Foulques a écrit :
Vous me reprochez, Dupleix, de manquer singulièrement de nuance sur ce sujet et je ne nie pas que j'ai un peu exagéré mais il faut bien un brin de provocation pour secouer le cocotier et voir ce qu'il ressort vraiment de ce fatras.
Je me doutais bien qu’il y avait un peu de provocation de votre part…
En ce qui concerne l’architecture, le fait que le débat porte essentiellement sur l’architecture religieuse est gênant.
Toutes les formes d’art connaissent un compromis entre la créativité et l’imitation (ou l’inspiration) d’après modèles. Mais de plus, en architecture religieuse, et pas seulement dans l’empire ottoman, des lieux de cultes sont souvent réutilisés par la nouvelle religion dominante. Et, dans des périodes ou des zones soumises à un pouvoir fondamentaliste, on détruit aussi fréquemment des lieux de culte des religions différentes. Etant données la durée et la taille de l’empire ottoman, ces deux tendances ont pu exister, et à une échelle importante étant donné le grand nombre de lieux de cultes existant à l’arrivée des Turcs. Et tout cela pour des raisons (religieuses, pratiques, de circonstances…) qui n’ont pas forcément grand chose à voir avec l’architecture.
Alors, tenter de mesurer les qualités de création architecturale d’un peuple en se fondant sur le nombre d’ouvrages construits, détruits ou conservés me semble voué à l’échec : en bref, l’empire ottoman a bénéficié d’un patrimoine exceptionnel, dont il a, pour des raisons diverses, détruit ou laissé détruire une partie, et conservé une autre partie, et dont il s’est inspiré pour les constructions ultérieures. Gardons-nous de tirer des conclusions générales de cette situation qui n’a rien d’unique.
Plusieurs autres points me chagrinent dans votre argumentation.
Tout d’abord votre approche quantitative :
Foulques a écrit :
De tout cet immense espace/temps, on trouvera peut-être en asie mineure une vingtaine de monuments remarquables construits sous les ottomans, Roux lui-même ne parvient à en trouver qu'une quinzaine dans les Balkans (essentiellement concentrés à Skopje et la Bosnie), rien de notable à Chypre. Au proche-orient, je ne vois pas, peut-être quelques forts.
Même si on portait le nombre de réalisations remarquables à 50-80, cela resterait une proportion sans rapport avec l'étendue, la durée et la puissance de cet empire.
Dans cette approche, j’avoue avoir du mal à imaginer à partir de quel ratio (en nombre d’ouvrages remarquables par siècle et par kilomètre carré ?) il faudrait considérer qu’un peuple est doué pour l’architecture…
D’autre part, la notion de « réalisation remarquable » est évidemment très subjective. Là où l’un en dénombre 20, l’autre en trouvera 200…
De plus, vous affectez de croire que M. Roux se livre à un inventaire exhaustif, alors que (il le dit lui-même dans le texte) il ne donne que des exemples. Vous nous aviez fait le même coup dans votre premier message (référence au site du ministère du tourisme). Cette manœuvre est indigne de vous, mon cher Foulques…
Les territoires envahis par les Turcs étaient (vous l’avez dit) équipés de nombreux ouvrages religieux, mais aussi militaires ou de génie civil, qu’ils ont souvent réutilisés. Que faut-il en conclure ? Si les Turcs avaient détruit Sainte-Sophie pour y construire une mosquée, même « remarquable », ils auraient fait « +1 » au compteur, mais mettrions-nous cette action à leur crédit ? Et puis il faut aussi considérer que dans la longue période qui nous intéresse, des ouvrages ont pu être construits, puis détruits plusieurs siècles plus tard ou laissés à l’abandon (c’est le cas de nombreux caravansérails), ou détruits par des tremblements de terre. Ce qui est en cause dans ces cas-là, ce n’est pas la capacité de création architecturale, mais l’attention et les moyens consacrés à la conservation du patrimoine, c’est très différent.
Deuxième point :
Foulques a écrit :
Quel héritage et qu'est-ce que cette anatolie mythique, civilisation inconnue dans le dico, "unique" ?
De la propagande turque sur laquelle je reviendrais.
