J’ai du mal à tirer de cette étude une conclusion concrète sur la situation ouvrière au cours du dix-neuvième siècle. Je partage dans l’ensemble le sentiment de Vézère : globalement, les exemples donnés d’encadrement jurisprudentiel et de quelques conventions tolérées malgré la loi Le Chapelier ne pèsent pas lourd au regard du sidéral vide législatif.
En effet, jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, il n’y avait quasiment pas de droit du travail.
A l’entrée en vigueur du code civil, ce droit se limitait aux deux articles 1780 et 1781 qui visaient le louage des domestiques et ouvriers :
1780 :
On ne peut engager ses services qu’à temps, ou pour une entreprise déterminée.1791 :
Le maître est cru sur son affirmation ;
Pour la quotité des gages ;
Pour le paiement du salaire de l’année échue ;
Et pour les a-comptes donnés pour l’année courante.C’est un peu court et tout à l’avantage du patron : en cas de conflit sur le paiement des gages il est présumé avoir raison et l’employé est présumé avoir tort.
Se sont ajoutées quelques dispositions législatives très timides comme la loi de 1841 qui interdit le travail des enfants de moins de 8 ans, limite la durée de la journée de travail : 8 heures jusqu’à 12 ans et 12 heures jusqu’à 16 ans et interdit le travail de nuit, soit de 21 h à 5 h, tout cela ne s’appliquant toutefois qu’aux entreprises de plus de 20 salariés.
Mais Alain Cottereau nous rappelle que les ouvriers autres que les journaliers travaillant dans les industries n’étaient pas considérés, jusque dans les années 1880, comme s’étant mis au service de leur patron à l’instar d’un domestique mais avaient conclu un marché par lequel ils avaient vendu une prestation. En somme, jusqu’à la fin du Second empire il y avait deux sortes d’ouvriers, les journaliers assimilés à des domestiques et les autres, les vrais ouvriers. Les premiers étaient liés par un contrat de louage de service régi par les articles 1780 et 1781 du code civil tandis que les seconds étaient liés par un contrat de louage d’ouvrage, autrement dit un contrat de marché régi par les articles 1787 à 1799 portant sur les devis et marchés. Ils n’étaient donc pas des salariés au sens de l’actuel code du travail mais ce que nous appelons maintenant des autoentrepreneurs. La conséquence juridique en est que l’ouvrier, le vrai, non le journalier, n’était pas, en principe, placé sous la subordination du patron. Il était rémunéré en principe à la tâche et ne devait qu’un résultat. Cette conception pouvait mener jusqu’à l’interdiction faite au patron de pénétrer dans l’atelier de même qu’un maître d’ouvrage ne peut pénétrer sur un chantier avant la réception de l’ouvrage que sur autorisation du constructeur.
Alain Cottereau rappelle également qu’initialement l’interprétation donnée à la loi Le Chapelier permettait les accords collectifs et que ce n’est qu’après 1948 que s’installa le dogme de l’interdiction de tels accords.
La jurisprudence sur la nature juridique des relations entre l’ouvrier et le patron a donc évolué dès les années 1870 dans un sens très défavorable à l’ouvrier. Reprenons l’exemple du mécanicien d’une compagnie de chemin qui est licencié et perd de ce fait ses droits à la retraite bien qu’il ait cotisé pendant plus de vingt ans.
Hulot fut licencié pour avoir adressé une pétition au ministre des Travaux Public, lui demandant d’intervenir auprès de la compagnie de chemins de fer qui l’employait dans l’intérêt de la santé des employés et la sécurité des voyageurs. Comme prévu dans le règlement de la caisse de retraite, le licenciement entraînait la confiscation des cotisations. La compagnie fut condamnée en première instance et en appel à restituer à Hulot les cotisations versées et à lui payer de lourds dommages et intérêts au motif que la clause du règlement de la caisse de retraite était léonine et constituait la compagnie juge et partie dans sa propre cause. C’était appliquer le droit des contrats inscrit dans le code civil. Les deux parties à un contrat sont à égalité de droit, l’une n’est pas subordonnée à l’autre. Aussi, comme le salarié n’est pas subordonné au patron, tout d’abord l’envoi d’une pétition au ministre ne peut constituer un acte de subordination justifiant le licenciement, ensuite un différend ne peut être tranché que par un juge, nul ne pouvant être juge et partie. Mais la cour de cassation cassa. Rompant avec une jurisprudence bien établie depuis la révolution, elle considéra que Hulot était placé sous la subordination de la compagnie d’où il résultait non seulement que celle-ci pouvait licencier ses employés sans motif mais encore que la confiscation des cotisations était légale car tout règlement d'entreprise était censé être une convention consentie par implication du fait même d'être embauché.
L’étude d’Alain Cottereau est très intéressantes pour l’historien du droit. Mais elle ne porte que sur un point particulier qui ne permet pas de conclure à une détérioration globale du sort des ouvriers. Pour se faire une idée de la condition ouvrière, l'étude suivante est plus instructive : [url]https:https://doi.org/10.3406/annor.1997.4785[/url]. On peut aussi bien sûr lire le rapport de Villermé (
Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. 1840) qui nous révèle de plus l’état d’esprit d’un contemporain : il n’est pas loin de considérer que ceux qui tombent dans la misère sont responsables de leur sort à cause de leur intempérance, de leur oisiveté, de leur imprévoyance ou de leur débauche. En 1940, ce n’est plus la misère généralisée décrite sous Louis XIV mais les conditions restent précaires et le travail des enfants a de graves effets sanitaires : plus de la moitié des conscrits sont inaptes au service militaire et le ministère de la guerre s’en inquiète.
Vézère a écrit :
Jean-Marc Labat a écrit :
Allons, soyons sérieux, la Révolution n'a fait qu'abolir un système qui était à bout de souffle, qui corsetait les métiers au profit des maîtres, qui empêchait toute évolution des professions.
Mais ce n'est pas contradictoire. Le fait que le système soit sclérosé n'empêche pas que, du point de vue du travailleur, ces règles rigides et désuètes étaient celles qui le protégeaient.
Quand on sait que le seul achat du pain pour nourrir sa famille pouvait absorber entre le quart et la moitié du salaire d'un ouvrier à Paris à la veille de la Révolution, on peut en douter. Entre 1789 et 1940 le sort des ouvriers ne s'était pas globalement dégradé. L'industrialisation naissante créait des problèmes nouveaux auxquels les anciennes corporations ne pouvait apporter de solution.