Qui sont ces fameuses élites ?
a) ceux qui gouvernent. b) ceux qui ont du pouvoir (ce qui peut être lié à la direction de l'Etat, mais pas nécessairement). c) ceux qui ont réussi socialement, c'est-à-dire ceux qui sont au sommet de la pyramide sociale, grâce à leur compétence et/ou leur richesse.
L'idée d' "élites" regroupe le président, les ministres et parlementaires (a). C'est la partie qui est certainement la plus aisée à saisir. En font aussi partie les médias (b): le fameux quatrième pouvoir décrit dès le XIXème siècle. Par conséquent, les patrons des principales chaînes télévisées, radio et des titres de presse. Leur pouvoir réside dans le public de masse auxquels ils s'adressent, ce qui leur confère l' "oreille du peuple", si je puis ainsi m'exprimer. C'est la catégorie idéale pour les adeptes des théories du complot, dans laquelle ils peuvent ranger francs-maçons, juifs, jésuites et autres groupes censés posséder un pouvoir officieux mais non moins réel selon eux. Enfin la dernière catégorie peut contenir sportifs de haut niveau, intellectuels et/ou universitaires, ainsi qu'agrégés et certifiés (tout dépend du point de vue, même si les certifiés d'aujourd'hui n'ont pas le prestige social des hussards noirs de la République d'hier), artistes reconnus.
Prenons maintenant des exemples connus. Van Gogh, si l'on s'en tient à cette ébauche de catégorisation (qui a ses limites, comme toute catégorisation, qui plus est pour une expression aussi complexe), n'aurait jamais été une élite. Nous connaissons ses difficultés et, bien que talentueux selon nos critères, il n'a jamais pu vendre qu'une petite toile de son vivant. L'élite s'inscrit donc dans son époque, elle ne le reste pas forcément toujours et peut s'éroder au contact du temps. Montaigne, lui, est une élite. Il appartient à une famille de petite noblesse, et a de surcroît été reconnu de son vivant comme un grand écrivain, comme une personne d'importance dont témoigne sa fonction de maire (b + c). On peut aussi être au sommet de l'Etat, sans le diriger, et toutefois être une élite. C'est le cas de toutes les épouses royales et impératrices qui étaient, hiérarchiquement, les premières femmes du pays (du moins dans de nombreux pays occidentaux à l'époque moderne, que l'on songe à Marie-Antoinette par exemple). L'abbé Pierre, qui revient sans cesse parmi les personnalités préférées des Français dans les sondages, bénéficie d'une sympathie collective dont il était déjà gratifié de son vivant. Il ne dirigeait pas directement le pays. Plus que d'avoir grimpé la pyramide sociale, c'était indéniablement un homme écouté, jusque par ceux qui étaient justement à la tête de l'Etat. En cela, l'abbé Pierre pourrait lui aussi être considéré comme une élite. Enfin, Jésus était-il une élite ? Il ne rentre ni dans les catégories a) et c). En revanche, il a indéniablement bouleversé la région dans laquelle il évoluait en étant à l'origine d'ardentes manifestations de soutien de la part des premiers groupes de fidèles et, encore plus, en suivant une courbe ascendante, des chrétiens des générations suivantes.
On voit que beaucoup peuvent être présentés comme des "élites". L'expression, selon que l'on adopte telle ou telle définition, peut encore en regrouper davantage. Il apparaît même presque hilarant de se demander si Jésus était une élite. La notion est, il faut le souligner, résolument contemporaine et très complexe et ma question ne visait évidemment qu'à remettre en cause notre définition courante et par trop basique.
N'est pas seulement une élite celui qui gouverne. Le pouvoir semble définir en premier lieu l'élite: est une élite celui qui détient plus de pouvoir que la majorité des autres. Pour autant, les autres disposent en démocratie, en république, bref dans tout régime se revendiquant de l'intérêt général, d'un pouvoir de gestion des affaires communes. Mais si le peuple gouverne, il ne peut faire partie de la première catégorie, qui ne regroupe que ceux qui ont plus de pouvoir que lui-même. Dans les démocraties indirectes, en le déléguant à un président, ministre, et autres chargés de l'exécutif, il a conféré un pouvoir supplémentaire qu'il n'a pas. Et c'est en cela qu'il n'est donc pas une élite, au contraire de ceux à qui il a délégué le pouvoir.
On lui délègue le pouvoir en raison d'une compétence reconnue. Deuxième trait caractéristique de l'élite: en plus d'être une minorité détenant un pouvoir, elle le détient grâce à sa compétence (la fameuse inscription figurant sur le fronton du Panthéon: "Aux grands hommes, la patrie reconnaissante" est évidemment une manifestation remarquable de cette reconnaissance publique aux forces des élites). Mais elle peut aussi le détenir par la richesse (c'est le cas en -c).
Là où le bât blesse concerne la légitimité que ce groupe possède. Une question que pose notamment Vilfredo Pareto, déjà cité. Pour Marx, ce pouvoir est quoiqu'il en soit illégitime puisqu'il sert à asservir la majorité. Bien évidemment, Marx condamne la catégorie a) et non les autres, dont il fait partie (tout le problème de définition des élites). On remarque d'ailleurs que seule cette catégorie passe, dans l'emploi courant de l'expression, pour désigner cette réalité des élites. Autrement dit, on ne retient bien souvent dans les emplois courants de l'expression que l'idée d'une oligarchie détenant le pouvoir (ce qui donne lieu à de magnifiques discours populistes opposant sommairement les élites et les autres). D'où résulte, je crois, que l'idée d'élite est devenue plus ou moins synonyme, dans son emploi courant, de l'opposition dominants/dominés.
Toujours concernant la légitimité, des protestations montrent bien ce problème de la compétence, soit de la légitimité, des élites qui ne seraient pas de droit juste qu'elles appartiennent à cette catégorie tantôt enviée tantôt décriée. Depuis une trentaine d'années, on voit surgir de véhémentes critiques des "nouveaux intellectuels" de la part des anciens (cf. La destitution des intellectuels, Y-C.Zarka). Dans les médias particulièrement, ceux qui constituaient il y a quelques décennies les "intellectuels", soit pour beaucoup d'entre-eux des universitaires, critiquent pour certains le rôle joué dans l'espace public - par l'intermédiaire des médias - par ces nouvelles figures qui ne laissent d'intervenir sur les plateaux. Il y a là une nette contestation de leurs compétences pour s'exprimer sur des sujets donnés, dans la droite ligne des problématiques soulevées par V.Pareto. Ils feraient partie d'une catégorie dans laquelle ils ne méritent pas de figurer, le fameux second trait qui la définit. Bref, en guise d'introduction, je définirais les élites comme un groupe minoritaire très hétérogène, disposant d'un pouvoir donné, acquis par la richesse et/ou les compétences, et bénéficiant d'une reconnaissance dans l'espace public.
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