Narduccio a écrit :
Dépouillés par les survivants, car les morts n'ont plus besoin de se réchauffer...
On peut à ce sujet se référer au tableau de Lejeune (« Le combat de Guisando, passage du col d'Avis ») où l’on voit les Français être dépouillés de leurs uniformes par les partisans espagnols avant d’être achevés :
Lejeune dans ses Mémoires a conté l’affaire :
« J'étais si près de Madrid, où j'espérais arriver le soir; j'étais si pressé même d'en repartir, que je ne pus me décider à perdre du temps. Cependant, le commandant m'assurait que six ou huit cents hommes des bandes de Don Gomès, de Don Martine, de Sobretchero, etc., réunies sous les ordres du médecin Padalea, surnommé el Medico, venaient de passer dans la plaine huit jours et huit nuits à attendre mon retour, qu'ils jugeaient ne pas devoir tarder; ils ne s'étaient éloignés que la veille au soir, assez fatigués de cette longue attente. Le commandant voulut même envoyer un exprès pour s'en assurer, et s'informer de l'état du pays avant de me laisser partir. Je fis donc, en attendant le retour de cet homme, rafraîchir les chevaux de mes vingt-cinq dragons, pour les mettre en état de continuer avec moi jusqu'à la première station. Le paysan revint après avoir, dit-il, exploré la plaine assez loin, sans y rien découvrir, et je me mis en route avec les mêmes dragons, tous vieux cavaliers bien aguerris, et auxquels on joignit soixante bons soldats badois d'infanterie, avec leurs officiers. J'arrangeai ma petite armée en avant-garde de neuf dragons, pour éclairer au loin en avant de nous; en corps de bataille où se trouvaient réunis les courriers et les voyageurs, portant aussi des armes; et en une réserve formée de l'infanterie.
Le temps était superbe, et nous marchions paisiblement dans cet ordre, sans que notre avant-garde aperçût rien qu'elle eût à signaler, lorsque je remarquai sur la route plusieurs cadavres d'hommes et de chevaux. L'officier badois alors me raconta que, très peu de temps auparavant, quatre-vingts grenadiers français, escortant un courrier, avaient été attaqués par la bande d’el Medico, et que ces braves grenadiers, forcés de céder au nombre, s'étaient réfugiés dans la petite chapelle carrée qui est élevée sur une petite hauteur, à mille mètres de Illiescas; qu'ils y furent assiégés pendant deux jours sans vouloir se rendre. Leurs efforts pour en sortir avaient toujours été impuissants, et tout ce qui dépassait la porte de la chapelle tombait mort à l'instant. Les guerillas alors apportèrent du village des échelles et d'énormes tas de paille et de fagots qu'ils placèrent sur le toit et l'embrasèrent. L'incendie tombant sur les grenadiers, ils se précipitèrent en masse sur l'ennemi; mais celui-ci ouvrit lâchement ses rangs et fusilla les grenadiers, dont pas un seul ne survécut. Pendant ce triste récit, nous arrivions à un petit bois, composé d'une centaine d'oliviers, à huit ou neuf cents pas de la chapelle. La marche tranquille de notre avantgarde et le calme qui régnait dans la plaine, augmentaient notre sécurité en traversant ce champ de malheur; et tout en cherchant dans mon esprit le meilleur parti que les malheureux grenadiers auraient pu prendre, je m'aperçus que deux ecclésiastiques, en soutanes et en longs chapeaux, sortaient précipitamment de derrière les murs de la chapelle, et faisaient, avec leurs mouchoirs, les gesticulations les plus actives. Rien ne paraissait dans la plaine, et ces signaux semblaient s'adresser à nous. La distance qui nous séparait de ces prêtres était trop grande pour que nous pussions entendre leurs avis. Je dis alors à un des dragons d'aller au galop leur demander ce qu'ils voulaient. Cet homme partit; mais son cheval fatigué répondait mal à notre impatience.
