et ressassé par les communistes. Toutefois, on est bien forcé de constater que les deux semaines de congés payés de 1936 ouvrent une ère nouvelle, et on peut se demander combien de temps il aurait fallu pour les obtenir sans occupations d'usines. Etonnez-vous que la mythologie ouvrière se soit emparée de cet épisode ! (J'ai une grande tendresse et une certaine compassion pour ce peuple ouvrier de 36 qui découvre la France et le plaisir de profiter un peu de la vie, sachant quelle épouvante se mijote alors outre-Rhin.)
Un HS familial pour dire que je n'ignore pas que les progrès sociaux de la Libération n'ont pas poussé en plein désert social :
J'ai en tête l'entreprise Solvay : mes grands parents (des deux côtés) habitaient Dole, plus exactement Tavaux du côté de ma mère, et je sais que sa famille était logée très correctement pour l'époque par l'entreprise elle-même. Plusieurs de mes oncles, des deux côtés y ont travaillé - mon grand-père s'était hissé jusqu'au poste de chef du personnel - et c'était dans cette ville l'entreprise entre toutes où il fallait réussir à entrer : aucune comparaison possible avec les PME doloises de l'époque, et cela encore dans les années 60 et au delà. (On peut même juger qu'il y a eu une forme de régression lorsque cette entreprise a abandonné sa politique de logement gratuit - entretien compris ! - en vendant les maisons de "Tavaux Cités" à leur occupants pour se débarrasser de ce coûteux patrimoine.) Pour être complet, signalons que ma mère y a perdu un frère, très grièvement brûlé alors qu'il manipulait seul en laboratoire : il semble qu'il ait cassé une bouteille d'acétone à proximité d'un bec benzène, et la réglementation des années 50 n'imposait pas encore la présence de douches de sécurité. En somme, un saga familiale heureuse entamée avec la construction de l'usine dans les années 20, mais dans les conditions de travail et de sécurité de l'époque : en aucun cas une sinécure.