En fait, sans faire une analyse historique, la situation est incompréhensible. Je vous propose que l'on s'intéresse, dans un premier temps, à la manière dont fonctionne le marché du logement dans une ville idéale sans problèmes de place. Je rappelle que Mulhouse se situe dans une plaine, près de divers cours d'eau, ce qui lui a procuré cette ressource nécessaire à la vie. Il n'y a pas de problèmes de marécages, pas de montagnes pour restreindre l'espace habitable. Bref, le site est idéal pour qu'une ville puisse s'y développer. Dans ces conditions comment cela se passe usuellement. Au départ, les gens s'installent et bâtissent leur maison où bon leur semble. Ensuite, tout cela s'ordonnance au fil du temps. Puis, on voit apparaitre des immeubles de rapports. Ce sont des immeubles bâtis pour rapporter de l'argent au propriétaire. Usuellement, un propriétaire possède plusieurs immeubles. Il perçoit des loyers qui lui permettent d'investir dans de nouveaux logements, d'entretenir les anciens et de vivre de ses bénéfices. Bien entendu, si les bénéfices sont suffisants, il peut régulièrement construire de nouveaux logements. Or, je vous ai dit plusieurs fois que Mulhouse manquait de logements à cette époque-là. Pourtant, elle continuait de s'agrandir petit à petit ... Et c'est là le cœur du problème, car Mulhouse fut nommé le Manchester français... Ce fut un centre industriel de tout premier ordre qui a connu une expansion rapide. Les usines se sont multipliées. Comme elles payaient les ouvriers mieux que ne les payaient les agriculteurs, de nombreux journaliers des villages alentours venaient dans ses usines. La ville grossissant, la demande en logement a augmenté. Et, par un effet mécanique, les loyers aussi. Le fait que les loyers augmentent, ce fut bénéfique pour les bénéfices des propriétaires de logements. Et effectivement, ils investirent de l'argent dans la construction de maisons de rapports.
Mais :
- premièrement, les ouvriers ne gagnaient pas assez pour les loyers de ses grandes maisons, à moins de loger dans les chambres de bonnes;
- deuxièmement, la plupart étaient logés dans les villages des alentours de Mulhouse, où les loyers étaient plus abordables. D'accord, ils devaient marcher 2 à 3 heures par jour pour aller et venir du boulot, mais cela leur coûtait moins cher que de vivre en ville.
- troisièmement, et c'est un point capital, la capacité de financement des propriétaires de logements n'était pas suffisante pour construire tous les immeubles nécessaires. Pourtant, on construisait des immeubles de rapports, assez proches des immeubles hausmaniens parisiens, sauf qu'il n'y avait pas de commerces au rez-de-chaussée, ils avaient donc de 4 à 5 étages, au lieu de 6 à Paris (je le sais, enfant, nous avons logé au second étage d'une de ces immeubles et l'appartement était de belle surface).
- effectivement, il devait y avoir des zones de logements plus ou moins insalubres tout autour de la ville.
Pour vous donner un ordre d'idée de la croissance de Mulhouse à l'époque, voici le graphique qui sur wikipedia présente sa démographie :
En 1851, elle compte 29 574 habitants. En 1866, elle en compte 58 773. Globalement, en 15 ans, on a un doublement de la population. Hé oui, Mulhouse, à l'époque, c'est le fournisseur de cotons fins de la mode parisienne, mais aussi un fournisseur de machines diverses. On y fabrique des machines pour les filatures, mais aussi des locomotives, des wagons, des machines à vapeurs pour divers usages, des machines-outils ... Et elle ne semble pas trop souffrir des diverses crises. En fait, démographiquement, on voit que c'est la cession à l'Allemagne qui va créer un dépeuplement de la ville (environ 5000 habitants en moins, soit environ 10% de la population). Mais, si vous regardez en amont de 1862, vous verrez que malgré l'industrialisation, la population de la ville stagne : on ne construit plus assez de maisons. Le problème, ce n'est pas 1862, car l'édification de la cité ouvrière résout un problème qui existait depuis un moment. Si vous cherchez à comprendre en vous focalisant sur 1862, vous ne trouverez pas la solution. Le problème est : pourquoi dans une ville en plein essor industriel, où les usines embauchent à tour de bras, le nombre d'habitants n'augmente pas. Alors qu'il y a de la place disponible et que les loyers sont libres. Pour moi, la solution me parait simple : les propriétaires immobiliers ne se précipitent pas à construire de nouveaux logements.
Ce que va réaliser la
Société mulhousienne des cités ouvrières, c'est une industrialisation du processus. Quelque chose que ne pouvaient pas faire les promoteurs immobiliers. Il vont acheter un gros lot de terrains. Il vont le lotir et ils vont donc construire 1.240 maisons, dont un grand nombre sont identiques dans leur plan. Pas toutes, car les promoteurs ont décidé qu'au milieu de ces cités, il devait y avoir des artisans, des commerces, des ateliers. Il ne s'agit aucunement d'une cité dortoir. Et pas mal de maisons possèdent un espace pour un potager.
Dans d'autres villes ouvrières, les patrons ne sauront pas s'entendre pour obtenir de tels résultats et la demande de loyers bloqués ou contrôles se fera de plus en plus forte. C'est surtout le cas dans les endroits où la géographie limite l'extension du bâti urbain. Mais aussi, là où les propriétaires préfèrent profiter de la rente de situation créé par la hausse des loyers plutôt que de construire plus de logements.