J'apporte ma maigre contribution en parlant de mon expérience de l'agrégation qui ressemble, dans les grandes lignes, à l'expérience vécue par notre ami (que je reconnais peut être car je connais bien une personne qui a été 4 fois consécutivement admissible à l'agrégation et qui pourra, à travers mon témoignage, me reconnaître si je ne m'abuse).
J'ai passé l'agrégation quatre fois de suite, entre 2016 et 2019. Sur mes quatre tentatives, je n'ai réussi à être admissible qu'à une seule reprise, en 2017. Je tiens donc déjà à vous exprimer toute mon admiration pour votre parcours intellectuel. Votre parcours est unique et, bien que vous ne soyez pas encore admis - mais je l'espère pour la session 2019- vous avez fait preuve d'une réelle persévérance à toute épreuve. Vos résultats sont brillants à bien des égards et dépassent de très loin mes bien maigres résultats à l'agrégation. Vous pouvez être fier du chemin que vous avez parcouru et des résultats que vous avez obtenus. Bien peu ont des résultats aussi brillants.
Quant à mon expérience, elle illustre la cruauté d'un concours qui recrute largement parmi les anciens des classes préparatoires aux grandes écoles et qui, dans son mode de sélection, légitime et favorise implicitement ceux qui ont déjà les "codes" dont a parlé l'un de nos amis dans la discussion. Les codes du dit et du non dit en l'occurrence.
Je ne fais effectivement pas parti de cette élite lettrée qui a baigné sans doute dans une culture universitaire et élitiste depuis leur jeune âge. Ou pas d'ailleurs mais je dresse ici un tableau général du mode de sélection de ce concours. Après des études secondaires moyennes, difficiles, âpres, où chaque bonnes notes, mêmes rares, étaient obtenues par des heures de travail, j'ai fait ma licence et mon master à l'université, sans trop avoir de difficultés.
Arrive alors le grand moment des concours. En 2016, un échec complet aux écrits de l'agrégation et une admission sans réel effort au CAPES la même année. En 2017, j'ai choisi de faire un report de stage. Je repasse l'agrégation. Je suis admissible mais très proche de la barre d'admissibilité (33 points, il en fallait 32). Bien entendu, l'oral ne me permet pas de rattraper mon retard, voire l'enfonce davantage (10 en HP, 7 en commentaire, 4 en Géo). En 2018, je dois enseigner en tant que stagiaire dans un collège REP. Comme vous, accroché à mon ambition de réussir ce concours difficile qui représente une réelle promotion sociale par rapport à la génération de mes parents- ils n'ont pas fait beaucoup d'études, voire pas du tout- je retente une troisième fois le concours. Mais la barre d'admissibilité explose ! Il fallait avoir 36 points, soit 9/20. J'ai eu 35 points. Il me manquait un seul point. Un 4/20 en Géographie m'a condamné à souffrir encore plus. En 2019, comme vous, je continue à m'accrocher ! Je suis muté en post fixe dans un collège REP+ d'Ile-de-France, avec 6 classes, 19h de cours. Les conditions de préparation ne sont pas optimales mais je fais les efforts que je peux. Je vais aux TD des nouvelles questions au programme à Paris I, ma copine en profite pour me quitter, mais je ne tombe pas. Du moins, pas encore. Je m'accroche à ce concours car il représente beaucoup pour moi. Une chance de progresser dans la carrière, pour me prouver que je peux aller encore plus loin, pour me prouver que, moi aussi, je peux atteindre ce sommet, comme certains - bien plus à l'aise avec ce concours dès le départ sans doute- ont pu y arriver. Résultat des courses à ma quatrième et dernière tentative : 27 points (5, 8, 5 et 9), bien loin des 37 points nécessaire. Un effondrement total en histoire.
J'ai compris que ces résultats ne reflétaient pas ce que je valais. Mais j'ai compris aussi que je n'avais désormais plus le niveau pour CE concours. Alors, je sombre vraiment. Quatre jours après avoir appris mes résultats, un lundi où j'ai 7 heures de cours, je sombre. Incapable de faire cours, incapable de tenir devant mes élèves. Je suis devenu méchant, mauvais, aigri. Je puni, je crie, j'hurle. Incapable de faire quoi que ce soit, littéralement en pleur, avec la sensation que quelque chose s'est définitivement brisé en moi, je vais chez le principal adjoint de mon établissement, qui me conseille très vivement d'aller voir un médecin dans l'après-midi. Je suis arrêté une semaine et j'ai des antidépresseurs pendant plusieurs mois.
Ce concours détruit. Il confirme des talents, il confirme des étudiants brillants, il confirme une inégalité sociale et culturelle de fait. C'est bien entendu un schéma général qui peut être critiqué à foison par des exemples particuliers géniaux. Mais pour moi, ce concours a ruiné ma confiance en moi, mon estime de moi. Devant mes élèves, issus de catégories sociales extrêmement pauvres, qui ont des difficultés considérables à lire ou à écrire, mais aussi à calculer, que puis-je leur dire ? Que eux-aussi, ils ne pourront peut-être pas s'élever jusqu'à leur propre sommet ? Que eux-aussi échoueront comme moi j'ai échoué ?
Je refuse ce constat alarmiste. Alors oui, ce concours détruit. Bien entendu, ceux qui l'ont eu ne pensent pas comme moi. Ceux qui n'y ont pas mis le cœur et tout leur amour et leur passion dans ce concours n'ont plus. Chacun à sa propre histoire avec ce concours. En bien ou en mal. Mais ceux qui l'ont vécu en mal doivent faire cet effort pour transformer cet échec en une réussite pour l'avenir.
J'apporte ici mon témoignage. Il n'a que cette valeur. Il tente aussi de montrer que oser, c'est oser échouer. Vous avez osé échouer, moi aussi.
J'espère de tout cœur que vous l'obtiendrez cette année. Je suis avec vous ! Quant à moi, j'attendrai de passer l'agrégation interne dans trois ans. Afin de transformer tout ce que j'ai pu gagner en rigueur intellectuelle et en méthode avec ces quatre années de travail intense en une réussite belle et éclatante.
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