Cependant, en le voyant accourir, les signaux des deux abbés redoublèrent de vitesse. Nous étions très désireux de savoir ce que cela signifiait, et je leur expédiai un autre dragon mieux monté. Mais, inquiet et impatient de voir que celui-ci n'allait pas plus vite que le précédent, je piquai le cheval frais et vigoureux que l'on m'avait donné à la poste, et je franchis en peu de secondes la moitié de l'espace qui me séparait de ces prêtres. Leurs gestes redoublés prirent alors l'expression de la plus vive inquiétude, et m'inspirèrent de la défiance. Un jeune laboureur se trouva sur mon passage, coupant avec effroi les courroies de ses bœufs pour les dételer plus vite. Je lui demandai pourquoi il abandonnait le sillon à moitié fait; il ne répondit pas, et son oeil hagard et farouche m'indiqua qu'il était prudent de me rapprocher des miens. Alors je tournai bride, en fixant encore mon regard sur ces prêtres et sur l'homme aux bœufs.
En rejoignant ainsi mon escorte, je me rappelai le songe qui m'avait si douloureusement agité quelques heures auparavant. Peut-être ai-je eu tort, me disais-je, de repousser ces avertissements, parce que les cœurs pusillanimes accordent aux rêves une croyance insensée ! Peut-être ai-je eu tort de mépriser ces éclairs lumineux, ces pressentiments que Dieu nous envoie, et auxquels nous restons incrédules, parce que nous les confondons avec les folles inquiétudes de la prudence, qui entravent souvent, par l'irrésolution, si fatale aux guerriers, les plus nobles élans de notre pensée ! Je n'eus pas le temps d'éclaircir ces doutes, et j'avais à peine fait quatre pas de retraite vers les miens, que j'entendis précisément le même cri de détresse qui m'avait arraché au sommeil la nuit précédente. Ce n'était plus la pénible illusion d'un songe accablant; c'était la plus terrible réalité.
« Monsieur ! Monsieur ! nous sommes perdus ! » s'écriait Williams, en accourant à moi. Je tourne aussitôt les yeux sur lui, et je vois surgir de toutes les parties de la plaine six ou huit cents cavaliers dont le cercle enveloppe au loin mon escorte, et qui commencent à faire converger leurs feux sur nous. Williams criait :
« Monsieur ! Monsieur! Que dois-je faire?
-Passe derrière moi, lui dis-je, tire ton sabre et fais comme moi ».
Son sabre et cet abri ne le garantissaient point des balles ; et, frappé à mort à l'instant même, il disparut pour toujours sans proférer une autre parole : l'oracle fatal du songe était accompli. L'ennemi avait laissé passer nos éclaireurs d'avant-garde sans s'être découvert; et comme il m'importait de ravoir ces neuf ou dix dragons pour les rallier au peloton de mes vingt ou vingt-deux autres cavaliers, je m'élançai vers ces intrépides dragons pour dégager avec eux l'avant-garde. Mais ce fut inutilement : tous les feux de l'ennemi convergeaient sur mon petit peloton de courriers, de dragons, de voyageurs, marchant tous avec le courage de vieux soldats ; ces braves tombaient percés de balles à mesure que nous avancions. Alors, avec le peu d'hommes qui restaient à cheval, je voulus rétrograder vers l'infanterie dont cet essai malheureux m'avait éloigné, et nous fûmes entourés par une centaine de brigands les mieux montés, qui, fort enhardis par notre retraite, s'avancèrent jusqu'à la portée de la lance. L'infanterie avait pu gravir le terrain des oliviers et s'était mise en bataille sous ces arbres, dont elle tirait quelque abri; elle faisait feu pour sa propre défense, et ne pouvait pas nous protéger, dans la crainte de nous tuer en tirant de notre côté. L'ennemi le comprit; et, se plaçant entre nos fantassins et nous, il nous accablait de balles, sans oser nous aborder autrement qu'à la longueur des lances dont ces brigands étaient armés. J'écartais ces lances avec mon sabre, et j'avais le regret de ne pouvoir atteindre aucun de ces assassins. Il ne restait plus, près de moi, que trois ou quatre dragons qui combattaient comme des lions. Nous percions déjà les rangs ennemis et nous allions échapper en rejoignant l'infanterie, lorsque, pour nous en ôter les moyens, ils dirigèrent toutes leurs balles sur nos chevaux, en nous criant: « Entrega ! entrega ! usted (rendez-vous !)» Mon cheval, très vigoureux, fut le dernier à tomber. Il avait déjà fait plus de trente soubresauts en recevant