calame a écrit :
Il y a un livre sur le sujet : Géraud Poumarède, ''Pour en finir avec la croisade : Mythes et réalités de la lutte contre les Turcs au XVIe et XVIIe siècles'', PUF 2004. J'avoue ne l'avoir pas (encore) lu, mais il semblerait qu'il ait fait date dans l'historiographie de la question.
Il est en effet la référence sur le sujet.
http://www.observatoiredesreligions.fr/ ... artsuite=0Un résumé très rapide sur le site de l'observatoire des religions qui colle avec mon souvenir de lecture.
Citer :
A un moment où l’éventuelle entrée de la Turquie dans l’Union Européenne agite encore les esprits, et pas souvent avec raison, le livre savant de l’historien Géraud Poumarède tombe à pic en ce qu’il nous montre que le long conflit qui a opposé l’Europe à l’Empire ottoman aux 16e et 17e siècles n’a pas évité un certain décalage entre les mots et la réalité.
Depuis la prise de Constantinople en 1453, la progression des Turcs semblait inexorable. Le sac d’Otrante, perpétré en 1480, a fait 800 victimes, que l’on a tôt fait de transformer en martyrs, avec beaucoup de miracles à la clef. Belgrade est tombée aux mains de l’Islam en 1521, Bude en 1526. Vienne est assiégée en 1529. Elle le sera de nouveau en 1683. Chypre tombe en 1570. Le sultan s’attribue une tiare à quatre couronnes, alors que celle du pape n’en a que trois. Depuis qu’il a investi Byzance, il se croit l’héritier des Césars, sans rien renoncer à sa foi dans Allah. Ce mélange de césarisme et d’islamisme jette l’effroi en Europe. L’idée se propage d’une destruction totale de la chrétienté.
Côté européen, c’est donc une véritable croisade qu’il s’agirait de mener contre la Porte. Le pape s’en proclame lui-même le chef, comme s’il se croyait encore au Moyen-Age. Toute une rhétorique se met en place. Le Turc est présenté comme l’Infidèle, l’ « ennemi commun », le sauvage. Le cruel potentat, assoiffé du sang de sa propre race, le barbare destructeur de culture, l’animal dominé par ses sens. Tous ces traits prêtés à l’Ottoman confluent dans la notion d’immanitas.
Un joli mot, somme toute, que cette « immanité ». Il s’oppose, bien sûr, à « humanité », sans pour autant que soit contesté le dogme chrétien de l’unité du genre humain. L’origine étymologique d’immanitas est la même que celle du grec mania, qui signifie folie. Traduisons ici immanitas par monstruosité. « Le mythe de la barbarie et de l’inculture des Turcs est une forgerie de la Renaissance, ne craint pas d’écrire M. Poumarède, et sa diffusion dans le milieu des lettres, qui atteindra jusqu’à Montaigne, y révèle une mobilisation durable au nom de la défense d’une civilisation commune. »
Pourtant, les « Saintes Ligues » que le Souverain Pontife réussit à mettre en place ne réunissent le plus souvent que les Etats directement confrontés au Turc, c’est-à-dire, outre les Etats pontificaux, les Habsbourg d’Allemagne, la Hongrie, la Pologne et Venise. Même quand Vienne est assiégée par les cavaliers d’Allah, la France tient trop à son alliance de revers avec la Sublime Porte pour se porter au secours de la maison d’Autriche. Quant aux puissances protestantes, la papauté les récuse a priori en tant que partenaires – comme si elle voulait limiter elle-même son rayon d’action.
Les contemporains ne sont pas dupes de cette pieuse logorrhée. En témoigne ce jugement de Blaise de Monluc dans ses Commentaires (1570) : « Il ne faut pas renouveler les guerres de Terre sainte, estime-t-il, car nous ne sommes pas si dévotieux que les bonnes gens du passé ». A quoi fait écho un siècle plus tard cette dépêche d’Arnaud de Pompone, secrétaire d’Etat des affaires étrangères de Louis XIV, à un ambassadeur de France : « Je ne vous dis rien sur les projets d’une guerre sainte, mais vous savez qu’ils ont cessé d’être à la mode depuis saint Louis ».
Louis XIV lui-même aurait envoyé secrètement des subsides au sultan pour qu’il puisse remporter enfin le siège de Vienne. Le Roi-soleil, le Très-Chrétien champion de l’alliance avec les Turcs, soupçonnait le pape de la même trahison. Aussi faisait-il écrire par ses libellistes que le pape s’était mis à la tête des Mahométans pour nuire au « fils aîné de l’Eglise ». Autrement dit, le vieillard borné qui occupait le trône de saint Pierre préparait le double triomphe des Turcs et des Protestants, Louis XIV devenant le seul défenseur du catholicisme ! On alla jusqu’à raconter à Versailles que le vicaire du Christ avait mal accueilli la révocation de l’Edit de Nantes…L’auteur nous offre quelques pages instructives et savoureuses sur le prétendu « destin oriental » de la monarchie française, dont se réclame encore aujourd’hui une certaine diplomatie de notre République.
L’improbable thèse lancée en sous-main par Louis XIV d’une collusion entre le pape et le Turc, notamment pour des raisons économiques, a été soutenue en 1946 par un historien allemand, H. Pfeffermann, qui la situe dans la première moitié du XVIe siècle. Plus personne n’y croit aujourd’hui, mais il n’en reste pas moins que les Etats pontificaux avaient de profitables relations commerciales avec l’Empire ottoman, comme on vient de le voir, qui apportaient de l’eau au moulin de ceux qui dénonçaient le double jeu du successeur de Pierre.
Cette mise en évidence des intérêts marchands, au cœur même et à la tête de la chrétienté, signale bien que la page de la croisade est définitivement tournée. « Le temps n’est plus à une sainte et lointaine lutte contre l’Infidèle, commente M. Poumarède, mais à la guerre contre les Turcs, voisins puissants et menaçants d’une Europe qui prend progressivement conscience de son unité culturelle ». Si donc la « République chrétienne » s’est enfoncée dans les oubliettes de l’Histoire, si une ébauche d’Europe commence à prendre sa place, ce serait grâce à la pression de l’Empire ottoman. L’Europe n’aurait pas existé, et encore si peu, sans la menace turque. Un paradoxe dont l’actualité nous fait goûter toute la saveur.