A ce point du débat, il faudrait aussi définir la situation de l'émergence de l'Etat dans les autres régions dont on a parlé ici. Je ne connais quasiment rien sur l'Amérique, d'autant plus que les études ur le sujet sont en plein renouvellement depuis quelques années, alors je ne saurais pas en parler.
Pour la Mésopotamie, quelques études ont été menées ces derniers temps. Il y a notamment l'ouvrage de Jean-Daniel Forest sur L'Emergence de l'Etat en Mésopotamie, paru il y a moins d'une dizaine d'années (1996 je crois). L'auteur va de la période de la fin du néolithique jusqu'à l'apparition des grands Etats territoriaux, donc c.7000-2000 (le Néolithique en lui-même étant abordé dans le génial ouvrage de Jacques Cauvin, Naissance de l'agriculture, naissance des divinités, 1994, qui est un modèle du genre). Forest distingue trois grandes phases dans l'évolution vers l'Etat, chacune divisée en deux sous-phases. Le premier stade est celui de la communauté domestique agricole (CDA), dirigée au départ par un conseil d'Anciens (selon le proncipe des sociétés agricoles, où celui qui a le plus d'expérience détient le savoir agricole, donc est le plus apte à diriger la communauté), puis dans un second temps le groupe grandit, et il faut alors procéder à une délégation de responsabilités (temporaires) à des personnes. Le deuxième stade est celui de la chefferie. L'autorité se concentre petit à petit entre les mains d'une classe dirigeante qui se constitue alors que la société se complexifie. On aboutit dans le courant de la seconde moitié du IVè millénaire au troisième stade, la cité-état, avec l'apparition d'un pouvoir royal héréditaire avec tout le cortège symbolique qui l'accompagne. La société est alors très hiérarchisée. Plusieurs cités-état se constituent dans le pays de Sumer, et s'opposent dans divers conflits, connus historiquement à partir de 2500. Forest pense qu'à cette période la cité-état est en crise : hiérarchisée à l'extrême, la société est comme bloquée de l'intérieur, alors qu'au niveau des relations extérieures on ne conçoit la domination sur ses voisins que omme une simple hégémonie, laquelle est souvent passagère. Il faut alors débloquer ce système par l'apparition d'une mentalité nouvelle, et c'est ce qui se produit avec l'arrivée de Sargon d'Akkad, présenté par Forest comme un esprit avant-gardiste, qui est premier à annexer les vaincus, et créé une super-structure politique chapeautant les anciennes cités-état : l'Etat en lui-même, un Etat prédateur puisque Sargon base son pouvoir sur la victoire militaire.
C'est une théorie très séduisante, qui a été critiquée par son aspect trop spéculatif. Mais l'auteur a au moins le mérite d'accorder la pré-éminence aux aspects symboliques provoquant la mise en place de l'Etat, alors que ses prédécesseurs privilégiaient les aspects matériels. Néanmoins on peut s'intérroger sur le fait qu'il ne juge pas les cité-états comme des Etats à part entière, et attende pour cela le royaume d'Akkad, que nombre de spécialistes considèrent carrément (avec de bons arguments) comme un Empire. P.Butterlin ("l'adversaire" de Forest), dans son étude sur la période d'Uruk parle de micro-états pour les cités-états, car elles correspondent souvent à un territoire composé de plusieurs grandes villes avec un arrière pays agricole assez peuplé. Mais il ne s'intéresse pas à l'élaboration de l'Etat, et n'intègre pas beaucoup les données anthropologiques, s'en tenant avant tout aux aspects matériels. Pour lui, la chute du système des cités-états de Sumer est plutôt lié à des conditions écologiques, alors qu'à l'opposé plus au nord apparaissent de nouvelles cités les concurrençant.
Pour ce qui est de la Vallée de l'Indus, la phase de constitution de chefferies apparaît dans le courant du IVè millénaire, autour de cités du Balouchistan (comme Merghahr), puis dans des centres proto-urbains situés dans la vallée même, notamment à Amri et Kot-Diji, dans une phase dite pré-harappéenne. Manifestement, l'Etat en lui-même apparaîtrait plus tard, avec l'émergence de la civilisation harappéenne en elle-même, avec ses vastes centres urbains, son uniformité remarquable. Mais il manque la connaissance de l'histoire de cette culture, ou même de légendes sur les origines de la royauté comme on en a pour l'Egypte, Sumer et la Chine. De ce fait, on ne sait même pas s'il faut considérer la civilisation de l'Indus comme un même Etat ou bien comme un ensemble de plusieurs Etats, sa durée (c. 2700-1800) ayant de toute manière permi les deux. On ne le saura sans doute jamais ...
Pour la Chine, on dispose d'une tradition, faisant remonter la royauté à l'Empereur Jaune (Huangdi), et à ses successeurs. Les légendes font qu'au départ on est en présence de sept souverains chacun choisis pour leurs compétences, avant qu'avec l'arrivée au pouvoir de Yu le Grand ne se mette en place la succession dynastique, avec les Xia (c.2200-1800). Les sources historiques n'apparaissent que pour la dynastie que la tradition considère comme ayant suivi les Xia, celle des Shang/Yin, qui débute avec Tang le Victorieux vers le XVIIIè siècle. On a retrouvé des nécropoles royales, et des textes divinatoires comportant le nom de souverains connus par la tradition, ce qui a démontré la réalité historique de cette dynastie, alors qu'on en doutait avant ces découvertes. Le fait que l'Etat Shang est déjà assez structuré, et dispose d'une culture matérielle avancée sous-entend qu'il y a sans doute eu une dynastie ou au moins des principautés le précédant, ce qu'à démontré l'archéologie depuis les années 1970, avec la découverte de phases précédant les Shang dans leurs premières capitales. Les historiens ont attribué ces phases aux Xia, bien qu'en l'absence d'écriture on ne puisse le prouver. Néanmoins le fait que l'on accorde désormais plus de crédit à la tradition historique chinoise fait que cela est devenu un consensus chez les chercheurs. L'apparition de l'Etat est donc à dater pour la Chine dans le courant de la seconde moitié du IIIè millénaire. Cepedant il faut préciser qu'il s'agit dans doute d'une structure politique assez lâche, le royaume Shang se plaçant à la tête d'un ensemble de vassaux sur lesquels sa domination peut-être faible (comme les Zhou, qui les remplaceront vers le XIIè siècle). Le royaume Shang est cependant déjà un Etat bien structuré. Pour les périodes plus anciennes, on n'a pas encore découvert à ce jour quoique ce soit indiquant la réalité des sept premiers Empereurs de la tradition, mais il n'est pas ridicule de penser que cela arrivera un jour ...
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