autant de coups de feu, lorsqu'enfin, criblé de blessures et devenu insensible aux éperons, qui même se trouvaient engagés dans les sangles, il roula par terre mort, sous les pieds des chevaux qui m'entouraient. Je pus cependant me relever dans cette foule, où je me faisais jour encore à coups de sabre, lorsqu'un coup de lance, frappé par derrière comme pour m'assommer, atteignit ma main droite et l'ouvrit en la paralysant par la douleur. Mon sabre tomba : j'étais désarmé; cette bande d'hommes, affamés de carnage et de butin, se rua sur moi pour m'arracher mes vêtements. En quatre secondes, j'étais nu des pieds à la tète, et, très heureusement, sans aucune autre blessure que de faibles coups de lance. Aussitôt, ceux qui n'avaient pas les mains embarrassées de mes dépouilles avancèrent leur fusil par-dessus l'épaule des autres, et tirèrent en appuyant le canon sur ma poitrine. Je la leur tendais large et bien effacée, n'ayant plus d'autre espoir que d'être tué du premier coup, sans avoir à souffrir une affreuse agonie ; mais sept ou huit amorces brûlèrent sans que les coups partissent, et deux ou trois coups, qui ne ratèrent pas, ne firent que brûler mon oreille et le dessous du bras. Dans leur rage de m'avoir manqué, quatre de ces brigands, en me menaçant d'en avoir bientôt fini avec moi, prirent des cartouches dans leur ceinture, et après avoir mis de nouvelles amorces, ils appuyèrent avec colère leurs fusils sur mon cœur, que je présentais encore sans trembler. Ces amorces firent de nouveau long feu, les coups ne partirent pas, et moi, sur le bord de la tombe en attendant le coup fatal, je vis Dieu de près. Reconnaissant sa protection divine dans cette circonstance extraordinaire, je saisis avec vigueur à deux mains un des canons de fusil qui frappaient sur ma tête, et, de la sorte, je parai plusieurs coups mortels qui m'auraient écrasé, car ils faussèrent dans mes mains et firent plier l'arme qui me garantissait. Ce violent combat me faisait remonter le sang au cœur ; mes forces m'abandonnaient, et j'allais succomber, lorsqu'un homme à cheval, portant quelques insignes d'officier, se fit faire place dans cette bagarre, et me cria plusieurs fois du haut de sa monture :
« Quien es usted ? quien es usted ? »
Beaucoup trop préoccupé à parer les coups de crosse qui m'arrivaient de toute part, et dont j'étais presque étourdi, je fus quelques instants sans lui répondre. Il fit cabrer son cheval pour approcher plus près de moi, et répéta vivement la même question :
« Quien es usted? (qui êtes-vous?) »
J'entendis enfin et répondis :
« Colonel.
-Ah! es un coronel ! s'écria-t-il, no mata le ! (Ah! c'est un colonel ! ne le tuez pas ! ) »
Ses hommes étaient furieux de la résistance que je leur opposais, et il avait de la peine à se faire jour, à se faire obéir et à me sauver la vie. C'était Don Juan Padalea, le chef de ces bandes, surnommé el Medico, à cause de la profession de médecin qu'il exerçait avant d'être chef de bandits. Me voyant très ému, car j'allais défaillir, il me cria :
« No tiens, usted miedo ( soyez sans crainte ) ».
A ce mot qui blessait mon courage et me rendait mon énergie, je relevai fièrement la tête; et, tandis qu'il répétait : No tiene miedo, je lui répondis vivement :
« No tengo! ( je ne crains pas! ) »
Deux ou trois fois encore il piqua son cheval pour le faire cabrer sur les hommes qui persistaient à vouloir m'assassiner, et il chargea deux cavaliers de m'entraîner loin du champ de bataille. Mon infanterie voyait ces combats sans pouvoir s'y opposer, et continuait à tirer sur l'ennemi pour sa propre défense. Les deux brigands, qui me tenaient chacun par une main, m'entraînaient au galop entre leurs chevaux pour s'éloigner du danger, et s'inquiétaient fort peu de ce que me faisait souffrir cette course rapide, avec les pieds nus, à travers les terres labourées, les buissons et les fossés. Mais ce qui était encore plus douloureux sur cette terre fumante de sang, c’était la rencontre de mes dragons, mis comme moi, hachés en pièces, et que ces atroces brigands, n'ayant pas osé frapper en face, même lorsque leur regard était expirant, avaient percé par derrière avec les longues lames des sabres qu'ils leur avaient pris. Ces malheureux dragons périssaient pour me défendre, et j'étais au désespoir. »