Je n’avais pas fait attention à cette mention dans l’article, mais du coup, bien que ce soit « inconnu dans le dico », j’ai quand même cherché… J’ai trouvé cet art anatolien à plusieurs endroits :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Art_de_l%27Anatolie_Turkm%C3%A8ne_et_des_premiers_Ottomans
http://en.wikipedia.org/wiki/Anatolian_Turkish_Beyliks
http://whc.unesco.org/fr/list/358
On dirait bien que dans les principautés turques, on construisait déjà des mosquées à dômes depuis le XIIIème siècle au moins (200 ans avant la prise de Constantinople), et notamment des mosquées à dôme central à partir de 1367. L’une d’entre elles (à 2 dômes) est d’ailleurs classée au patrimoine mondial de l’humanité :
« Réalisation artistique unique, ce bien culturel représente, en soi, un des plus beaux espaces bâtis de l’architecture islamique » : il semblerait que l’UNESCO se soit laissé berner elle aussi par la propagande turque ?
Dans mon premier message, je vous avais également parlé des caravansérails et des madrasas seldjoukides.
Ces réalisations ont inspiré la construction d’ensemble architecturaux dans le territoire ottoman et ses capitales successives (Bursa et Edirne). Est-ce de la propagande que de qualifier cette tradition de « turque-ottomane » et de penser qu’un grand architecte comme Sinan, originaire qui plus est d’Anatolie, n’a pas fait que copier Sainte-Sophie, mais qu’il a pu être aussi influencé par cette tradition ? D’ailleurs, on mentionne l’influence de l’architecture de Brousse et de l’art seldjoukide dans l’œuvre de Sinan dans le lien suivant (sans doute objectif, dans la mesure où Sinan n’y est pas qualifié de « turc » ; en revanche son origine grecque et chrétienne semble ici moins certaine) :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Art_ottoman
Les mosquées sont les plus spectaculaires, mais l’article mentionne la construction d’ouvrages utiles à la communauté : caravansérails, hammams, boutiques et écoles.
Enfin, je pensais, au vu du titre du sujet, que la question portait sur les apports de l’empire ottoman, autrement dit d’un régime politique ou d’un Etat (c’est la définition d’ « empire » du Petit Larousse qui semble ici adaptée). Si l’on cherche à définir le legs culturel et architectural de cet Etat, il faut reconnaître qu’il a su créer les conditions qui ont permis la réalisation de nombreux ouvrages remarquables, en particulier aux XV-XVIème siècles. Pour que soient construites les œuvres de Sinan, et les autres, il a fallu une volonté politique, un financement, etc… Et de même, en ce qui concerne Sinan : il a bien fallu qu’il apprenne l’architecture quelque part, que ce soit à l’armée ou ailleurs ; dans tous les cas cela suppose que dans l’Etat ottoman il y avait moyen d’apprendre l’architecture, d’être remarqué et employé pour de grandes réalisations.
J’ai dit précédemment tout le mal que je pense de cet Etat ottoman (et le traitement réservé aux chrétiens en fait partie), mais ne lui enlevons pas cela.
Et ceci n’a aucun rapport avec l’origine ethnique ou religieuse des architectes, artisans, etc. Prenons un autre Etat de la même époque, la France de Louis XII et de François Ier : personne ne lui conteste la même qualité d’avoir su favoriser la construction d’édifices remarquables, même si pour cela on a fait appel à de nombreux architectes italiens. C’était le sens de ma remarque (par ailleurs erronée
…) sur Chambord. Ou pour prendre un autre exemple d’empire conquérant : personne ne récuse le legs architectural de l’empire romain au motif que ces ouvrages étaient inspirés de l’art grec et probablement construits (si ce n’est conçus) par des esclaves d’origines diverses.
En revanche, la démarche qui consiste, sur une base ethnique, à nier l’existence d’une architecture « turque-ottomane », me paraît difficile (allez prouver que les architectes des différents ouvrages mentionnés dans les liens ci-dessus à Brousse, Edirne, Selçuk, Divrigi… n’étaient pas turcs), mais surtout sans intérêt artistique ou historique.
Il est abusif de dire que Sinan était turc, j’en conviens, et je peux comprendre votre énervement devant cet abus répété. Quant à y voir systématiquement de la propagande turque, je vous trouve un peu pessimiste (le monde est plein d’abus de langage), d’autant que vous la voyez un peu partout.